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    Cannes 2019 - Le Jeune Ahmed, ou la radicalisation vue par les frères Dardenne
    Corentin Palanchini
    Passionné par le cinéma hollywoodien des années 10 à 70, il suit avec intérêt l’évolution actuelle de l’industrie du 7e Art, et regarde tout ce qui lui passe devant les yeux : comédie française, polar des années 90, Palme d’or oubliée ou films du moment. Et avec le temps qu’il lui reste, des séries.

    Les frères Dardenne reviennent pour la huitième fois en compétition au Festival de Cannes avec "Le Jeune Ahmed", l'histoire d'un jeune garçon radicalisé. Le film sort ce mercredi dans les salles.

    AlloCiné : Ce qui m'a frappé avec votre nouveau film c'est à quel point Ahmed est jusqu'au-boutiste dans sa radicalisation. Pour son jeune âge, cela en fait un personnage surprenant.

    Luc Dardenne (LD) : [Ahmed] a 12 ans et demi, 13 ans. On avait déjà écrit des scénarios avec des personnages plus âgés mais notre problème avec les personnages plus âgés c'est que nous ne voulions pas raconter l'histoire de quelqu'un qui se radicalise mais celle de quelqu'un qui l'est dès le début du film et qui doit sortir de cette radicalisation, de cette idéolologie mortifère dans laquelle une version de la religion islamique l'a placé. (...)

    [Nous avons donc] trouvé ce jeune garçon, enfant-adolescent, sortant des idéaux familiaux, qui va chercher des idéaux à l'extérieur et les trouve auprès de cet imam qui l'a séduit. Il y a quelque chose du désir dans cette radicalisation, il n'y a pas été obligé. Il y a une séduction qui a dû opérer, il est accroché à ça. Or, comment le faire sortir de cela sans angélisme ni romanesque ? Lorsque l'on parle de ce sujet, on ne peut pas oublier tous ces morts en France, en Belgique ou ailleurs. Au Burkina Faso, au Sri-Lanka par exemple (...). [Notre histoire] devait être à la mesure de cela, (...) de la profondeur de ce qu'est un endoctrinement religieux. Et c'est ça que nous avons essayé de faire.

    C'est un thème récurrent de votre cinéma que de chercher la compléxité qu'il peut y avoir chez l'être humain, le moment où il est dans une situation qui va le pousser vers une extrémité.

    Jean-Pierre Dardenne (J-P D) : Oui, mais le fanatisme c'est un peu différent. Pour nous, c'est la première fois qu'on... même si on beaucoup traité, inventé, accompagné des personnages qui étaient des obsessionnels, ici c'est différent. Car le fanatique, lorsqu'il fait quelque chose, quand il tue -il a le permis de tuer- il pense que c'est pour votre bien, pour le bien du monde auquel il rêve et que c'est le bien. Donc la conscience du mal, le remords, se sentir coupable, ça n'existe pas. C'était donc difficile pour nous de l'accompagner dans sa solitude terrible -parce qu'il est quand même seul ce gamin- comment le ramener à la vie ? Et puis on a trouvé cette rupture dans le récit du film et il nous a semblé qu'il fallait en passer par là et que c'était à la mesure de la profondeur de son fanatisme.

    Christine Plenus

    Vous évoquiez sa solitude, il y a des moments où Ahmed a le regard baissé, ne relève plus du tout la tête. Pouvez-vous expliquer ce choix de mise en scène, qui n'est pas anodin ?

    LD : Il est en lui-même, et il est avec l'interprétation qu'il fait de son Dieu, qui le réconforte dans ce qu'il fait, qui ne lui dit jamais qu'il a tort. C'est un islam radicalisé qui n'est pas celui de beaucoup de gens qui le vivent de manière pacifiée, qui sont tolérants et qui veulent vivre avec vous qui n'êtes pas musulman. Or cela n'est pas possible pour lui. Lorsqu'il perd le contact avec son imam et qu'il est seul, il se nourrit encore à travers ses prières et ce qu'il offre à Allah. C'est le seul contact qu'il peut encore avoir car sinon, tout le monde veut le sortir de ça. Il le sait, et c'est pour cela qu'il se ferme. Ils veulent l'aimer mais il n'a pas envie de ça, qui pourrait le faire sortir [de sa radicalisation].

    On essaye de l'aider et justement, on sent que les personnages secondaires qui représentent certaines institutions susceptibles de l'aider sont impuissantes à l'aider. Est-ce qu'on sait comment aider les personnes dans cette situation ?

