ATTENTION - L'article ci-dessous contient des spoilers, dans la mesure où il s'appuie sur des éléments précis des trois volets de la nouvelle trilogie "Star Wars", et notamment de "L'Ascension de Skywalker". Veuillez donc passer votre chemin si vous ne l'avez pas encore vu, pour mieux revenir ensuite. Et pour les autres, rendez-vous après notre FanZone spécial.
Il y a sept ans, dans la galaxie pas si lointaine d'Hollywood… Le 30 octobre 2012, Disney s'offre Lucasfilm, et donc la saga Star Wars, pour la coquette somme de 4,05 milliards de dollars et annonce la mise en chantier d'une nouvelle trilogie. George Lucas ayant cédé son bébé, la quête de son successeur commence et aboutit le 24 janvier 2013 lorsque J.J. Abrams devient officiellement le réalisateur de l'Episode VII. Héritier de Steven Spielberg, auquel il a déclaré son amour sur pellicule avec Super 8, le créateur d'Alias et Lost paraissait dès le début le mieux placé pour relancer la machine, comme il l'avait fait avec Mission : Impossible III et Star Trek auparavant, mais il a d'abord refusé le projet, qu'il jugeait trop imposant pour ses épaules, avant de se rétracter.
Car il ne s'agit pas d'une saga comme les autres, et le terme de "phénomène" paraît presque faible pour rendre compte de son ampleur. Pour certains, il s'agit d'une religion que chacun vit de manière personelle : chaque génération a sa trilogie, ses héros, ses méchants… et cherche à les transmettre aux suivants. Au même titre que J.J. Abrams et Rian Johnson, qui lui a succédé sur l'Episode VIII avant de le laisser conclure. Pour la première fois de son Histoire, les films sont réalisés par des enfants de Star Wars qui intègrent cette notion dans leurs récits respectifs pour mettre en scène des longs métrages où il est question d'héritage, d'appropriation et d'émancipation. Devant comme derrière la caméra.
RECUEILLIR STAR WARS
Se confronter au passé pour créer le présent : un thème qui infuse l'œuvre de J.J. Abrams, le meilleur exemple étant son reboot de Star Trek où il est question de voyage dans le temps, d'une rencontre entre Spock (Zachary Quinto) et la version plus âgée de lui-même (Leonard Nimoy) ou d'un jeune Kirk (Chris Pine) dont on attend qu'il soit un héros digne de ce père (Chris Hemsworth), qu'il n'a pas connu. Une pression comparable à celle qui pèse sur les épaules du réalisateur avec le nouveau Star Wars, alors qu'il ne peut pas compter sur le papa de la saga (dont il a jeté les idées à la poubelle) pour lui indiquer la voie, et ce n'est pas un hasard si les premiers mots du générique défilant du Réveil de la Force sont : "Luke Skywalker a disparu".
Sous-entendu : la galaxie a perdu sa figure emblématique et doit désormais se tourner vers d'autres personnes pour perdurer. Sans renier son passé pour autant. De la même façon que J.J. Abrams fait appel au co-scénariste de L'Empire contre-attaque Lawrence Kasdan, les nouveaux héros peuvent compter sur Han Solo, Chewbacca ou la Princesse Leïa devenue Générale pour avancer et trouver leur place dans cette histoire qui se (re)met en marche. Nourris par des récits devenus mythiques, Rey, Finn ou Kylo Ren vont se retrouver confrontés à eux, du jour au lendemain pour certains, et devoir gérer le lourd héritage qui leur est confié, comme le cinéaste avec la saga intergalactique à laquelle il entend redonner ses lettres de noblesse, en renouant avec l'esprit de la trilogie originale.
Outre le recours à la pellicule (qu'il agrémente des lens flares typiques de son cinéma) et l'usage, autant que faire se peut, de créatures animatroniques au détriment du tout-numérique, cela passe par une relecture des événements de l'Episode IV, Un nouvel espoir, que beaucoup ont vu comme un mélange de manque d'inspiration et de fan service. À première vue, cela peut se comprendre, car les similitudes sont nombreuses, si bien que l'on peut deviner certains rebondissements lorsque les rôles de chacun (et notamment le fait que l'Obi-Wan nouveau ne soit pas Luke mais Han) semblent établis. Sauf que ces échos, qui se manifestent également dans la bande-originale de John Williams, ne sont pas gratuits et servent à appuyer le propos de J.J. Abrams, qui met en place une histoire dans laquelle des personnages doivent regarder le passé dans les yeux avant de se l'approprier et s'en émanciper.
