Avec Chanson Douce, dans les salles depuis mercredi, Lucie Borleteau s'empare de l'excellent roman de Leïla Slimani, auréolé du prix Goncourt en 2016, dans lequel un couple de bobos engage une nounou pour s'occuper de leurs deux enfants en bas âge. La présence de Louise, qui se montre dévouée, consciencieuse, volontaire et vite indispensable, devient peu à peu envahissante et même inquiétante. AlloCiné a rencontré la cinéaste, ainsi que Leïla Slimani, l'autrice du roman, et Karin Viard, qui interprète le personnage complexe et effrayant de Louise. Elles nous parlent de la difficulté de tourner avec des enfants et racontent le tournage d'une scène extrêmement troublante pour les spectateurs : la scène du "pot".
"Dans un film, c'est assez rare de mettre les enfants au centre", observe Lucie Borleteau, la réalisatrice. "Le film se joue avec une espèce de triade composée de la nounou, des parents et des enfants et les enfants ne sont pas absents, ni objectivés. On est vraiment de leur point de vue par moment et c'est quelque chose d'assez difficile à faire au cinéma car c'est compliqué de tourner avec des enfants. Cela représentait un défi très excitant pour la mise en scène et pour l'équipe", souligne-t-elle.
Tourner avec des enfants
C'est le bébé de la cinéaste qui prête ses traits au petit Adam, jusqu'à ce qu'il grandisse et dans la deuxième partie du film, il est joué par des jumeaux. "Les bébés sont là une demi-heure sur le plateau, ainsi que l'impose la loi française qui est très stricte et très bien faite parce qu'elle protège les enfants, mais comme c'étaient des bébés qu'on connaissait bien, soit moi avec mon bébé, soit la mère des jumeaux qui est quelqu'un que je connaissait très bien et dont je savais qu'elle serait là sur le plateau, on connaissait bien leurs humeurs donc on pouvait composer avec."
Quant au personnage de Mila, la grande soeur d'Adam, elle est jouée par la jeune Assya Da Silva, six ans, dont c'est le premier rôle au cinéma. Lucie Borleteau explique comment elles travaillaient ensemble : "Elle connaissait les tenants et les aboutissants des scènes, mais on ne répétait jamais avec les actrices. Je faisais des exercices avec elle avant, en préparation, mais pas de répétitions pour qu'on ait la fraicheur des premières prises." Pour une toute jeune actrice comme elle, jouer avec deux comédiennes du niveau de Karin Viard et Leïla Bekhti était très formateur : "La première qualité des acteurs pour moi, c'est l'écoute, et comme c'est une bonne actrice, elle les écoutait et elle était juste."
Les coulisses de la scène du "pot"
Dans le film, alors que le comportement de Louise devient de plus en plus étrange, une scène provoque particulièrement le malaise chez les spectateurs : Louise, qui a envie d'aller aux toilettes, se saisit du pot du petit Adam et, devant les deux enfants, le glisse sous sa robe et urine dedans. "J'ai beaucoup aimé cette scène, j'ai même regretté de ne pas y avoir pensé moi-même, j'étais un peu jalouse", admet l'autrice du roman Leïla Slimani. "Je la trouve très malaisante et elle met bien en avant le fait que de temps en temps, Louise se met au même niveau que les enfants et les gens qui ont cette capacité à revenir à l'enfance sont souvent des gens très inquiétants."
Comment a été tournée cette scène ? Comment la réalisatrice Lucie Borleteau a-t-elle obtenu de la petite Assya Da Silva qu'elle joue si bien le malaise ? "Sur cette scène, ce qui est génial, c'est que la petite sait que Karin fait semblant, mais elle joue avec cette idée", répond-elle. "Elle demandait à Karin : 'Mais tu vas vraiment le faire ?' et Karin lui répondait : 'Je ne sais pas...' et elle lui disait : 'Non mais tu ne vas pas vraiment le faire, c'est horrible' et elle répondait 'Ben non, je vais pas le faire !'. Et en même temps, elle a un doute et c'est ce qui la rend tellement tendue."
Elle est tout à fait consciente que je fais semblant, mais ça touche à quelque chose de tellement tabou pour elle qu'elle se pose malgré elle la question.
La cinéaste précise que la scène est construite en deux parties : "Sur le moment, dans la première partie de la scène, elle est dans l'instant présent. Et après, dans la deuxième partie de la scène, elle est dégoûtée, triste et là, c'est vraiment du jeu. Je voulais qu'elle dise cette phrase en particulier - 'Je n'ai plus envie de jouer' - et il y a un mouvement de caméra un peu compliqué, donc il y avait un vrai truc d'actrice à faire et je lui ai vraiment demandé de jouer la tristesse."
"La petite, qui a six ans, est consciente d'être actrice", confirme Karin Viard. "On ne lui a pas raconté tout le film, pour ne pas l'influencer, mais elle sait que moi je joue un rôle. Elle en a d'ailleurs parfois un sentiment de toute-puissance qu'il faut un peu canaliser. Dans cette scène, elle est consciente qu'on joue, mais il y a quelque chose en elle qui trouve ça tellement malaisant et tellement bizarre qu'en fait, elle se demande si on joue ou si on ne joue pas. La réalisatrice, à ce moment-là, profite de son trouble. En réalité, elle est tout à fait consciente que c'est une scène construite de toute part et que je fais semblant, mais ça touche à quelque chose de tellement tabou pour elle qu'elle se pose malgré elle la question."
Protéger les enfants
L'histoire étant très sombre, il a fallu protéger les enfants de certains aspects du scénario. "Pour les plus petits, qui jouent Adam, il n'y a pas de conscience d'être dans un film", précise Lucie Borleteau. "Pour certains spectateurs, c'est vraiment très effrayant. La violence du film est vraiment dans ces scènes-là. Avec les bébés, on capture des choses qui sont presque de l'ordre du documentaire, donc ils sont absolument protégés de toute expérience traumatisante."
Pour Assya Da Silva, c'était un peu différent. "A six ans, elle était parfaitement consciente du fait qu'elle allait être une actrice. Avec ses parents et la production, on s'était mis d'accord, bien sûr, pour la protéger et ne pas lui raconter toute l'histoire. On s'est dit que sinon, ce serait trop dur pour elle de défendre son personnage. En revanche, on ne la prenait pas non plus par surprise. On ne l'a jamais manipulée, assure la réalisatrice, et la notion de metteur en scène qui travaillerait avec ses acteurs comme avec des marionnettes ne m'intéresse pas."
Karin Viard confirme : "Les enfants n'ont évidemment été ni traumatisés, ni maltraités. La petite fille avait conscience des choses, tout en en ayant la conscience que peut en avoir une petite fille de six ans. Elle était prise en charge par un coach et on jouait beaucoup ensemble. Je l'appelais ma 'collègue', pour bien lui rappeler qu'on était dans un rôle très défini et bien sûr, elle ne sait pas tout du film."
Propos recueillis à Paris le 12 novembre 2019 et à Levallois le 22 novembre 2019.