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    #MeToo en France : "Trois ans après, le bilan est mitigé" pour Marine Turchi de Mediapart
    Brigitte Baronnet
    Passionnée par le cinéma français, adorant arpenter les festivals, elle est journaliste pour AlloCiné depuis 12 ans. Elle anime le podcast Spotlight.

    Un an après la prise de parole de la comédienne Adèle Haenel (accusant le réalisateur Christophe Ruggia de harcèlement sexuel et attouchements), Marine Turchi, journaliste à Mediapart, revient sur cette enquête et dresse le bilan de #MeToo en France.

    Capture d'écran / Mediapart

    Le 3 novembre 2019, Adèle Haenel provoquait un séisme en accusant le réalisateur de son premier film, Les Diables, d'"attouchements" et de "harcèlement sexuel" dans les colonnes de Mediapart, qui avait mené l'enquête pendant 7 mois. Première actrice française à dénoncer des actes de pédophilie, Adèle Haenel brisait ainsi un tabou, et ouvrait un flot de réactions et de paroles. Un an après, la journaliste Marine Turchi, qui a mené cette enquête pour Mediapart, dresse le bilan de #MeToo en France.

    AlloCiné : Un an après le témoignage d’Adèle Haenel, quel bilan faites-vous ? L’acte 2 de #MeToo a-t-il finalement eu lieu ?

    Marine Turchi, journaliste à Mediapart : Son témoignage a ouvert une porte qui ne se referme pas. Malgré un certain backlash. Malgré aussi l’épidémie de Covid qui a – et c’est normal –monopolisé l’actualité. Mais je pense que sa prise de parole, et plus largement tout ce qu’il s’est passé à l’automne 2019, – nos deux enquêtes sur les violences sexuelles dans le monde du cinéma, son témoignage, puis l’affaire Polanski, qui a rebondi avec un nouveau témoignage – a provoqué beaucoup de réactions, de questionnements, de prises de paroles sur le sujet.

    Dans la foulée, plusieurs secteurs ont été secoués par des révélations : le monde de l’édition avec le livre de Vanessa Springora sur Gabriel Matzneff ; le milieu sportif avec le témoignage de Sarah Abitbol, cette ancienne championne de patinage artistique, qui a ouvert la voie à de nombreuses paroles dans différents secteurs sportifs. Ensuite, la cérémonie des César a montré combien la France oscillait, dans un perpétuel mouvement de balancier, entre omerta et révolution. Omerta car on choisit de sélectionner, puis de primer, un réalisateur qui a déjà reconnu une relation sexuelle avec une mineure de 13 ans, et qui est accusé par au moins six autres jeunes femmes – mineures pour beaucoup à l’époque – de violences sexuelles.

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    Mais l’attention portée aux questions de violences sexuelles est restée vive : en juillet, lors des nominations de Gérald Darmanin – qui est accusé de viol, – et d’Eric Dupond Moretti – qui avait lui tenu des propos soit anti #MeToo, soit sexistes –, il y a eu une réaction. Je pense qu’il y a un an ou deux, des nominations comme celles-ci auraient suscité deux jours de polémiques, et cela ce serait arrêté là. Mais pendant un mois, le sujet a fait la une des médias, il y a eu des réactions, des manifestations contre ces nominations. À la rentrée, d’autres secteurs encore – le monde de la musique, la gastronomie, mais aussi la restauration rapide (les salariées de McDonald’s) ont aussi vécu leur #MeToo, ou, en tout cas, une vague de témoignages et revendications. 

    #MeToo reste, en France, une succession d’affaires, plus qu’un problème systémique qu’on analyse de façon concertée, globale, et dont on tire les conséquences

    Pour contre-balancer cela, deux choses. D’une part, comme l’a très bien dit l’historienne Laure Murat, #MeToo reste, en France, une succession d’affaires, plus qu’un problème systémique qu’on analyse de façon concertée, globale, et dont on tire les conséquences. La preuve, c’est qu’on peut aujourd’hui avoir un président de la République qui déclare la lutte contre les violences faites aux femmes « grande cause du quinquennat » et qui nomme un homme accusé de viol au ministère de l’intérieur, et donc à la tête des services enquêtes qui sont chargés d’enquêter sur lui. Si une telle situation avait lieu à l’étranger, elle serait dénoncée, raillée en France. Pourtant, ça se passe dans notre propre pays, en 2020.

    D’autre part, même dans un milieu comme le cinéma, qui a pourtant vécu son séisme #MeToo, les choses peinent encore à changer. Après l’affaire Weinstein, le #MeToo français avait été « plus taiseux et petit » que dans les pays anglo-saxons, pour reprendre la formule d’une productrice que j’avais interviewée. Après l’enquête autour du témoignage d’Adèle Haenel, certaines choses ont évolué. Par exemple, le CNC a rendu obligatoire les formations contre les violences sexistes et sexuelles à destination des employeurs du cinéma et de l'audiovisuel, et les a conditionnées au versement des aides sélectives et automatiques. C’est une mesure concrète. Tout comme le travail de collectifs tels que 50/50, l’association Les Femmes s’animent (dans le secteur des films d’animation), le blog, Paye ton tournage (qui rassemble des témoignages). Ces initiatives indépendantes convergent vers une évolution des pratiques et des outils.