Surtout que Star Wars, ce sont des vaisseaux, des objets symboliques (le sabre laser d'Anakin et Luke ici), des personnages iconiques mais également une grammaire narrative et visuelle. Difficile, dans un premier temps du moins, de prétendre vouloir transmettre la saga en occultant cet aspect, qui se manifeste à travers de transitions de montage à l'ancienne, un look particulier et un schéma bien précis. Lequel dans sa façon de se répéter de la sorte, convoque aussi bien l'esprit de George Lucas, qui avait brassé toutes ses influences, que les écrits d'Arthur Schopenhauer, philosophe allemand selon qui l'Histoire forme une boucle dans laquelle les mêmes événements sont amenés à se reproduire, mais sous des formes différentes. Faut-il alors s'étonner que les personnages principaux apparaissent masqués et sans identité lorsque nous les rencontrons ?
Entre la jeune femme qui n'a pas de nom de famille sur une planète de sable et qui rêve des étoiles, le Stormtrooper qui répond d'abord au seul matricule FN-2187 et celui qui a renié Ben Solo pour devenir Kylo Ren, le trio s'inscrit d'abord dans une série d'archétypes (la nouvelle Luke, le soldat et le successeur de Dark Vador) que le film et la trilogie dans son ensemble vont ensuite chercher à dépasser. En les démasquant puis en tentant de définir leur propre identité, en même temps que ces nouveaux épisodes, d'abord considérés comme "les nouveaux Star Wars" avant que l'on ne parvienne à déterminer leur spécificité.
"L'identité que tu cherches n'est pas derrière toi, mais devant", dit Maz Kanata (Lupita Nyong'o) à Rey après un flashback causé par le sabre de Luke et Anakin, comme si son éventuelle filiation importait finalement moins que ce qu'elle va devenir et faire. Il sera dès lors question de se connecter à son passé pour en retirer ses forces mais aussi examiner ses échecs, de la même façon que les protagonistes sont involontairement marqués par les erreurs de leurs prédécesseurs, qui ont de nouveau vu un membre de leur famille sombrer dans le côté obscur de la Force ou l'Empire renaître sous une autre forme. Comme le régime nazi, référence (un peu trop) évidente du Premier Ordre, est en partie né de la défaite allemande lors de la Première Guerre Mondiale. Ou, plus proche de nous, l'État Islamique construit à partir des restes d'Al-Qaida.
Comme cette nouvelle génération de cinéastes à qui George Lucas a confié Star Wars et le soin de le réveiller, les héros se retrouvent alors propulsés dans le nouveau conflit pour le sort de la galaxie, qui prend des allures de quête d'identité métatextuelle. "Qui est Rey ?", semblent marteler chacun des films, en écho aux interrogations (et théories) des spectateurs et des auteurs de cette trilogie à qui l'on demande de conjuguer passé et présent pour créer un futur. Ce qu'ils font avec des épisodes aux allures de démonstation, en suivant le schéma thèse-antithèse-synthèse, où il est question de ne pas sombrer dans la nostalgie. Mis en scène de façon plus brute par Rian Johnson, ce propos est déjà présent chez J.J. Abrams, dans sa représentation de Kylo Ren notamment.
Combien de fois la nouvelle trilogie a-t-elle été raillée pour son méchant, décrit par beaucoup comme un Dark Vador du pauvre ? Il s'agit pourtant de l'effet recherché. Une manière qu'a J.J. Abrams de jouer avec les attentes : dans sa première scène, le personnage incarné par Max von Sydow lui rétorque qu'il lui est arrivé bien pire que de vieillir, ce qui ne manque pas de créer des échos avec les blessures qui ont conduit Anakin Skywalker à se glisser dans cette combinaison noire dotée d'un respirateur. Sauf que non. Lorsqu'il dévoile son visage à Rey (et aux spectateurs), Kylo Ren se révèle être ce que Snoke qualifiera d'"enfant avec un masque" dans l'épisode suivant. Un cosplayer qui s'imagine qu'il suffit de se déguiser comme son grand-père pour en avoir l'aura, au même titre que le Premier Ordre se rêve en nouvel Empire et le Général Hux en Tarkin 2.0 sans en avoir l'étoffe.
Plus encore que Rey, le personnage se présente comme le symbole d'une génération de jeunes adultes en manque de repères tout autant que des obstacles qui guettent ce retour de Force : les fans, ceux qui se déguisent comme Ben Solo le fait, auxquels il sera difficile de plaire ; et l'approche des héros et méchants dans les blockbusters actuels où, 11-Septembre et monde trouble qui est le nôtre oblige, le manichéisme ne peut plus être de mise. C'est pour cette raison que Daisy Ridley et Adam Driver incarnent des personnages partagés entre les côtés clair et obscur, et que leurs trajectoires renvoient aussi bien à celle de Luke que d'Anakin, dont J.J. Abrams rejoue l'évolution à l'envers. Il n'est ici pas question de savoir comment un homme est devenu un monstre, une figure redoutable et redoutée, mais plutôt de creuser l'aspect humain de celui qui a refusé l'héritage auquel on le destinait et choisi de se cacher derrière un masque.