    J-P D : Ma réponse n'en est pas vraiment une. On a commencé à travailler sur des personnages plus âgés. Mais là, à part copier ce qui s'était passé dans la réalité ou doubler les commentaires existants, on ne voyait ce que nous pouvions apporter surtout que ça impliquait deux ans de notre vie. Le film que l'on avait envie de faire c'était non pas de donner une réponse parce que c'est un grand mot mais comment on pouvait entrer en écho avec ça (...) et comment décrire les possibilités de sauver quelqu'un [dans cette situation]. Et ça nous est apparu très difficile. Ou alors on considère que le fanatisme est une espèce de hobby de week-end ou que l'on pratique entre 5 et 7. (...) Et on a fait une proposition qui ne se veut pas un modèle.

    Christine Plenus

    Vous êtes connus pour être des découvreurs de jeunes acteurs, ici il s'agit d'Idir Ben Addi, mais cela a-t-il été facile de trouver l'interprète d'un rôle si complexe ?

    LD : Ça n'a pas été très long. Il s'est présenté le premier jour du casting et on l'a fait revenir deux fois après. Mais déjà on a senti qu'il était bien. Vraiment. Capable de changements de rythme, de parler bas, un peu plus fort, il avait une retenue. C'est ce qu'on aime nous chez les acteurs, qu'ils n'expriment pas trop si je puis dire. Qu'ils s'expriment quand même, mais pas trop. Il avait ça et un corps entre l'enfance et l'adolescence. Dans son regard ce n'est plus un enfant mais il y a encore des rondeurs, des mains un peu potelées, ce n'est pas encore un adolescent. Donc on s'est dit : "même s'il va être fanatisé, il y a encore quelque chose qui n'est pas maîtrisé, d'un autre âge, qui échappe à ça, ça va nous aider à filmer l'ambiguité, la contradiction, le fait qu'une partie de lui nous échappe". Car notre caméra était placée du côté de la vie, pas du côté de l'idéologie mortifère de l'imam (...).

    Vous êtes aussi des documentaristes. De quelle façon vous y êtes-vous pris pour vous informer sur la radicalisation islamiste ?

    J-P D : On a beaucoup lu. On a rencontré des gens qui nous ont accompagné -l'un à l'écriture du scénario, l'autre sur le tournage- et Luc a visité beaucoup de sites. Ça c'est pour le côté religion, qui est essentiel dans le film même si elle est déclinée dans différents lieux. Mais on n'y connaissait pas grand-chose. Enfin, un petit peu mais il fallait être très sérieux. Ne serait-ce que les prières qu'Ahmed fait dans le film sont documentées. La réalité nous a donné beaucoup de combustion pour le scénario. Luc va en parler mieux que moi puisqu'à un moment le scénario c'est lui qui s'y colle si je puis dire, mais il y a eu de la documentation sur le centre par lequel Ahmed va passer, la ferme...

    LD : Pour la religion, il a fallu des musulmans à qui j'ai expliqué le film qu'on voulait faire et qui étaient d'accord avec ce que l'on faisait et qui ont donné beaucoup d'informations sur les mosquées radicales, sur la manière dont l'imam parle aux jeunes, leur dit ce qu'on peut faire, ne pas faire... le sens du pêché, qui est énorme chez ces jeunes (...) pêché par rapport au fait d'avoir porté ou pas porté tel ou tel vêtement, d'avoir regardé ceci, pas regardé... C'est assez terrible, assez déprimant, même, et stupéfiant. Je ne soupçonnais pas que cela soit à ce point. (...) Il y a quelques petites erreurs que les musulmans verront dans la façon dont [Ahmed] place ces pieds quand il prie, mais ça c'était bien pour nous et nous les avons volontairement laissées. Car c'est un enfant, il veut faire comme il faut mais il ne le fait pas encore bien (...).

    Diaphana Distribution

    C'est la huitième fois que vous présentez un film en compétition à Cannes. C'est toujours une bonne étape pour vos films ?

    J-P D : Nous on dit oui. On fait le choix de présenter le film [au comité de sélection] ce qui témoigne du fait que la présence éventuelle de notre film en compétition à Cannes est espérée. Cela devrait lui faire du bien en rencontrant un public un peu plus large qu'il n'aurait pu le faire sans passer par Cannes. Ça c'est dans la version optimiste. Si ça casse à Cannes, les dégâts sont difficilement réparables pour la sortie en salles. Donc c'est un mouvement d'optimisme de notre part ! C'est le plus grand festival du monde, c'est un mythe. Et que notre jeune Ahmed inscrive ses pas dans ce mythe une fin d'après-midi, on se dit que c'est bien.

     

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