Révélé en 2004 grâce à son documentaire Mondovino, Jonathan Nossiter est de retour avec Last Words, histoire de fin du monde et de cinéma qui résonne très fortement en cette époque de pandémie. Rencontre avec un réalisateur inquiet qui ne mâche pas ses mots, au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2020, où son dernier opus en date était présenté en compétition.
AlloCiné : Ce film tombe à point nommé. On pourrait croire qu'il a été réalisé pendant le confinement, mais il date d'avant et tout ce qu'il dit correspond à notre société aujourd’hui. C'est vraiment étonnant de voir que le film est aussi pertinent, autant en phase avec notre époque.
Jonathan Nossiter : Les coïncidences sont un peu bizarres. Le jour où vous verrez la Mer Rouge [comme les personnages de Last Words, ndlr], vous saurez que tout était un coup marketing de ma part. Et que je suis responsable pour le Covid et tous les décrets gouvernementaux (rires) Oui, ce sont des coïncidences un peu étranges. J'ai terminé le film le 27 février. J'ai bouclé le mixage, et je crois que nous avons fait la projection de vérification le 2 mars. Puis je rentre chez moi en Italie, et trois jours après nous avons été confinés avant vous. Je trouvais ça un peu hallucinant.
Comment avez-vous vécu ce confinement avec votre film en tête, que vous aviez vu terminé peu de temps avant ?
J'ai la chance d'être principalement agriculteur aujourd'hui : je vis dans une ferme à une heure et demie au Nord de Rome, et ma vie a continué absolument normalement. Il n'y a pas de confinement pour moi. On avait présenté le film à Cannes au moment où on l'avait fini, et ils ont tout de suite réagi de manière très positive. J'avais cette satisfaction, ce soulagement de savoir qu'il y avait un regard positif sur le film, qu'il avait l'air d'être apprécié. Et puis j'ai compris la dimension que tout ceci allait prendre, et la menace pesant sur la survie du cinéma lui-même. Je trouve ça d'une tristesse infinie, comme tout cinéaste, comme tout acteur culturel aujourd'hui. Mon Dieu ! Les théâtres, les comédiens, les metteurs en scène de théâtre, les danseurs, les chanteurs… C'est une situation grotesque et complètement injuste, à mon avis. Complètement injuste. Encore une preuve, s'il en fallait une de plus, que la culture est méprisée partout. Beaucoup moins en France par rapport aux autres pays, mais pas à cause du gouvernement, à cause de la force de la culture française et de la place que ce pays lui a toujours accordée.
Ici ça reste une petite île d'espoir par rapport aux autres pays. Mais à l'échelle de la France, de votre propre Histoire, c'est quand même tragique. Et la barbarie du gouvernement Macron par rapport à la culture… Comme tous les autres gouvernements en fait : Hollande, c'était pareil, ne parlons pas de Sarkozy… C'est une belle montée de mépris de la part de gens incultes qui méprisent la culture, qui en ont peur. Je pense que les gouvernements, aujourd'hui, ne sont pas des gouvernements, mais des marionnettes des grands intérêts économiques, des grandes multinationales où le travail de la culture, si ce n'est pas pour distraire les gens, ne sert pas. Tous les régimes fascistes ont essayé de contrôler la culture et la pensée des gens. Ils n'ont jamais vraiment réussi parce que, heureusement, ils ont duré très peu par rapport à la répression d'aujourd'hui qui dure depuis 60 ans, qui est une répression volontaire de la part des citoyens qui ont abandonné leur rôle de citoyens libres, qui se sont soumis à la société, aux règles du libéralisme, de la consommation. Et du coup, c'est comme si les gens étaient ravis de voir la culture toujours plus marginalisée.