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    Mais malgré tout, de nombreuses résistances persistent. On l’a vu par exemple avec ce tour de passe-passe qui a permis à Roman Polanski de rester membre de l’Académie des César, à rebours de l’esprit de renouvellement qui devait impulser la refonte des César. On l’a vu aussi avec les déclarations de plusieurs personnalités du cinéma français après les César, ou, tout récemment, de la réalisatrice Maïwenn : elles montrent à quel point ces questions de violences sexuelles sont incomprises.

    Une partie du cinéma français est encore hermétique à ces questions, et démontre une grande confusion : elle brandit la défense de la liberté artistique, le nécessaire désir du réalisateur pour ces comédiens, le fait que celui-ci doit pouvoir les malmener pour obtenir certaines émotions, ou encore « l’exception française », alors que l’on parle de violences sexuelles. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ceux qui renvoient aux soutiens du mouvement #MeToo l’accusation de censure la pratiquent souvent. Les défenseurs de Roman Polanski, par exemple, ont fait abstraction du fait que le réalisateur avait lui-même évoqué (dans le dossier de presse de J’accuse) les accusations de viols dont il faisait l’objet comme ayant influencé son film. Les appels à la séparation de l’homme et de l’artiste, cachent parfois des appels à réduire au silence des personnes qui veulent témoigner de violences sexuelles/sexistes.

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    Après l’enquête Adèle Haenel, j’ai reçu de très nombreux témoignages de gens de l’industrie du cinéma. Ce qui en ressort, c’est combien la peur de parler domine encore, la peur de nommer l’agresseur publiquement, la peur de subir des représailles professionnelles, d’être blacklisté. Car le marché du cinéma français, à la différence de l’industrie américaine, est petit. C’est une petite famille, où l’on se recroise de film en film. C’est encore difficile de prendre la parole pour dénoncer des violences sexuelles ou sexistes, et encore plus difficile d’être entendu. Certaines personnes qui ont parlé publiquement, ont du mal à pouvoir continuer de travailler. Tout dépend de quel producteur/productrice et réalisateur/réalisatrice elles vont avoir en face. Certaines personnes sont clairement sensibilisées à ces sujets maintenant. Chez certains, cela a ouvert une réflexion. Mais cela reste encore un peu au cas par cas. Sur certains tournages, certaines personnes alertent quand elles sont témoins de violences sexuelles/sexistes sur le plateau et les alertes sont entendues par la hiérarchie. Sur d’autres, au contraire, le regard reste détourné.

    Une chose est certaine : Adèle Haenel a ouvert la porte à la parole

    Trois ans après #MeToo, le bilan est donc mitigé en France, il est fait d’avancées indéniables et de backlash réguliers, les signaux sont contradictoires. Mais une chose est certaine : Adèle Haenel a ouvert la porte à la parole. Je le vois dans ma boîte mail. C’est un flot ininterrompu de témoignages et de dossiers de violences sexuelles. Un an après, je reçois encore des réactions en lien avec cette enquête, des victimes ou des témoins pour qui ce témoignage a résonné, et qui – notamment dans le monde du spectacle, du cinéma, de la musique, mais pas seulement –, ont envie, eux aussi, de s’exprimer, d’agir. Cela a débloqué des choses, donné du courage aux uns, permis une prise de conscience aux autres.

    Où en est-on de l’affaire aujourd’hui, par rapport à Christophe Ruggia ?

    En janvier dernier, une information judiciaire a été ouverte, après deux mois d’enquête préliminaire du parquet de Paris. L’affaire est maintenant entre les mains d’un juge d’instruction statutairement indépendant. L’enquête policière et les auditions se poursuivent, des proches d’Adèle Haenel comme de Christophe Ruggia ont été entendus, des membres de l’équipe du film Les Diables. Un cap important a été franchi, à savoir la mise en examen de Christophe Ruggia pour « agressions sexuelles sur mineur de 15 ans », le 16 janvier dernier. C’est une étape importante que beaucoup d’affaires de violences sexuelles que je couvre (Luc Besson, Gérald Darmanin, etc.) ne franchissent pas. C’est donc un signal fort. Mais il ne faut pas être dupe du fait que cette affaire a bénéficié d’une attention que toutes n’ont pas : une forte médiatisation, des réactions de plusieurs ministres et de Brigitte Macron.

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    Pensez-vous que la prise de parole d’Adèle Haenel a aujourd’hui des répercussions sur sa carrière ?

