Woman est un projet mondial qui donne la parole à 2.000 femmes à travers 50 pays différents. Cette très large échelle, n'empêche pas le film d'offrir un portrait véritablement intimiste de celles qui représentent la moitié de l'humanité. Ce documentaire est l’occasion de révéler au grand jour les injustices que subissent les femmes partout dans le monde. Mais avant tout, il souligne la force intérieure des femmes et leur capacité à changer le monde, en dépit des multiples difficultés auxquelles elles sont confrontées. WOMAN, qui repose sur des entretiens à la première personne, aborde des thèmes aussi variés que la maternité, l'éducation, le mariage et l'indépendance financière, mais aussi les règles et la sexualité. À travers ce film, vous découvrirez la parole des femmes comme vous ne l’aviez jamais entendue auparavant.
AlloCiné : Pouvez-vous nous présenter le projet et sa dimension caritative ?
Anastasia Mikova (réalisatrice) : Woman, c’est un projet inédit. Notre film donne la parole à 2000 femmes dans 50 pays différents et essaie de s’interroger sur cette vaste question : qu’est-ce qu’être une femme dans le monde d’aujourd’hui. Nous avons eu la chance d’être mécénés et soutenus par de grands groupes pour créer l’association WOMAN(s). Toutes les recettes nettes du film seront reversées à cette association qui va former les femmes du monde entier aux métiers des médias pour qu’elles puissent à leur tour porter la voix des femmes dans leur pays et que ça ne s’arrête pas qu’au film. Chaque personne qui ira voir ce film en salles va participer au changement dans la vie des femmes dans le monde. Après, nous avons été frustrés parce que nous avons fait 2000 interviews pour ne garder que 100 femmes qui parlent dans le film… On ne pouvait pas mettre tout le monde, mais ça nous tenait à cœur de faire exister toutes ces femmes, donc un livre de 350 pages va sortir en même temps que le film, suivi d’une exposition immersive à La Villette à partir du mois de mai qui va vous plonger dans la vie des femmes d’une façon totalement différente. Pour nous, c’est l’occasion de les faire toutes exister dans ce projet.
Il y a cinq ans, vous dévoiliez le projet "Human", qui reposait déjà sur ce principe de témoignages face-caméra. Est-ce que le projet "Woman" est né de cette expérience, pour recentrer le portrait de l’Humanité à un portrait des femmes ?
Yann Arthus-Bertrand (réalisateur) : C’est venu très vite. Quand nous avons fait Human, nous avons vite réalisé que nous n’étions pas allés en profondeur sur certains sujets. Nous y parlions de la pauvreté, du racisme, de l’homophobie… et peut-être que nous n’avions pas consacré de chapitre assez important sur les femmes. Le film faisait déjà 3h20, c’était donc compliqué de le rallonger. Mais en parlant avec Anastasia, nous avons convenu très vite qu’il était important de faire un film sur les femmes. Nous avons trouvé un mécène qui nous a donné les moyens de faire des tests, et dès les premières interviews, nous avons réalisé qu’il y avait une libération de la parole incroyable, et que nous allions faire des entretiens très forts et qui allaient beaucoup nous surprendre. Nous sommes donc partis très vite sur Woman, pratiquement dans la foulée de la sortie de Human.
Cette libération de la parole, on la ressent vraiment dans le film. Notamment durant cette séquence sur l’avortement où une jeune femme déclare ne jamais avoir avorté, marque une pause, puis se reprend et livre son témoignage sur l’avortement qu’elle a subi. C’est un moment très fort. Comment l’avez-vous vécu et plus largement comment avez-vous vécu cette libération de la parole ?