Le tout dans un film où l'on désosse les épaves du passé, où l'on rêve grâce à diverses reliques que l'on prend littéralement en main, à l'image du Faucon Millenium que s'approprient Rey et Finn le temps d'une course-poursuite sur Jakku, la réaction de l'ex-Stromtrooper joué par John Boyega ("Tu as vu ça ?") à l'issue du combat, pouvant se lire comme une personnification de l'enthousiasme d'un J.J. Abrams, tout heureux d'avoir réussi ce décollage. Au propre comme au figuré, une fois de plus.
Car c’est vraiment à partir de cette séquence que le long métrage prend son envol et se met à développer les thèmes de l’héritage et la transmission. La bascule se fait au moment du retour d’Han Solo et Chewbacca, aux allures de "deux ex machina" (même si l’on nous parle d’une histoire de radar ayant permis de repérer le Faucon) : c’est là que les nouveaux personnages comprennent qu’ils font désormais partie des mythes avec lesquels ils ont grandi et dont ils ont peut-être rêvé. "Tout est vrai. Tout. Le côté obscur. Les Jedi. Ils existent", dit le mercenaire incarné par Harrison Ford, que l’on a connu plus sceptique par le passé. Comme Rian Johnson lorsqu’il fait parler à Luke du piédestal sur lequel les Jedi ont été mis, J.J. Abrams se sert de ce dialogue pour ancrer la saga dans la pop culture et rendre concrètes des légendes dont les petits nouveaux (personnages et réalisateurs) vont devoir écrire la suite.
Tout est vrai. Tout. Le côté obscur. Les Jedi. Ils existent - Han Solo
Chaque époque a eu sa trilogie, ses personnages et ses metteurs en scène, ce que George Lucas n’a pas manqué de souligner : "Durant les 35 dernières années, un de mes plus grands plaisirs a été de voir passer Star Wars de génération en génération", dit-il dans le communiqué annonçant le rachat de Lucasfilm par Disney en 2012. "Il est maintenant temps pour moi de passer La Guerre des Etoiles à une nouvelle génération de réalisateurs. J'ai toujours cru que La Guerre des Étoiles me survivrait, et je pense qu'il était important de mettre la transition en place de mon vivant." Tous les mots-clés des nouveaux films se trouvent dans cette déclaration en forme d’acte de succession. Kathleen Kennedy, J.J. Abrams, Rian Johnson… ont donc hérité d’un véritable phénomène mondial et intergalactique, une religion à laquelle beaucoup ont voué jusqu’à leur vie. Avec ses points positifs et négatifs.
Comme J.J. Abrams a dû composer avec les conséquences de la trilogie ET de la prélogie (dont il a choisi de laisser de côté les très controversés midichloriens associés aux Jedi), Rey, Kylo Ren, Finn et les autres héritent des réussites de leurs prédécesseurs, mais aussi leurs échecs : la naissance d’un nouvel Empire ou Luke qui, comme Obi-Wan avant lui, n’a pu empêcher son padawan d’embrasser le côté obscur. Est-ce pour autant qu’il faut tourner le dos au passé ? Non. Ni rester enfermé dedans, façon Ben Solo. Il convient de ne pas s’en détourner mais se l’approprier, pour mieux aller de l’avant ensuite. Tout Le Réveil de la Force semble mû par cette idée, qui s’incarne dans les divers échos aux épisodes précédents (dont le IV) et la façon dont le récit associe deux générations de héros pour avancer, comme lorsque l’alliance de RD-D2 et BB-8 permet de localiser Luke, et d’ouvrir la porte à un passage de témoin.
Il y a bien eu cette scène au cours de laquelle Rey prend les commandes du Faucon Millenium et lui permet de repartir en vitesse lumière sous les yeux d’Han Solo. Ou ce dernier qui, après avoir fait office de passeur d’histoire, accepte le destin funeste que l’on devine et qui va permettre aux personnages (et à la postlogie) de s’émanciper. Non sans demander la permission, dans la dernière scène, la plus iconique, où l’on se transmet littéralement Star Wars d’une génération à l’autre sous la forme d’un sabre laser : celui de Luke que Rey lui tend. Ou lui rend. Comme si J.J. Abrams témoignait de son respect et cherchait une approbation (de George Lucas et du public) en même temps qu’il laisse la main à Rian Johnson pour continuer cette histoire et l’emmener dans la direction qu’il souhaite. Ce qu’il n’a pas manqué de faire.
