AlloCiné : Comment Rocks a-t-il vu le jour ?
Sarah Gavron : J'ai travaillé plusieurs fois avec Faye Ward, la productrice, et nous voulions faire un film sur des jeunes filles d'aujourd'hui, des adolescentes. Nous avons grandi sans voir ce genre de personnages représentés à l'écran alors qu'on les croise dans nos rues, partout autour de nous et nous voulions raconter leur histoire. Nous avons formé une équipe créative avec Anuradha Henriques, Claire Wilson et Theresa Ikoko, ainsi qu'avec la directrice de casting Lucy Pardee et son assistante Jessica Straker. Toutes les deux ont parcouru les écoles à la recherche d'interprètes.
Ensemble, nous avons monté un an avant le tournage un atelier de travail durant lequel, pendant des mois, nous avons échangé des idées et appris à nous connaître. C'était une manière inhabituelle de travailler. De là est né le script, dont le traitement a été conçu par Theresa comme une lettre d'amour à sa sœur.
Claire Wilson : L’idée était d’écrire une histoire articulée autour de l'interrogation suivante : qui sont les jeunes Londoniennes d'aujourd'hui ? Nous avons passé des mois à observer ces jeunes filles, à les connaître, jusqu'à ce que certaines d'entre elles se distinguent et attirent notre attention, comme Bukky Bakray et Kosar Ali. Nous avons créé le script autour des filles. Quand Bukky a été castée pour camper Rocks, Theresa est venue avec cette magnifique histoire qui est devenue Rocks.
Theresa Ikoko : Je voulais en effet honorer ma sœur. Ce film est comme une lettre de remerciement. Elle m'a toujours protégée, comme le fait Rocks avec son petit frère Emmanuel. Elle m'a permis d'avoir une enfance insouciante en étant si aimante et généreuse, en sacrifiant sa propre enfance. Il s'agit d'une célébration de la sororité, du pouvoir de l'amitié féminine. D'ailleurs, à force de travailler toutes ensemble, on est devenu très proches, au point de former une famille, reflétant ce que j'étais en train d'écrire.
Anuradha Henriques : Il y a eu une forte connexion entre Theresa et Bukky. Theresa a retrouvé en elle une forme de sérieux, de dureté mais aussi une innocence propre à l'enfance et une véritable luminosité. Bukky pouvait contenir tout ce spectre d'émotions, à l'instar de Rocks qui doit porter tant de responsabilités sur ses épaules tout en restant une adolescente. Mais ce n'est qu'assez tard dans le processus de l'atelier qu'on a décidé que Bukky serait l'héroïne. Cela faisait un an que l'on côtoyait les filles et quand nous les avions rencontrées, nous ne les avions pas castées dans un rôle précis. On peut dire que c'est elles qui ont choisi leur rôle plutôt que nous qui leur en avons attribué un.
Vous avez développé le script en étroite collaboration avec les actrices.
Theresa Ikoko : Nous avons retravaillé le script scène après scène avec elles. Elles nourrissaient le scénario de notes, d’anecdotes personnelles, de playlists … Elles ont réagi de manière très généreuse en nous donnant des idées, des pensées que nous avons tentées, avec Claire, de capter.
À quel point avez-vous écrit des dialogues précis ? Les filles ont-elles beaucoup improvisé lors du tournage ?
Theresa Ikoko : On a divisé le script en séquences pour qu'elles ne soient pas submergées. Elles recevaient les pages d’une scène la veille de son tournage. Elles connaissaient l'histoire puisqu'elles y avaient pris part, elles avaient fait l'atelier avec le script complet mais pour le tournage, elles se concentraient sur les pages qu'elles allaient tourner le lendemain. Je leur ai fait complètement confiance. Elles connaissaient si bien l'histoire et leur personnage et elles ont pris tout cela très au sérieux. Claire et moi étions constamment sur le plateau pour façonner le script toutes ensemble.
Sarah Gavron : Elles n'avaient jamais joué la comédie mais se sont montrées très professionnelles. L'atelier nous a permis d'apprendre à vraiment bien les connaître. Une fois arrivées sur le plateau, elles étaient donc très à l'aise. Elles ont pu se filmer à l'iPhone durant l'atelier pour s'habituer à la caméra et ont travaillé sur des improvisations. Nous avons formé un véritable équipage. Encore une fois, c'était une manière inhabituelle de travailler et c'est rare d'avoir autant de femmes dans une équipe, issues de différents milieux. Tout cela a permis de créer un environnement confortable pour ces jeunes filles. Nous avons fait en sorte qu'elles ne se sentent pas sur un plateau de tournage en tournant dans l'ordre chronologique pour qu'elles ressentent l'évolution de leur personnage. Et nous avions toujours deux caméras, l'une entre les mains de notre directrice de la photographie française, Hélène Louvart, et l'autre entre les mains de Rachel Clark, la directrice de la photographie de la seconde équipe. Cela a permis d'avoir plus de liberté sur le plateau.
On peut travailler toutes ensemble, dans un environnement où la voix de chacune compte et où l'on valorise les capacités et ressources de chaque individu.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix de tourner avec deux caméras ?