Anastasia Mikova (réalisatrice) : Je suis d’accord avec vous. Ce moment où elle dit non, puis décide soudain de le révéler et de se dire qu’elle n’a plus honte et qu’elle peut en parler, c’est un témoignage-clé. Mais plus largement, tout le film, même si on aborde des sujets très différents, parle du corps des femmes. Il pose la question du corps des femmes. Aussi bien dans le rapport intime qu’on peut avoir avec notre corps quand de petite fille on devient une jeune femme sexuée, avec des hanches, de la poitrine… Qu’est-ce que cela implique ? Puis quand nous avons nos premières règles. Puis quand tu sors, dans la société ou dans la rue et que ton corps de femme peut devenir un problème ou un danger pour toi. Mais aussi dans la sexualité, quand pour la première fois on découvre du plaisir. Et puis il y a le corps violenté, le corps violé… Tout ça ne parle que du corps, d’une façon ou d’une autre. Quand nous avons démarré ce projet, nous nous sommes demandés comment libérer la parole des femmes. Est-ce qu’il y a une bonne façon, de bonnes questions… Comment faire ? Certains sujets nous tenaient à cœur, qui relevaient de choix de réalisateurs, mais nous voulions aussi être à l’écoute des femmes et qu’elles nous disent elles ce qui était important. Nous avons fait quelques tournages, et ce sont finalement les femmes qui nous ont guidés dans les interviews. Et c’est comme ça que nous avons pu nous ajuster au fil des tournages, et que nous avons créé ce film avec les femmes. C’est presque elles qui nous ont fait comprendre ce qui était véritablement important. Nous avions envie de libérer la parole des femmes, et ce sont surtout les femmes qui étaient prêts à le faire et qui pour le coup sont allées mille fois plus loin que ce que nous aurions pu imaginer.
On a le sentiment en regardant le film qu’il y a à la fois leur parole personnelle, leur "petite" histoire, et en même temps qu’elles ont très vite conscience que leur parole deviendra un message global qui sera entendu par d’autres femmes. C’est quelque chose que vous avez ressenti ?
Yann Arthus-Bertrand (réalisateur) : Je n’ai fait aucune interview. Elles ont toutes été menées par des femmes. Les questions sont tellement intimes, tellement particulières, qu’il fallait une équipe de femmes pour mener ces entretiens. J’ai vu en revanche ces milliers d’heures de rushes, et c’est vrai qu’il y a cette conscience d’être une femme et que ton expérience peut servir aux autres. Que tu fais partie de cette communauté. On le voit d’ailleurs dans les projections : toutes les femmes spectatrices se retrouvent dans ce film, c’est comme un miroir. C’est ce qui est intéressant. Elles attendaient depuis longtemps ce moment pour parler, comme si elles avaient attendu toute leur vie d’être devant la caméra pour parler. Ces interviews se font à travers une installation un peu inquiétante, dans le noir, seule, avec une lumière aveuglante dans les yeux, face à une caméra… Mais le moment où vous commencez à parler, vous ne parlez plus pour la journaliste mais pour vous-même. Et vous n’arrêtez pas de parler et de raconter votre vie. C’est un peu comme aller chez un psy. C’est la force du film. Et c’est toute sa complexité. Quand vous commencez le montage et que vous avez devant vous 2000 heures de rushes, avec uniquement des interviews intéressantes, qu’est-ce que vous allez choisir ? Est-ce que vous n’allez pas trahir ces femmes en écartant des paroles importantes ? La partie la plus difficile du film a donc été le montage : trois monteuses dérushaient et triaient en permanence, puis cinq monteuses en tout ont travaillé avec Anastasia et moi durant un an. Plus avec Anastasia que moi d’ailleurs. En tant qu’homme, j’ai senti qu’il fallait que je laisse les femmes faire ce film. Qu’à un moment, ça m’échappait. Que ces questions fondamentales sur ce que c’est qu’être une femme dans ce monde d’hommes, je ne les connaissais pas… J’apprenais. De temps en temps, il faut savoir qu’il y a des gens meilleurs que vous pour le faire, et il faut laisser faire. Et c’est un film qui en tant qu’homme m’a transformé. Et c’est le cas de tous les hommes qui voient ce film.
Anastasia Mikova (réalisatrice) : C’est quelque chose que nous avons vraiment ressenti en faisant les tournages, ce lien invisible entre toutes les femmes. Même moi en tant que femme, en faisant les entretiens à l’autre bout du monde, je me retrouvais face à des femmes qui n’avaient rien à voir avec ma vie et pourtant je me sentais totalement connectée à elles. Et dans chaque salle où nous avons montré le film, des dizaines de femmes viennent nous voir en fin de projection pour nous dire à quel point elles se sentent connectées à toutes ces femmes, comme si elles les connaissaient toutes… Il y a ce lien qui est là. Je crois aussi qu’il y a un facteur qui a participé à la libération de la parole chez les femmes et à la prise de conscience, c’est Internet. Ces femmes, qui jusqu’à très récemment vivaient dans un microcosme et ne savaient pas qu’une autre vie était possible en dehors de leur village, le découvrent grâce au web. Beaucoup de femmes m’ont dit qu’elles ne voulaient pas que leur fille reproduise ce qu’elles-mêmes avaient reproduit, ce que leurs mères avaient reproduit, etc… Elles voulaient casser ce schéma, et elles étaient prêtes à se mettre en danger, du moins à s’exposer, parce qu’elles savent qu’une autre vie est possible et qu’elles veulent cette vie pour leurs filles.