DÉCONSTRUIRE STAR WARS
Comme J.J. Abrams (et les personnages auxquels celui-ci a donné naissance en 2015), Rian Johnson est un enfant de Star Wars. Comme le metteur en scène de Super 8, celui de Looper réalise un épisode à sa manière : là où son prédécesseur, adepte des reboots, prône le changement dans la continuité avec déférence, lui préfère s’emparer de genres, mythes et figures et les secouer (ou les "dépoussiérer", comme il nous le dit en parlant d’À couteaux tirés) de manière un peu brute, pour en faire quelque chose d’inédit, sans trop regarder vers l’arrière. Mais assez pour que Les Derniers Jedi reste dans le cadre de la saga et prolonge le propos du Réveil de la Force.
Une volonté de continuité que l’on retrouve dès le teaser d’annonce du tournage, dans lequel Rian Johnson a reproduit exactement la scène finale du Réveil de la Force. Celle du passage de témoin justement. Comme pour symboliser le fait qu’il accepte la mission qui lui a été confiée, tout autant qu’il compte emboîter le pas de J.J. Abrams. En débutant son chapitre au moment où le précédent s’achève il marche dans les traces de celui qui l’a précédé, mais ne perd pas de temps pour imposer son style : le générique déroulant est encore là et le premier plan montre l’espace. Comme d'habitude. Mais la caméra accélère très vite pour arriver jusque sur la terre ferme où les rebelles fuient le Premier Ordre, pendant que Rey rend son sabre à Luke… qui le jette par-dessus son épaule, première étape de ce que beaucoup considèrent, aujourd’hui encore, comme un sacrilège.
Un geste en forme de provocation un peu trop appuyée pour marquer, à la fois, un prolongement (thématique) et une rupture (de ton), car il va dans le sens du lâcher prise initié par J.J. Abrams mais d'une manière inattendue que Rian Johnson avait clairement laissée transparaître dans l'une des bandes-annonces où Luke précisait que "Les choses ne vont pas se passer comme tu l'imagines". Un plan qui ne contient que Mark Hamill et pas son interlocuteur (ou interlocutrice, puisqu'il s'agit de Daisy Ridley), comme pour jeter un flou sur le destinataire du message, qui peut tout aussi bien être un personnage de l'intrigue que le spectateur dont les attentes vont être chamboulées.
"Laisse mourir le passé. Tue-le s'il le faut. C'est comme cela que tu deviendras ce que tu dois être", dit Kylo Ren à Rey dans l'une des scènes-clés, que beaucoup ont vue comme une note d'intention irrespectueuse de la saga et ses fans. Alors que non. Plus encore J.J. Abrams, qui ne le verbalisait pas autant, Rian Johnson préconise en effet de ne pas rester tourné vers l'arrière. Mais il ne s'incarne en aucun cas dans ce méchant impulsif et plein de colère qui, vexé de voir son statut de nouveau Dark Vador remis en question par Snoke, se démasque et veut faire table rase. À cet antagoniste tiraillé par les restes de lumière qui ne veulent pas s'éteindre en lui, le cinéaste oppose une jeune femme à la recherche de ses origines, donc désireuse de se confonter au passé pour définir son identité.
Un passé que Rey, comme Kylo Ren, a bien évidemment idéalisé, nourris par les divers mythes avec lesquels tous deux ont grandi. Et Les Derniers Jedi rappelle que trois décennies se sont écoulées, à l'écran comme pour nous, entre la fin de l'Episode VI et le début du VII, et que les personnages, comme notre monde, ont évolué. De la même façon que renouer avec les stars de notre enfance, en se replongeant dans les films qui ont bercé cette époque, peut s'avérer déçevant en mettant en lumière des défauts que nous n'avions alors pas décelé, idéaliser ses héros, de la même façon que les Jedi ont été mis sur un piédestal qui a rendu leur échec plus retentissant encore, peut donc s'avérer néfaste. Et le long métrage cherche donc le juste milieu entre les points de vue de ses deux forces centrales, le temps d'un récit d'apprentissage qui témoigne de la volonté de Rian Johnson de challenger les fans au lieux de les nourrir (comme il l'a expliqué au moment de la sortie du IX), et de rendre Star Wars pertinent pour les années 2010.
