Débuts cannois réussis pour Mati Diop : la réalisatrice a remporté le Grand Prix du 72ème Festival de Cannes grâce à Atlantique, après avoir été la vedette d'une séance historique lorsqu'elle est officiellement devenue la première femme noire à présenter un film en Compétition. Et c'est à l'issue de cette projection forte en émotion, alors qu'il n'était pas encore question de trophée sur la Croisette, que nous avons rencontré celle qui avait signé un court documentaire intitulé Atlantiques en 2009.
AlloCiné : Aviez-vous en tête ce symbole que représentait votre présence dans la Compétition du Festival de Cannes ?
Mati Diop : Ça n'est pas une chose à laquelle je pense tous les jours. Je suis évidemment très consciente du symbole et de la dimension inédite de tout ça. J'y pense à la fois beaucoup et pas du tout : quand j'ai appris que le film allait en Compétition, j'étais encore en train de le fabriquer car j'étais en pré-mixage. Le cinéma c'est une chose très concrète, c'est très loin du monde des contes de fées. C'est un travail extrêmement prenant, difficile. Ce que représente ce symbole, quelque part, ça ne m'appartient pas. J'en suis consciente et très heureuse. Si je peux, au moins pour les personnes qui seront sensibles à mon film, représenter, aussi bien du côté féminin que de mes origines africaines, une figure qui est là, tant mieux. Mais je n'y pense pas tous les jours.
"Atlantique" est en Compétition aux côtés des "Misérables" qui, selon une spectatrice que nous avons interrogée, "représente l'évolution de la société métissée dans laquelle nous vivons". Et on le sentiment que "Atlantique" va dans le même sens et participe à cette évolution.
Quand j'ai su que Ladj Ly était en Compétition avec moi, je me suis sentie moins seule. Il est français d'origine malienne, moi française d'origine sénégalaise, et il a raconté son histoire ici en France, et moi à Dakar, mais il est évident que l'on fait partie d'une génération métissée traversée par deux cultures et en dialogue avec ces deux-là, et particulièrement sensible aux rapports de la France avec ses anciens pays colonisés. C'est sûr que ce sont des choses qui nous travaillent, qui ne peuvent que nous travailler et nous préoccuper. Et je suis vraiment contente que mon film ne soit pas le seul à incarner cela ici.
Si je peux, au moins pour les personnes qui seront sensibles à mon film, représenter, aussi bien du côté féminin que de mes origines africaines, une figure qui est là, tant mieux
Vos films ont aussi la justesse du regard qu'ils portent sur une société : celle du Sénégal et de Dakar dans le cas de "Atlantique".
Pour moi, l'un des enjeux les plus importants de ce film, c'était que la societé sénégalaise se retrouve dedans. On s'en fiche de savoir ce que j'observe là-bas : si les Sénégalais ne se retrouvent pas dans ce dont je parle, ce serait complètement caduc. Ça n'aurait aucune valeur. Et pour moi c'était très important que mes observations soient en phase avec la société sénégalaise que j'observe, que j'expérimente, que je vis, les rencontres que je fais, les amitiés que je tisse et le travail que je produis là-bas. Le fait d'avoir construit un rapport au Sénégal basé sur une certaine distance au lieu m'a peut-être permis de d'y voir plus clair.
Pourquoi avoir choisi de reprendre le titre de votre court métrage documentaire, "Atlantiques", à une lettre près ?
Ça n'est pas tant que j'ai choisi de le reprendre. Je me suis rendu compte que c'est celui qui parlait le mieux du film. Et c'est un prolongement du court métrage, déjà. C'est le contrechamp. Atlantiques, c'était l'histoire d'un jeune homme qui racontait à ses amis sa traversée, le voyage en mer de Dakar jusqu'en Espagne qu'il a effectué clandestinement. On y voyait d'ailleurs une fille, qui ne parle pas, et c'est cette fille dont j'ai en envie de raconter l'histoire. Et c'est Atlantique, le long métrage.
Mais il perd le "s" du court métrage. Parce que vous êtes majoritairement focalisée sur une seule personne ?
Je ne pouvais pas donner le même titre exact aux deux. Et j'aimais bien l'idée qu'un film très court porte un "s", et que le long soit au singulier. Et appeler le film Atlantique, c'est aussi une façon de lui donner le nom de l'un des personnages centraux. Car le premier personnage du film, je pense, c'est l'océan.
Qui est à la fois une frontière et un horizon, une perspective d'évasion.
Absolument.
Vous parliez de prolongement, mais le long métrage est aussi le miroir du court, qui est documentaire là où "Atlantique" est une fiction avec des éléments de fantastique. À quel moment de l'écriture cet aspect s'est-il immiscé pour accompagner les côtés romantique et politique ?
Pour moi le court métrage n'est pas qu'un simple documentaire. À l'intérieur même du récit du jeune homme que j'ai interrogé ce soir-là, coexistaient déjà la réalité de son expérience et son voyage en mer ainsi qu'une dimension fantastique. Il a dit qu'il avait vu des hommes se jeter par-dessus bord et se transformer en poissons, et me disait que même s'il était en train de me parler, devant ma caméra, il était en réalité déjà mort. Et c'est peut-être aussi parce que la langue wolof [parlée au Sénégal et en Mauritanie, ndlr] porte en elle une dimension poétique que le langage porte en lui cette culture où réel et surnaturel sont mêlés. Cela fait aussi partie de ma culture. Et ce mariage entre documentaire et fiction n'est pas plus une démarche cinématographique qu'une démarche qui provient d'une culture africaine : c'est un langage à part entière, et c'est ici que l'on a tendance à séparer les choses.
Surtout que l'on se rend compte que le genre investit beaucoup de films aujourd'hui, ne serait-ce que dans cette sélection cannoise ("Bacurau", "Zombi Child"...). Et on a l'impression que les auteurs s'appuient beaucoup plus sur le fantastique, qui est parfois plus efficace évoquer le réel.
C'est le propre du fantastique : c'est vraiment un miroir. Mais, en ce qui me concerne, ça n'est pas un choix cinéphilique venu de l'extérieur. C'est quelque chose d'inhérent à la réalité que j'ai observée.