    C’est à Adèle Haenel qu’il faut poser la question. Ce qui est certain, c’est qu’elle a un statut particulier : comme elle l’a dit sur le plateau de Mediapart, c’est aussi parce qu’elle est puissante (et plus que le réalisateur qu’elle accuse), qu’elle a pu parler, et que sa parole a été entendue. Son témoignage a une dimension universelle, et elle est devenue une figure iconique. Sa parole aujourd’hui est entendue, sollicitée, et elle compte. Et pourtant, même elle a reçu une menace virulente de représailles professionnelles en mars dernier, de la part d’un directeur de casting, sur Facebook. Ce directeur de casting n’est plus très influent aujourd’hui, mais il l’a été, il a travaillé sur de gros films, avec Quentin Tarantino par exemple. On peut penser que cette menace est sans effet, mais cela donne un aperçu de ce qu’il peut parfois se passer lorsqu’on a dénoncé des violences sexuelles. Et quand on est précaire, qu’on est – par exemple – une jeune actrice qui débute, une technicienne, etc., parler est rarement sans conséquence.

    Le témoignage d'Adèle Haenel a une dimension universelle, et elle est devenue une figure iconique

    De manière générale, ce que je constate dans beaucoup d’affaires – qu’il s’agisse du monde du cinéma ou d’autres secteurs –, c’est que de nombreuses personnes ayant dénoncé des violences sexuelles ou sexistes ont rencontré des difficultés pour travailler ensuite. C’est le cas, par exemple, de la plaignante de l’affaire Luc Besson, Sand Van Roy, qui a relaté les difficultés rencontrées pour continuer de travailler dans le milieu du cinéma après sa plainte. Aujourd’hui, elle a repris des études dans un autre secteur.

    Plus largement, dans un grand nombre de cas, les personnes qui ont dénoncé du harcèlement, des violences sexuelles, ont quitté leur travail ou changé de poste. L’AVFT (l’association européenne des violences faites aux femmes au travail) avait expliqué que 95% des femmes qui la saisissaient avaient perdu leur travail après avoir dénoncé des violences sexuelles. Ce chiffre n’a pas de valeur statistique – il concerne seulement les femmes ayant saisi l’association – mais il démontre une réalité.

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    Il y a aussi la question du backlash (retour de bâton) lorsqu’on prend la parole sur un sujet, comme on a pu le voir par exemple pour Camelia Jordana récemment…

    Je pense que c’est un encore un sujet en France. Durant mon enquête sur le cinéma et les violences sexuelles, l’acteur Olivier Sitruk, qui présidait à l’époque l’association des acteurs et actrices (AAFA), m’avait dit que ce n’était « pas le job de comédiens » de se positionner sur les sujets d’actualité, notamment les questions de violences sexuelles. Il m’avait dit : « Pour qu’on reste des personnages, qu’on nous projette sur certains rôles, il faut qu’on reste des personnages non publics, qu’on ne devienne pas des politiques. » Il avait cité le cas de l’actrice Emmanuelle Béart, qui, après avoir soutenu les sans-papiers expulsés de l’église Saint-Bernard en 1996, aurait eu « moins de propositions ».

    Les comédiens ne vivent pas dans une bulle hermétique au monde et dépolitisée. Et c’est absurde de penser qu’on ne pourrait plus projeter un rôle sur celui ou celle qui aurait eu une parole forte sur un sujet politique ou lié à l’actualité. Adèle Haenel avait bien résumé cette idée dans Mediapart, après la cérémonie des César : « Ils voulaient séparer l’homme de l’artiste, ils séparent aujourd’hui les artistes du monde ».

    Les enquêtes dites #MeToo sont, il faut le rappeler, d’utilité publique, contrairement à ce que j’entends souvent

    Souhaitiez-vous ajouter quelque chose ?

    Les médias ont une responsabilité forte dans la manière dont ils traitent les questions de genre, d’égalité femmes-hommes et de violences sexuelles/sexistes. Les enquêtes dites #MeToo sont, il faut le rappeler, d’utilité publique, contrairement à ce que j’entends souvent (« Ce sont des affaires privées », des « affaires de « petite culotte » », m’a-t-on rétorqué une fois). Elles relatent des abus de pouvoir, des mécanismes de silence et de complicités, des alertes ignorées, des employeurs qui ne respectent pas l’obligation de protéger leurs salariés. C’est un gigantesque problème de santé publique sur lequel il faut informer, enquêter. Et nos enquêtes sont parfois suivies d’effets concrets, quand la société civile, la justice etc. s’en emparent. Dans le cas de notre enquête autour du témoignage d’Adèle Haenel, une enquête judiciaire a été ouverte sur la base de notre article, le CNC a lancé des formations obligatoires sur les violences sexuelles et sexistes, etc.

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