A l'écran, cela passe par un rejet quasi-total de textes sacrés qui s'illustre dans les nouveaux pouvoirs de la Force ; un propos plus actuel symbolisé par l'espoir que représente Rey, une femme ; et davantage de nuances de gris que de manichéisme pour faire progresser un récit qui interroge ce qui fait un héros aujourd'hui : est-ce lancer des "Que la Force soit avec toi" avec le sourire d'un Captain America rappelant aux enfants qu'il faut se brosser les dents, comme Finn sur le point de s'enfuir ? En fonçant tête baissée au mépris des victimes que cela engendrera, comme Poe ? En voulant reproduire les actes de ses aînés comme s'il s'agissait de son destin, comme le pense Rey ? Absolument pas. Rose, Holdo et Leïa sont là pour le rappeler aux membres de la Rébellion en remisant leur élans de virilité à une époque révolue. Et Luke refuse d'abord de faire perdurer des idées reçues sur la Force ou sur lui-même, avant d'accepter son passé et les échecs qui peuvent y être associés.
Comme le fils de Dark Vador, la saga n'a pas été exempte de tout reproche, y compris la trilogie originale. Mais ce n'est pas pour autant qu'il faut se voiler la face. Marqué par son échec avec Ben Solo, il avait tourné le dos à son passé mais finit par assumer ses erreurs pour avancer et aider la nouvelle génération, qui paraissait l'effrayer : "Nous sommes le socle sur lequel ils croissent", lui dit Yoda dans une autre scène capitale pour cerner l'intention de Rian Johnson, car le maître Jedi y rappelle ce besoin pour les anciens que sont Luke, Han ou Leïa (et leurs interprètes respectifs) de ne pas rejeter ni étouffer les jeunes, mais bien de les pousser vers l'avant. D'accepter que les choses évoluent pour qu'ils puissent écrire leur propre histoire.
"Tu n'as pas besoin de Luke Skywalker", écrit alors Rian Johnson, seul scénariste du film. Comme pour prolonger ce que J.J. Abrams et Lawrence Kasdan théorisaient avec cette réplique de Maz Kanata à Rey citée plus haut ("L'identité que tu cherches n'est pas derrière toi, mais devant"). C'est pour cette raison que la jeune héroïne quitte l'île sur laquelle elle a passé une bonne partie du récit à s'entraîner, au moment où la nouvelle trilogie appuie son désir d'émancipation en tuant Snoke (l'autre père de Kylo Ren) puis Luke, au terme d'un combat final où il affronte son ancien élève avec l'apparence qu'il avait la dernière fois que les deux hommes se sont croisés, symbole d'un passé qui les hante l'un comme l'autre. Et de cette nécessité d'être en paix avec ce que l'on est.
Car dans le même temps, Rey profite de la diversion pour sauver les siens de la menace du Premier Ordre : "La Rébellion vient de renaître. Et je ne serai pas le dernier Jedi", assène Luke à Kylo Ren, comme pour signifier l'échec de sa stratégie visant à tuer le passé. Et souligner le geste le plus fort du film, à l'échelle de la saga, à savoir que l'espoir du côté clair repose sur… personne. C'est en tout cas de cette façon que le personnage incarné par Daisy Ridley se présente, ajoutant ne venir de nulle part et, donc, ne pas être destiné à prendre part à la bataille pour le sort de la galaxie. "Tu n'as pas ta place dans cette histoire", affirme son ennemi, tel un hater à cheval sur le schéma de la trilogie originale qu'il imagine immuable, après lui avoir révélé que ses parents étaient des anonymes à l'échelle de la mythologie Star Wars. "Non", semble lui répondre le film en refusant le déterminisme en vogue dans beaucoup trop de récits semblables.
Est-ce parce qu'il n'a pas été choisi par George Lucas, et n'est donc pas un élu, que Rian Johnson a pris le parti de développer ce discours que l'on peut aussi traduire par "N'importe qui peut réaliser un Star Wars", de la même façon que ce petit orphelin qui maîtrise la Force dans la scène finale représente peut-être l'avenir de la galaxie sans être rattaché à l'un de ses héros, passés et présents ? Sans aucun doute, et ce côté "La Force pour tous" servait aussi à préparer le terrain en vue de la trilogie sur laquelle il planchait à l'époque. Mais c'est aussi une façon de réaffirmer l'un des messages les plus important de cette trilogie, disant que l'important n'est pas tant d'où l'on vient que ce l'on est et sera, et qui a eu plus de mal à passer ici suite au twist sur les parents de Rey. Là encore, le metteur en scène semblait avoir prévu quelques réactions : "Lorsque tu auras vu ce que j'ai vu, toi aussi tu sombreras [dans le côté obscur]", teasait Kylo Ren peu avant.