Un festival est un lieu extraordinaire de résistance
Aujourd'hui, on a une marginalisation de la culture, comme rêvée par les régimes fascistes. Et c'est pour cela qu'un festival est un lieu extraordinaire de résistance, où des journalistes et cinéastes, avec un public, se retrouvent devant quelque chose. Qu'on aime ou pas, on s'en fout. Le fait qu'on soit là, comme citoyens libres, à rêver, ne pas rêver, à partager, ça c'est dangereux pour une société de consommation car on sort de l'obligation de l'homogénéisation. Mais c'est très délicat et, pour moi, le cadre est là. Le Covid est un épiphénomène. Je pense que c'est le premier de beaucoup d'épiphénomènes du genre, que la qualité de la vie en ville deviendra toujours plus difficile. Que la place des artisans de la culture sera chaque jour plus écrasée. Que l'on va basculer dans un contrôle virtuel des modes de divertissement qui est déjà en train de remplacer le geste culturel comme comme une joie aussi. Je suis pour le plaisir, bien sûr, mais si ce n'est pas avec un mécanisme de réflexion, c'est vide. Et j'ai très très peur que ce confinement, ou semi-confinement, serve un peu plus chaque semaine cette transformation rêvée par le peu de gens qui contrôle les industries de culture. Et ça deviendra tout aussi nocif et uniformisé que l’agriculture.
On sent dans le film ce cri d'alarme, envers l'agriculture et la culture en elle-même. Et cette idée de film en tant qu'objet de transmission entre les générations, en tant qu'objet de mémoire, ce que nous montrent la reprise d'un festival et la réouverture des cinémas.
Absolument. Je pense que c'est un cri d'alarme. Un cri d'amour aussi, un désir de partager cet amour du cinéma avec des jeunes qui ne connaissent pas forcément les films qui sont évoqués dans le mien, et qui ne se seraient peut-être pas posé la question suivante : ça veut dire quoi filmer quelqu'un ? Aujourd'hui, tout le monde est filmeur et filmé, et ça change complètement. Pour moi, c'est l'un des dialogues importants avec le spectateur dans le film, pour l'amener à poser ces questions : ça veut dire quoi filmer quelqu'un et être filmé ? Est-ce une chose importante que de raconter une histoire, ou est-ce que c'est aléatoire ? Ce sont, pour moi, des questions brûlantes pour aujourd'hui. Car le film se passe en 2086, mais j'essaye évidemment de raconter le monde dans lequel on vit.
Dans les films que vous citez, et que vous allez pouvoir faire découvrir à des nouvelles générations, il y notamment "L'Homme à la caméra", qui est ouvertement référéncé, jusque sur l'affiche. Le mettez-vous en avant parce qu'il a inspiré votre manière de faire sur ce film, où l'on voit à la fois la personne qui filme et ce qu'elle filme, comme dans le long métrage de Dziga Vertov, ou parce que ses théories vous inspirent en tant que cinéaste de manière générale ?
Il existe quelque chose comme 15 000 films. J'exagère peut-être un peu, car je ne pourrais pas vous dire le chiffre exact, la quantité de films qui existent. Mais il n'y a pas eu de logique de choix, plutôt des instincts, des intuitions. Je ne cherchais pas à faire un best-of des films que je pense être les plus importants de l'Histoire du cinéma. Ce serait prétentieux et complètement narcissique, et je ne voulais pas partager ou imposer mon propre goût sur celui des autres. Ce que recherchais dans le choix des exraits, c'était quelque chose qui avait une force narrative, mais aussi de rêve. Parce que c'est aussi pour les générations qui ont grandi avec des films sur un téléphone comme celui-ci, en faisant 45 autres choses en même temps. Ces spectateurs de moins de 30 ou 40 ans qui ont l'habitude de faire du multitasking avec un film ou une série comme l'une des cinq choses qu'ils font en même temps.
Mais le cinéma demande autre chose. Aller au cinéma, aller en salles, être dans le noir avec des inconnus nécessite que tu aies envie de rêver. Il y a beaucoup de gens qui n'ont pas envie de se souvenir de leurs rêves le matin car ça les dérange. Il y a peut-être beaucoup de gens qui n'auraient pas envie d'aller se perdre dans une salle de cinéma, avec des inconnus, autour d'une image qui les englobe. Il faut du courage quelque part pour se perdre dans un film. Et c'est ça, pour moi, la beauté du cinéma : ça t'enlève complètement de cette conscience du quotidien, et te permet de rêver. Et de le faire à côté des autres, donc ce n'est pas un rêve narcissique de la part du spectateur non plus. Il suffit de deux autres personnes dans une salle pour que tu ne sois pas seul. C'est une expérience unique qui, je l'espère, va continuer. J'espère surtout que, quelque part, des jeunes vont découvrir qu'aller se perdre dans une salle de cinéma, c'est une autre expérience. Je ne nie pas la justesse, la beauté et le plaisir de voir un truc en streaming sur ton iPhone, lorsque tu cuisines et que tu parles avec ton copain. Tout est légitime, mais ça c'est autre chose.