Vous parliez du montage. J’ai eu le sentiment que si ce film avait été fait dans une autre décennie, ou mené par un homme, on aurait eu un montage thématique plus attendu, plus balisé, débutant par la maternité et suivant une construction presque "cliché". Au contraire, votre montage est très politique puisqu’il s’ouvre sur les violences sexuelles et que ce thème revient plusieurs fois durant le film…
Yann Arthus-Bertrand (réalisateur) : Plus que sur les violences sexuelles, c’est un film sur le silence. Toutes ces femmes qui ont été abusées et qui devraient pouvoir le dire de façon libre, elles n’osent pas le dire. Ne pas oser parler de la violence qu’on a subi, c’est insupportable. Ce film parle de ça. Nous avons voulu démarrer par le témoignage de cette femme qui a une vie incroyable : une sportive très connue, qui est dans le Guinness Book, qui est une star des marathons… et qui un jour doit révéler qu’elle a été esclave sexuelle et qu’elle a vécu des choses épouvantables. Et pour elle, c’est ça qui a été le plus difficile à faire. Ce sont des femmes qui ont été forcées au silence, et aujourd’hui ce silence est en train d’exploser.
Anastasia Mikova (réalisatrice) : Ce film est là pour briser ce silence, et aussi tous les tabous. Aussi bien sur les violences que sur la sexualité. Là aussi c’est une vraie libération. Quand on ouvre cette porte, on prend conscience que ces femmes n’attendaient que ça ! Pour nous, ce film existe avant tout pour dire que les femmes ont une voix, mais qu’il faut aussi les entendre. C’est ça l’étape d’après, et c’est ça que nous sommes en train de vivre. Les femmes ont toujours eu une voix, mais jusque-là, à chaque fois qu’elles prenaient la parole, elle était noyée… Ca ne veut pas dire qu’aujourd’hui on ne le dit plus. Mais aujourd’hui il y en a des centaines d’autres qui sont derrière et qui disent "On est comme toi, et parce que tu as eu le courage, moi aussi j’aurais le courage". C’est quelque chose que nous avons ressenti durant les tournages, et qu’on voit à chaque projection avec des femmes qui prennent la parole et partagent des choses difficiles comme des choses extrêmement joyeuses. D’un coup, elles ont envie de faire partie d’un tout et de se dire qu’elles vont briser tous ces tabous ensemble, sans peur ni personne pour les faire taire. Ce film, il parle avant tout de ça.
Parlons du dispositif des interviews, avec ces visages en gros plan qui regardent directement les spectatrices et spectateurs. Comment est-il né ?
Yann Arthus-Bertrand (réalisateur) : Il est né du projet 6 milliards d’autres, que nous avions montré au Grand Palais dans le cadre d’une exposition en 2009. J’étais tombé en panne d’hélicoptère un jour dans un petit village Mali, et j’avais été reçu par une famille qui m’avait tout donné. J’ai passé trois jours avec eux, et ils m’avaient raconté leur vie en me regardant dans les yeux, sans rien me demander, juste pour me parler. Je suis reparti plein d’amour, en me disant que ces gens m’avaient appris quelque chose. Je connaissais ce qu’ils me racontaient : l’agriculture de subsistance, le travail quotidien, la peur de la maladie, la peur du climat… Mais en me le disant les yeux dans les yeux, cela m’avait beaucoup marqué. Et sur La Terre vue du ciel, par la suite, j’ai senti qu’il me manquait cette parole fondamentale de l’Homme. C’est pour ça que sur le projet 6 milliards d’autres, j’avais envoyé une équipe faire le tour du monde pour poser une liste de questions sur le sens de la vie à des gens répondant face caméra. L’exposition a eu un grand succès et j’ai imaginé mélanger ces interviews très fortes à des images aériennes, et ça a donné Human que nous avons fait avec Anastasia. C’est un dispositif assez unique. Et je pense que regarder dans la caméra, c’est parler aux gens qui t’écoutent. Ce regard plein d’empathie et de bienveillance te touche beaucoup plus qu’un regard un peu biaisé sur le côté. C’est un dispositif très important et très intime. Et qui marche bien. Ce dont Anastasia doutait quand on en a parlé la première fois ! (Rires)