Un revirement qui n'en est pas un (jamais il n'avait été annoncé que ses parents étaient des personnages déjà connus) mais que beaucoup ont eu du mal à accepter. Parce qu'il anéantissait deux années de théories auxquelles Rey s'était peut-être elle même prêtée ? Possible. Peut-être aussi parce qu'il remet en question ce qui semblait être l'un des principes fondamentaux de la saga, c'est-à-dire que des conflits d'une lignée, d'une élite, dépend le sort de la galaxie. Puisque l'on est dans le domaine de la famille, si Le Réveil de la Force représentait l'enfance de la trilogie, avec ce besoin d'un adulte pour apprendre à marcher et de reproduire les actes des aînés pour se rassurer (en plus de cette scène très œdiepienne où il s'agit de tuer le père), Les Derniers Jedi en est l'adolescence.
Soit l'âge auquel la génération précédente (ici incarnée par un Luke ronchon) paraît ringarde et effrayée par la nouvelle, qu'elle ne comprend pas ; et le moment où l'on essaye de forger sa propre identité et fait des expériences, en essayant de partir dans la direction opposée de celle à laquelle nous paraissons destinés. Et ce quitte à échouer ou se tromper sur différents aspects. Si l'humour fonctionne lorsque Poe se moque, encore, des postures dans lesquelles se drapent les méchants dès sa première scène (Hux en fait ici les frais comme Kylo Ren dans le précédent), il n'est pas toujours maîtrisé dans le reste du récit. Tout comme la sous-intrigue qui envoie Finn et Rose (Kelly Marie Tran) dans un casino à l'autre bout de la galaxie, si elle sert à pointer du doigt les élites, les fameux 1%, qui s'ébrouent dans le luxe pendant que de vrais héros meurent pour maintenir la paix ou le fait que le Bien et le Mal sont plus proches qu'on ne le croit, est le maillon faible du film.
La Rébellion vient de renaître. Et je ne serai pas le dernier Jedi - Luke Skywalker
Des défauts qui paraissent secondaires à côté de cette envie de déconstruire et questionner le mythe Star Wars, de l'encourager à se tourner vers l'avant pour ne pas devenir l'une de ces reliques que plus personne ne regarde. Que ce soit en imaginant de nouveaux concepts (que se passe-t-il si un vaisseau en vitesse lumière en percute un autre ?) ou en bousculant les figures du passé pour mieux trouver la manière d'avancer grâce à leur héritage (le Luke ermite qui faisait partie des idées de George Lucas non-conservées par J.J. Abrams, l'aura d'Han Solo qui habite encore le Faucon Millénium), afin de permettre aux nouveaux personnages, et donc à la trilogie en cours, de trouver son identité. "Je sais", répond Poe Dameron lorsque Rey se présente à lui à la toute fin. Oscar Isaac devient alors la voix de la saga et de la pop culture en général, pour signifier à la jeune femme qu'elle est bien en train de devenir quelqu'un alors que le récit en cours trouve son identité.
Imaginée par Colin Trevorrow, alors qu'il devait mettre l'Episode IX en scène, ce court échange traduisait aussi un passage de témoin avec Rian Johnson en vue du dernier chapître. Celui du passage à l'âge adulte et de la synthèse des énoncés de la thèse (Le Réveil de la Force) et l'antithèse (Les Derniers Jedi) de ce pan de la saga. Sauf que les choses ne se sont pas passées comme prévu. Le 5 septembre 2017, le réaliateur de Jurassic World devient officiellement le quatrième metteur en scène à quitter le navire Star Wars depuis son rachat par Disney (et le cinquième si l'on tient compte des reshoots de Rogue One effectués par Tony Gilroy et non Gareth Edwards). En raison de divergences d'ordre créatif autour d'un scénario dont Kathleen Kennedy n'aimait pas la direction empruntée, il n'a ainsi pas pu toucher sa part de l'héritage, réduite à un crédit de co-auteur de l'histoire.
Laquelle est reprise en main par J.J. Abrams, appelé à la rescousse pour respecter la date de sortie mondiale fixée depuis longtemps. Mais également faire ce qu'il n'a jusqu'ici jamais fait, sur petit comme sur grand écran : conclure un récit au long cours. Et quitte à ce que cette grande première soit mémorable, cet Episode IX devient le chapître final de la nouvelle trilogie ET de la saga dite des Skywalker, initiée par George Lucas en 1977. Le tout en cherchant comment honorer la mémoire de Carrie Fisher, décédée un an avant la sortie des Derniers Jedi, et une façon de passer après un opus qui hérisse encore le poil d'une certaine frange de fans. Après avoir articulé les aventures de Rey, Finn et consorts autour de la notion de transmission, voici donc le metteur en scène confronté au passé proche, pour que tout ceci soit méta jusqu'au bout.