"L'Homme à la caméra", référence majeure de "Last Words" :
Et le film essaye de dialoguer avec le spectateur pour qu'il réfléchisse sur ça : qu'est-ce que c'est que d'aller voir un film ensemble ? Qu'est-ce que filmer ? Vu que chacun peut être filmeur et filmé aujourd'hui, on imagine que tout le monde est acteur et réalisateur. Sauf que non, car ce sont des métiers qui exigent énormément de travail, de préparation et d'expérience. Ce qui me touche dans Last Words, au niveau de l'élaboration des personnages et de ce qu'ils forment, c'est que le côté sacré revient. Et, encore une fois, pas pour être prétentieux. Je pense que n'importe quel cinéaste qui aime son métier sent qu'il y a quelque chose de sacré, que c'est un privilège que de filmer quelqu'un. Mais on en a trop pris l'habitude. C'est comme si le monde était construit autour Tinder et Grindr, et qu'il n'y avait plus que ce genre de relations amoureuses ou sexuelles. Il y a de la place pour ça aussi, et je suis pour tout, mais ça me semble un peu triste si on en est réduits à ça. Mais il y a des choses à réapprendre, car on filme tout. Si je prends votre téléphone et que je vous filme, si vous me le permettez, je vous accorde ce privilège que vous me prêtez, à un à moment précis, avec cette qualité de regard, cette lumière. J'ai envie de vous aimer avec mon regard, pour que le spectateur ressente cet échange d'amour, qu'il amène lui-même son amour.
Pour moi, c'est simple, et on essaye de retrouver ça dans le film. Et je pense que la beauté du personnage de Kalipha réside notamment dans ce qu'il est comme être humain : réfugié de la Gambie, il n'a jamais fait de cinéma et je l'ai rencontré dans un camp de réfugiés à Palerme. J'avais fait beaucoup de castings dans beaucoup de pays pendant des années, à la recherche d'un jeune comédien pour jouer le rôle. J'ai vu de très bons acteurs, mais je n'ai jamais vu quelqu'un qui m'a autant étonné que Kalipha, avec cette qualité de regard. J'ai commencé à chercher en Italie, dans des camps de réfugiés, pour rencontrer des gens qui venaient de l'Afrique et ont eu un parcours terrible. Qui ont déjà vu la fin du monde. Et il portait ça en lui : il a quitté la Gambie à 16 ans, il est arrivé presque naufragé à 18 ans, sauvé au milieu de la Méditerranée. Je l'ai connu quand il venait de quitter son camp de réfugiés, et sa qualité de regard m'a étonné. Son désir de vivre, de me poser des questions, ça n'était pas du bluff, pas comme quelqu'un qui passe un casting - il ne savait même pas ce que c'était - mais juste une jeune personne dotée d'une intelligence et d'un courage énormes. Surtout le courage. Malgré les choses atroces qu'il avait vues, il restait amoureux de la vie.
La qualité de son regard, compte tenu de qui il est et du fait qu'il n'était pas acteur, ça a changé le regard des autres comédiens sur lui. Charlotte Rampling, Nick Nolte et Stellan Skarsgard sont parmi les monstres sacrés de l'art de la comédie mais, devant Kalipha, ils ont été réduits à quelque chose de très simple à l'intérieur d'eux-mêmes, car il n'y avait pas de jeu mais de la vie. Je pense que, pour eux, c'était quelque chose de joyeux. Ils ont d'ailleurs beaucoup participé pendant le casting : on regardait les tests que je faisais avec tous les gens qui m'intéressaient, on a beaucoup discuté… C'était une belle collaboration. Donc quand nous sommes tous arrivés ensemble, c'est comme s'ils connaissaient déjà Kalipha et savaient comment s'adapter. Et j'ai l'impression que, au moins pour ça, on est sortis du rapport filmeur-filmé de l'iPhone. Et si l'on propose à quelqu'un d'aller dépenser de l'argent pour aller au cinéma, il faut quand même lui proposer quelque chose de plus riche que ce qu'ils peuvent faire et voir dans au quotidien.
