Si vous ne connaissez pas encore son nom, retenez-le bien. Actrice, scénariste, dramaturge et productrice, Phoebe Waller-Bridge a fait irruption dans la télévision britannique en 2016 avec sa série Crashing, comédie potache tirée d'une de ses pièces de théâtre sur le quotidien d'une bande de jeunes frappés par la crise du logement. Fleabag, sorti la même année et également adapté d'un seul en scène, est une chronique acerbe et désopilante suivant le point de vue d'une jeune femme qui perd pied, frappée par un drame qu'elle refoule pour sauver les apparences tout en noyant ses émotions dans des relations sans lendemain.
Briser le quatrième mur
Malgré ce pitch à l'aspect sombre, Fleabag est une véritable comédie inclassable et réjouissante dont les Britanniques ont le secret. Le principal ressort comique de la série ? L'adresse constante de l'héroïne au spectateur, qui reprend les codes de l'aparté théâtral (dont on sent que Waller-Bridge, comédienne accomplie, y a puisé toute sa dynamique de jeu.) Chaque dialogue est propice au gag, chaque réplique est une chute potentielle. On est pas loin d'un numéro de stand-up dont le spectateur deviendrait un personnage à part entière. On rit et on s'émeut, tour à tour témoin et complice des actions de Fleabag qui se met constamment à distance d'elle-même, usant et abusant de l'ironie pour éviter d'affronter ses émotions. Cette saison 2 repousse ce concept encore plus loin en faisant intervenir un niveau d'interaction supplémentaire qui nous prend totalement au dépourvu. On a rarement ressenti autant de complicité avec un personnage de fiction.
Du rire aux larmes
L'un des thèmes fondamentaux de Fleabag est la famille. La sienne, dysfonctionnelle à souhait, est volontairement caricaturale : sa soeur, Claire (Sian Clifford), est une control-freak mariée à un looser alcoolique (Brett Gelman), et son père (Bill Paterson) s'est laissé prendre dans les filets de leur marraine (Olivia Colman, merveilleuse de perfidie) venue remplir le vide après la mort de leur mère. L'ombre du deuil plane sur la série, qui aborde en pointillés les difficultés de s'y confronter. Chaque personnage y répond à sa manière, sous la forme d'une fuite en avant : son père en se soumettant à une marâtre qui l'éloigne de ses filles, sa soeur dans le travail et le déni face à un conjoint qu'elle déteste, et Fleabag elle-même en se punissant avec des relations sexuelles catastrophiques. Plus optimiste, la saison 2 nous montre une héroïne ayant mûri, s'évertuant à trouver le bien-être, et à s'interroger sur son avenir et sa place en tant qu'individu dans la société. Une véritable thérapie par la fiction.
La foi abordée de manière originale
Après avoir traité avec humour et cynisme le dégoût de soi en saison 1, Fleabag entreprend ici de remonter la pente, et de faire place au changement. Le chemin est long et semé d'embûches, et sa famille toujours aussi névrosée, mais un nouveau compagnon de route spirituel va lui servir d'appui : un prêtre agité au langage peu châtié, campé par Andrew Scott (inoubliable Moriarty dans Sherlock). Plus observatrice, plus sereine, Fleabag bouleverse ses idées et ses principes dans cette saison qui aborde la religion sous un angle rafraîchissant. "Le vrai socle de cette saison était lié à la notion de religion. J'avais commencé à écrire des blagues en forme de réflexions sur la foi chrétienne et le catholicisme, et elles ont imprégné la série" confie Waller-Bridge au site Metro. "Lorsque Andrew a dit oui, l'histoire a vraiment commencé à prendre forme dans mon imagination. J'aimais l'idée que Fleabag trouve son idéal avec quelqu'un qui possède la même intelligence et la même vivacité d'esprit qu'elle, mais qui mène une vie complètement différente."
Un monument de féminisme
Le ton cru de la série, parfois décrit - à tort - comme trash, traduit la façon dont l'héroïne intègre les désirs du sexe opposé en oubliant de se demander quels sont les siens. De manière générale, Fleabag est une leçon de féminisme qui dénonce le sexisme quotidien envers les femmes, et les conséquences que cela entraîne sur la manière de se construire. En parlant de son beau-frère, qui vient de lâcher une remarque grossière à table, Fleabag s'adresse ainsi au spectateur : "il fait partie de ces hommes qui ont un comportement sexuel extrêmement innaproprié avec tout le monde, mais qui parviennent à vous faire culpabiliser si vous le prenez mal." Quelle femme n'a jamais éprouvé ce sentiment d'impuissance ? Puis elle déclare, au sujet des relations sexuelles : " je ne suis pas obsédée par le sexe, je ne peux juste pas m'empêcher d'y penser. L'idée de performance, l'aspect gênant, le fait qu'on en fasse tout un plat, le moment où on comprend que quelqu'un veut notre corps... Pas tellement les sensations que ça procure." A travers ce propos, Fleabag souligne l'injonction des femmes de devoir plaire à tout prix comme unique moyen de s'accomplir et de se sentir exister, au détriment de leurs propres besoins. Pour y répondre, la saison 2 s'appuie sur la notion de sororité (la solidarité entre femmes), alors que l'héroïne vient en aide à sa soeur Claire à son tour rattrapée par les angoisses existentielles. Un puissant monologue sur la féminité délivré par Kristin Scott-Thomas (merveilleuse guest de l'épisode 2) vient donner le ton de cette saison résolument politique et libératrice.
Malgré ses abords provocateurs et les thèmes dramatiques qu'elle aborde, Fleabag prône la bienveillance et l'indulgence envers soi-même. La précision d'orfèvre de l'écriture par laquelle ce message nous est délivré, à la fois drôle et avisé, nous laisse béats de plaisir télévisuel. En résumé, Fleabag est une oeuvre complète, aussi universelle qu'intime, doublée d'une véritable leçon de comédie. Après Killing Eve, thriller qui revisite les codes du film d'espionnage avec Sandra Oh et Jodie Comer (diffusée sur Canal+ chez nous), on a hâte de savoir ce que Phoebe Waller-Bridge nous réserve pour la suite : la créatrice a d'ores et déjà été courtisée en tant que script-doctor sur le prochain James Bond par Daniel Craig en personne pour pimenter le scénario...
En mai sur Amazon Prime Video : Good Omens, Sneaky Pete, Fleabag...