RÉUNIR STAR WARS
Comme la trilogie originale, celle-ci n'a pas été intégralement pensée en amont, et J.J. Abrams succède à Rian Johnson dans ce jeu de cadavre exquis dont il avait été l'instigateur avant de passer la main. Comme l'auteur de l'Episode VIII, et en accord avec l'un des thèmes centraux du récit global, il choisit de se réapproprier l'ensemble et de faire les choses à sa manière, en renouant davantage avec l'esprit du VII. Ce qui est logique, et se traduit, à l'écran, par une sensation de pas en arrière : alors que Les Derniers Jedi semblait vouloir en finir avec cette course-poursuite perpétuelle entre gentils et méchants, la fuite en avant repart en trombe, dans le fond comme dans la forme, avec un enchaînement de séquences à grande vitesse qui donne à peine le temps de reprendre son souffle ; et les échos de la trilogie originale reprennent de plus belle… jusqu'à faire revenir une voix d'outre-tombe.
Comme les personnages savent que la bataille finale approche, celle dans laquelle une défaite pourrait rendre vain tout ce qu'ils ont réussi auparavant, J.J. Abrams sait qu'il joue gros avec cette conclusion aux enjeux multiples. Et après avoir répété, via la bouche de ses héros, qu'il se sentait capable de prendre un Star Wars en main, son nouveau crédo est : "N'aies pas peur de ce que tu es" Énoncée à Rey alors qu'elle redoute ses pouvoirs, cette phrase est autant une réponse aux haters qui refusent qu'une femme soit l'héroïne d'un pan de la saga, qu'elle ressemble à la façon qu'à le cinéaste de se convaincre qu'il faut encore jouer la carte de la rupture pour faire un film qui lui ressemble. Quitte à aller piocher dans le confort nostalgique du passé en ressuscitant Palpatine (Ian McDiarmid) et en consultant l'Empereur de la saga, George Lucas, pour l'aider à orchestrer ce retour.
Le réalisateur des opus I à IV lui a-t-il expliqué de quelle manière le personnage avait pu survivre à sa chute dans la seconde Étoile Noire ? Ou est-ce à lui que l'on doit certains des twists ? A l'heure qu'il est, le mystère reste entier, mais J.J. Abrams décide, plutôt que de créer une nouvelle menace, de renouer avec le méchant dont l'ombre aura plané sur l'intégralité de l'histoire pour y mettre un point final. Et de se prêter à un exercice de rétropédalage. Si Rian Johnson a très récemment déclaré que c'était une "erreur" que de vouloir nourrir les fans au lieu de les challenger, son homologue n'est visiblement pas de cet avis. Lui, l'avide de ces "Mystery boxes" (intrigues dont on découvre les secrets au fil des épisodes) qui joue davantage la carte de la sûreté en renouant avec certains des schémas classiques de la franchise : les parents de Rey sont toujours des anonymes, certes, mais pas son grand-père, qui n'est autre que Palpatine.
Dans le même ordre d'idée, le casque de Kylo Ren est reconstruit, Luke s'est finalement racheté une sagesse dans une scène qui tacle ouvertement le propos des Derniers Jedi, de la même façon que cette pique tout aussi gratuite et inutile adressée au plan de l'Amiral Holdo (Laura Dern). Sans oublier le traitement de Rose : dans le film précédent, elle est celle qui symbolise le fait de ne pas perdre espoir face aux ténèbres, avec certes un brin de naïveté qui rappelle le Luke de l'Episode IV. Et c'est aussi à elle que l'on doit la survie de Finn. Ici, quand bien même il est souvent question d'espoir, elle est mise au second plan alors qu'un nouvelle venue, Jannah (Naomi Ackie) occupe la même fonction dans le récit.
Des messages qui, en plus de ne rien apporter à l'affaire, donnent le sentiment que le film se range du côté des fans les plus agressifs, ceux qui ont harcelé Rian Johnson et Kelly Marie Tran sur les réseaux sociaux, au point que celle-ci a fini par les quitter. Dans ces moments, L'Ascension de Skywalker donne l'impression de voir deux personnes se disputer un héritage, comme Hux trahit le Premier Ordre pour le simple bonheur de voir Kylo Ren échouer. Mais au final, ces scènes ne nuisent heureusement pas à la cohérence thématique méta de l'ensemble.
En faisant de Palpatine le grand-père de Rey, J.J. Abrams renoue avec la volonté de toutéliage de George Lucas et va à l'encontre du refus du déterminisme développé par Rian Johnson. Mais il ne le contredit pas totalement. Outre l'aveu que Finn cherche à faire à l'héroïne et qui tient qu'il est sensible à la Force, il n'annule pas le petit garçon de la fin des Derniers Jedi. Et le film démontre, avec le dénouement, que les liens du sang importent finalement moins que nos actes. Sur ce point, les destins de Rey et Kylo Ren s'entrecroisent une dernière fois puisque la première refuse son héritage en ne prenant pas la place de l'Empereur, tandis que l'autre finit par accepter qu'il est, au fond de lui, digne de la branche claire des Skywalker-Solo, après une scène cruciale pour comprendre le propos du cinéaste, puisqu'il y est question d'être en paix avec son passé.