Le cinéma n'a pas perdu son pouvoir
Dans le film, vous parlez de cette importance du cinéma, de l'agriculture aussi, pour montrer les choses que l'on peut changer : est-ce que vous croyez qu'un film peut réussir à faire changer les mentalités ou peut aider à les faire changer ?
Bien sûr ! Un papier dans un journal, un film, une rencontre amoureuse… Je reste assez optimiste quant au fait que chaque moment de la vie, chaque chose, est capable d'amener une épiphanie. Je pense que le cinéma n'a pas perdu son pouvoir, même si la quantité de personnes qui continuent à croire qu'il n'a pas perdu son pouvoir a diminué. Mais on fait un film dans un désir fou de tout raconter, tout transformer, tout fêter. On rêve de ce que j'ai vu ce matin [lors de la projection officielle au Festival de Deauville, ndlr] : 2 000 personnes ensemble. Surtout maintenant, avec tout ce que l'on a vécu ces derniers mois. J'en avais presque les larmes aux yeux, c'était formidable. Je pense que, comme dans tout moment de crise, on peut tout réinventer. Peut-être que quelque chose de très beau va sortir. On peut recadrer le rôle du cinéma comme un acte autrement social. Essayons-le : si ça ne se passe pas, tant pis. Mais essayons.
Cette idée de fin du monde qui est au cœur du film, est-ce un sujet qui vous travaillait, ou c'est la nouvelle de Santiago Amigorena que vous adaptez qui vous a parlé ?
J'y pense depuis 30 ans, environ. Et c'était déjà dans Mondovino. C'était sous-entendu, avec les catastrophes écologiques et le taux qu'on était déjà en train de payer. J'ai trois enfants et j'ai honte de moi-même, de ma génération, du monde, de ce qu'on lègue aux suivants. Je ne comprends pas comment on peut être citoyen aujourd'hui et ne pas constater l'énormité de l'urgence. On est en septembre 1939, mais à une échelle un million de fois plus importante et répétée. On est en septembre 1939 depuis dix ans déjà, si ce n'est pas plus. Ça risque d'éclater en 1940 à n'importe quel moment, sauf qu'il n'y aura peut-être pas le happy end de 1945 cette fois-ci. Et si on ne se rend pas compte de ça, je pense qu'il vaut mieux qu'on disparaisse. Vraiment. Qu'on cède la place aux plantes et aux animaux, car on ne le méritera pas. Il me semble essentiel que nous tous en prenions conscience, et j'espère que ce film apportera encore une autre petite pierre à l'édifice.
Mais les gens avec qui j'étais réuni après la projection [un néo-boulanger, un docteur ès sciences, une bergère, la fondatrice d'une ferme biologique, entre autres, pour évoquer l'agriculture biologique, ndlr], ce sont de vrais héros pour moi. Ce sont des résistants, des gens qui ont déjà voué leur vie à se battre amoureusement et festivement contre les catastrophes écologiques qui vont amener l'extinction de l'espèce humaine, si ce n'est pas la vie biologique. Alors oui, c'est un appel urgent pour nous tous.
Mais il n'est pas trop tard ?
Tant que ça n'est pas pas fini, il n'est trop tard. Et je pense que c'est aussi ce que dit le film : même devant la fin la plus atroce, on va continuer à chercher à raconter. Nick Nolte, l'avant-dernier homme sur Terre, c'est sublime : il est en train de raconter de belles choses pour lui-même, mais aussi pour transmettre. Et on s'en fout si l'autre sera le dernier et va mourir ensuite, ça n'a pas d'importance. Le moment qu'on vit, c'est ce que nous avons. On a que le présent et, pour le moment, le présent n'a pas encore explosé. Alors oui, bien sûr, j'espère que le film est aussi un appel à l'action, au désir de vivre bien, de partager ça, d'aimer, de fêter. Pour moi, c'est un film joyeux, utopique. C'est pas du tout dystopique comme une personne voulait le raconter. Je ne le vois pas comme ça.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 6 septembre 2020
"Last Words" est à voir en salles à partir du 21 octobre :