Sarah Gavron : Nous savions que c'était la meilleure décision. Chaque prise était différente car les filles ne bougeaient pas de la même manière d'une prise à une autre. Cela a permis au monteur d'avoir plus de matériel et d'être plus flexible. Cela a aussi donné lieu à des prises longues de 45 minutes ! Nous avons beaucoup tourné, notre monteuse s'est retrouvée avec 150 heures de rushes.
Anuradha Henriques : Il y a aussi les prises à l'iPhone. Toutes les filles avaient leur propre téléphone avec lequel elles se filmaient. Les images que l'on voit dans le film proviennent de ces instants et s'ajoutent à celles qu'on a tournées.
Anuradha, il s'agit de votre première expérience en tant qu'assistante réalisatrice. Comment avez-vous rencontré Sarah et comment avez-vous travaillé ensemble sur le plateau ?
Anuradha Henriques : Nous nous sommes rencontrées au début de l'année 2017 quand j'ai commencé à travailler pour Fable Pictures, qui produit Rocks. Nous avons travaillé très étroitement durant tout le développement. Arrivées au moment de tourner, nous nous sommes rendues compte qu'on était comme deux moitiés du même cerveau. Cela nous apparaissait évident de poursuivre cette relation à travers le tournage mais aussi durant la post-production.
Dès le début, Sarah a décidé très tôt que notre travail reposerait sur un esprit collaboratif. En tant que jeune réalisatrice, cela a changé ma manière d'appréhender la mise en scène. Il y a une tradition selon laquelle le réalisateur est le roi sur le plateau. Sarah l'a remise en cause en se demandant si les choses devaient vraiment être comme ça. On peut travailler toutes ensemble, dans un environnement où la voix de chacune compte et où l'on valorise les capacités et ressources de chaque individu. Notre relation a apporté des éléments différents au film. Par exemple, bien que je ne sois plus une adolescente, je me sens encore proche des jeunes héroïnes de Rocks et de leurs expériences. Je peux apporter ma perspective. Cela a renforcé notre équipe car nous avons deux manières différentes de travailler mais qui convergent vers le même but. J'espère d'ailleurs que Sarah et moi collaborerons encore.
Sarah, vous évoquiez Hélène Louvart. Pourquoi l'avez-vous choisie comme directrice de la photographie ?
Sarah Gavron : Nous avions décidé de ne rencontrer que des femmes. Quand nous cherchions à composer notre équipe, on nous a fourni une liste de personnes disponibles et qui ne recensait que de grands directeurs de la photographie masculins. Pourtant, il y a aussi des femmes brillantes. J'avais vu les collaborations d’Hélène avec Eliza Hittman et Alice Rohrwacher. J'étais excitée à l'idée de travailler avec elle.
Theresa, vous êtes dramaturge et vous Claire, vous avez travaillé principalement en tant que scénariste pour la télévision. Comment s'est déroulée la transition vers le cinéma ?
Claire Wilson : La principale chose qui distingue cette expérience de mes précédents travaux, c'est l'aspect collaboratif. Bien que la télé soit plus collaborative que le cinéma, tout se fait à travers le point de vue du réalisateur. Là, nous étions élevées au rang d'égales. Comme l'a dit Theresa, nous étions sur le plateau, ce qui est très rare d'ordinaire.
Theresa Ikoko : Pour ma part, la transition a été plutôt facile. J'avais un peu travaillé sur le développement d'un film auparavant. Au cinéma comme au théâtre, il s'agit de raconter une histoire. Et je pouvais me reposer sur quelqu'un d'aussi talentueux et expérimenté que Claire quand j'avais des lacunes. J'ai beaucoup appris.
Rocks est un film fait par des femmes, sur des femmes, d'origines et de milieux sociaux différents. Avez-vous le sentiment que les choses changent en terme de diversité dans le milieu du cinéma ?
Anuradha Henriques : Je pense que la manière dont nous avons travaillé sur ce film et raconté cette histoire devrait être salué et encouragé. Mais si on est honnête et que l'on regarde le contexte de l'industrie, cela ne devrait pas être une anomalie. Il devrait y avoir des centaines d'histoires sur des femmes, des centaines d'histoires racontées par des femmes. Ce n'est pas le talent, les histoires ou les ressources qui manquent, mais il faut que cela soit redistribué convenablement. Un changement arrive, c'est important de le dire pour y croire et faire en sorte qu'il se produise. Mais il reste tant à faire pour soutenir ce genre d'initiatives.
Claire Wilson : De ce que j'ai vu, les choses changent un peu mais il faut beaucoup de temps pour briser l'ordre établi. Quand je suis arrivée dans ce milieu, il n'était dirigé que par des hommes blancs âgés, et c'était encore plus le cas à la télévision.
Theresa Ikoko : C'est une question difficile. Quand nous évoquons la manière dont Rocks a été conçu, les gens soulignent que d'ordinaire, ça ne se passe pas comme ça, que c'est inédit. J'ai été choquée de découvrir à chaque fois à quel point ce projet est unique. J'avoue ne pas comprendre pourquoi cela a pris autant de temps. Ce n'est pas aussi compliqué qu'on veut bien le dire. Tout est une question d'intention.
*Propos recueillis à Paris le 1er septembre 2020. Merci à Matthieu Rey.