Il faut pour cela faire parler les morts, comme l'indiquent les premiers mots du générique défilant, au bon goût de serial à l'ancienne ; continuer d'explorer les ruines du passé pour y trouver l'une des clés de l'avenir (ici la balise Sith qui mène à la planète Exegol), mais ne pas chercher à maintenir ledit passé en vie à tout prix, ce que souligne bien le traitement réservé aux reliques : volé sur sa dépouille, le casque de Dark Vador est détruit pour de bon lors d'un combat, alors que les sabres de Leïa et Luke, légués à Rey par ce dernier, se révèlent capitaux dans la résolution de l'intrigue, leur transmission n'entravant pas l'émancipation de la jeune femme. Laquelle se produit de manière moins brutale que celle de Ben/Kylo, impliqué dans la mort des trois icônes de la trilogie originale mais qui finit par se libérer du poids qui le hante lorsque son père réapparaît dans une scène qui fait écho au Réveil de la Force.
Comme dans Les Derniers Jedi, avec le "Je sais" de Poe à Rey, ce jeu de miroirs couplé aux divers renvois de L'Ascension de Skywalker au Retour du Jedi montre que le destin de deux nouveaux héros est désormais partie prenante de la mythologie avec laquelle nous vivons depuis 1977, et que le sort de la galaxie repose bel et bien sur les épaules. À tous les deux. Il y a par exemple eu cette idée formidable de l'Episode VIII reprise dans le IX, qui voyait les deux personnages principaux connectés par la Force (et le montage). Mais toute la nouvelle trilogie laissait présager cette réunion en tissant des liens entre deux personnages centraux qui se cherchent et semblent capables de basculer dans un camp comme dans l'autre, le combat final ne met pas aux prises le Bien et le Mal à proprement parler, mais un passé qui ne voulait pas mourir et un présent qui accepte ses failles et unit deux forces. Une dyade comme symbole d'une identité trouvée, d'une manière d'apprivoiser son héritage dans une scène qui donne vie à un concept art de Ralph McQuarrie (le look du trône), et de l'alliance des réalisateurs.
À l'instar de Rey et Kylo Ren, chacun des metteurs en scène de cette trilogie a fait preuve d'un style et d'un ton différent de l'autre. Et si quelques passages de L'Ascension de Skywalker donnent un sentiment de retour en arrière voulu par J.J. Abrams (ou Kathleen Kennedy), pour se réapproprier ce qu'il a initié, ses choix ne sont pas forcément une négation de Rian Johnson, pas plus que ce dernier n'a fait table rase de ce qui l'a précédé, malgré les menaces du personnage incarné par Adam Driver. Dans l'association de leurs deux sensibilités résident le salut et l'identité de ces épisodes qui manquaient parfois d'unité et donnaient l'impression de chercher une identité qu'ils ont fini par trouver et encapsuler dans l'héroïne jouée par Daisy Ridley.
N'aies pas peur de ce que tu es - Leïa
Au même titre que Luke, sa généalogie la destinait au côté obscur, mais elle a su s'en départir pour éviter que la lignée des Jedi ne s'éteigne. Et c'est naturellement que Rey et J.J. Abrams reviennent là où tout a commencé : devant la maison d'Owen et Beru Lars, sur Tatooine, où la jeune héroïne enterre les deux dernières reliques du passé avant de révéler son nouveau sabre laser jaune (en réalité son batôn qu'elle a customisé) et ce nom de famille qu'elle s'est enfin choisie. Au générique du VII débutant par les mots "Luke Skywalker a disparu", la dernière réplique du IX lui oppose le "Rey Skywalker" d'une Daisy Ridley dont la silhouette se découpe ensuite dans les deux soleils de la planète, comme Mark Hamill 42 ans ans auparavant, alors que le titre de la bande-originale de John Williams qui passe à ce moment-là, "A New Home" est un clin-d'oeil au titre original de l'Episode IV, "A New Hope" ("Un nouvel espoir"). Comme une façon de boucler la boucle à travers les mots, les images et la musique.
"Mille générations de Jedi vivent en toi", pouvait entendre Rey peu de temps auparavant, dans un mélange de voix venues du passé, signe que la trilogie avait fini de s'approprier un héritage pour le moins complexe et effrayant à manoeuvrer. Et la voir tournée vers l'avenir, sous le regard bienveillant de Luke et Leïa, va dans le sens de cette idée de transmission et de faire perdurer ce que l'on a reçu dans les esprits, alors que le dernier chapitre de l'histoire des Skywalker se referme.