Anastasia Mikova (réalisatrice) : C’est vrai ! (Rires) Je suis journaliste de formation, et j’ai l’habitude d’être de l’autre côté de la caméra et poser des questions. Je me souviens qu’un jour, Yann m’avait appelé pour me dire : "J’ai une idée, ça va être une révolution dans le monde documentaire. Je t’explique : tu mets quelqu’un dans une pièce noire, tu lui mets une lumière qui l’éblouit, tu lui dis de regarder la caméra et en même temps d’oublier cette caméra, et de se confier sur des choses qu’il n’a jamais racontées à personne. Qu’est-ce que tu en penses ?" Sur le moment, je n’ai pas trouvé que c’était une idée absolument géniale. Mais finalement, Yann avait raison. Parce qu’on prend ces gens, et on les met en dehors de leurs problèmes quotidiens. D’un coup, ils se concentrent sur leurs propres histoires, et d’un coup ce dispositif participe à cette introspection. Finalement, ce ne sont pas des interviews, ça ressemble plus à des analyses ou des thérapies. Dans les interviews les plus fortes, la personne ne nous parle même plus à nous mais à elle-même, et rentre petit à petit de plus en plus en profondeur sur son vécu et ce qu’elle a envie de partager. Ce dispositif participe à cette mise en confiance et cette introspection.
Le dispositif fait aussi prendre conscience à quel point toutes ces femmes sont belles, dans le sens humain du terme, quels que soient leur âge, leur physique… Il y a une beauté qui rayonne sur ce film.
Yann Arthus-Bertrand (réalisateur) : Ce n’est pas tant une beauté des femmes, qu’une beauté de l’être humain. Nous sommes tous beaux quelque part. Cette beauté naturelle, pas fabriquée, est là. Je suis photographe, j’esthétise beaucoup, et ce dispositif et cette lumière, sans rendre les gens beaux, nous font redécouvrir cette beauté évidente qu’on ne voit même plus. Même ces femmes âgées qui se déshabillent, dont ma tante de 92 ans : elle est belle, avec ses rides et avec ses 92 ans. Elle est belle parce qu’elle est courageuse et parce que c’est une femme.
Vous avez évidemment au-delà de l’humanisme un engagement écologique. De nombreuses études montrent que les femmes ont une plus grande conscience écologique. Vous pensez que le monde sera sauvé par les femmes ?
Yann Arthus-Bertrand (réalisateur) : Ce que je sais, c’est que tous les héros de l’environnement sont des femmes. De Rachel Carson dans les années 60 à Greta Thunberg, en passant par Jane Goodall, Dian Fossey ou Vandana Shiva… Je pense que les femmes ont en elles cette sensibilité de protection de la vie. Elles n’abandonnent jamais leurs enfants. Elles ont une vision d’avenir de leurs enfants. Et penser aux problèmes écologiques, c’est penser à ses enfants. Chez les femmes, il y a quelque chose en plus
Anastasia Mikova (réalisatrice) : Je suis moins dans cette vision de la femme protection/procréation. Mais il y a une sensibilité différente, c'est vrai. De toutes les manières, le changement passera par les femmes. Quand on voit, avec le peu qu’elles ont jusqu’à aujourd’hui, ce qu’elles ont réussi à accomplir... Si on leur donne un tout petit peu plus, ça va être absolument dingue. Je suis très optimiste sur l’avenir.
Une question presque philosophique pour terminer : "Woman" est un film très humaniste. Comment l’humanisme peut trouver sa place dans un monde de plus en plus cynique ?
Yann Arthus-Bertrand (réalisateur) : Nous vivons dans un monde assez méchant, on le voit avec les réseaux sociaux. Mais j’ai l’impression que je m’améliore de jour en jour, j’aime de plus en plus les gens et j’aime parler d’amour. C’est quelque chose qui, je crois, touche tout le monde. Nous avons tous ce socle d’empathie que nous ont donné nos mères et nos parents. Et on le voit quand il y a une catastrophe dans le monde, comment les gens se mobilisent. Je viens de l’univers écolo, un monde de gens tournés vers les autres, et je ne suis pas forcément d’accord avec vous. L’humanisme est là, au fond de nous, et il ressort très facilement. Comme me dit ma tante de 102 ans qui a constamment le sourire, penser aux autres aide à être heureux. Tout simplement. C’est important. Et moi j’essaie d’être heureux. C’est difficile, mais j’essaie.