AlloCiné : Quel a été le déclencheur de L'Adieu à la nuit, votre nouveau long métrage ?
André Téchiné, réalisateur : J'avais lu et entendu des entretiens avec des jeunes gens qui étaient partis en Syrie, qui s'étaient engagés pour le jihad. J'ai eu un désir de mise en scène par rapport à cette parole que je trouvais extrêmement troublante et que je voulais intégralement respecter. Au départ, c'était le travail qu'a fait David Thompson, tout ce travail d'enregistrement, cette matière vivante, de ces jeunes gens radicalisés. C'est ça qui m'a donné envie de faire un film. Et puis le point de vue de quelqu'un de ma génération, j'ai pensé à Catherine Deneuve, et sur justement cette jeunesse engagée dans ce combat. Très vite il y a une fiction qui s'est construite de façon très simple et très minimaliste : une grand-mère qui découvre que son petit fils s'est radicalisé. Ça a été ma base de travail.
Plutôt que de travailler sur ce que je connais, là, c'était très excitant et très instructif pour moi de travailler sur ce que je voulais découvrir. Il y a eu tout le travail dus scénario et tout le travail de la préparation sur ce monde que j'avais envie de montrer à l'écran en le rattachant au domaine affectif. La plupart du temps, on part d'un roman et on en fait une adaptation cinématographique. Là, c'est un peu le contraire. C'est comme si j'étais parti d'un reportage pour faire une adaptation au cinéma. C'est un peu comme ça que ça s'est passé.
Le sujet est vraiment ancré dans la réalité, l'actualité, mais tout en ayant une approche romanesque...
Ce sont des personnages que je prends au moment où ils vont partir en Syrie, faire le saut, et quitter notre monde pour un autre monde qu'ils ne connaissent pas. Ils vont se déraciner complètement, ils l'ont décidé, ils l'ont voulu. Mais ils restent encore singuliers, encore humains à leur insu. Ils ne sont pas encore complètement devenus des automates ou des robots, et c'est ça aussi qui m'intéressait de montrer dans les préparatifs volontaires mais improvisés de leur départ. Toujours les plonger dans le concret de cette situation d’urgence, et toujours montrer aussi le conflit entre les prescriptions auxquelles ils doivent obéir et le côté humain qu'ils n'ont pas encore réussi à éliminer complètement.
Comment s'est porté votre choix sur la coscénariste Léa Mysius (Ava) et comment avez vous collaboré avec elle ?
Je voulais une personne qui ait un peu le même âge que mes jeunes protagonistes, puisque je savais que la grand-mère aurait mon âge et serait jouée par Catherine [Deneuve]. Je voulais quelqu'un de tout à fait jeune. Je n'avais pas encore vu son long métrage, Ava. Elle m'avait montré des courts métrages qu'elle a fait à la Fémis. Je n'ai pas fait des test, je me suis engagé. Je ne vois pas très bien d'ailleurs comment on peut tester un scénariste. Mais là j'ai vu dès les premières scènes qu'elle écrivait, parce que le premier jet, c'était elle, qui me proposait des choses à partir d'un canevas. Elle avait beaucoup de fraîcheur et d'inventivité, et on s'est embarqué dans ça.
A propos de Catherine Deneuve que nous avons déjà évoqué un peu plus tôt, j'ai lu que vous disiez cette fois-ci avoir « essayé de faire bouger un peu son image et d’approfondir mon regard sur elle »...
Oui, peut être que j'ai dit ça. Approfondir je ne sais pas, mais en tout cas renouveler, c'est toujours l'ambition, comme on a fait plusieurs films ensemble. L'ambition est toujours le renouvellement. Je lui ai déjà confié plusieurs rôles et à chaque fois elle les a dépassé par son talent.
Ce qui était nouveau était que c'est un personnage très terrien, très terrestre. Un personnage entre les végétaux et les animaux. Je voulais qu'il y ait des arbres, des cerisiers… Elle a une exploitation fruitière. Je voulais qu'il y ait des sangliers, des chevaux dont elle s'occupe dans son centre équestre. Ce personnage de Muriel est un personnage terrien et terrestre. C'est ça que j'avais envie de faire jouer à Catherine car c'était pour nous deux une terre inconnue, quelque chose de tout à fait inédit, et donc nous sommes partis à l'aventure, et nous avons exploré ça.
Je pense que ça recoupe presque de façon documentaire un amour qu'elle a elle-même, qui fait partie de sa personnalité, pour les les végétaux et les animaux. Elle est beaucoup plus savante que moi dans ce domaine mais je crois qu'elle s'est lancée à corps perdu là-dedans, avec aussi, -et ça c'était nouveau pour nous-, le fait qu'elle allait se laisser embraser par le feu de son petit fils. C’est un personnage en feu, quand elle apprend qu'il faut absolument l’empêcher de partir en Syrie.
Vous dirigez à nouveau de jeunes comédienOn connait votre attention pour les jeunes talents, votre sensibilité pour la jeune génération d'acteurs. Y en a-t-il, dont les noms vous viennent, que vous trouvez particulièrement intéressant actuellement ?
Le premier qui me vient, c'est Vincent Lacoste. Je le trouve tout à fait étonnant dans sa diversité de registres, de l'hyper-sensibilité au comique. A chaque fois en prenant des risques et en faisant vivre chaque personnage selon des modalités différentes. C'est un explorateur. Beaucoup de vitalité mais aussi la possibilité de se rendre secret, introverti. Tout ça fait qu'il m'a beaucoup frappé.
Mais ce n'est pas le seul. A chaque fois, c'est la singularité qui est intéressante. Un acteur comme Pierre Niney par exemple qui fait aussi des compositions, qui sont à chaque fois des propositions de jeu très contrastées. Lui aussi je le trouve passionnant, avec une virtuosité technique qui est à la fois ce qu'il y a de plus admirable, car il joue tout le temps avec ça. Il prend lui aussi beaucoup de risques. C'est quand je sens le goût du risque chez un acteur, et sa vivacité, et sa possibilité de métamorphose, c'est ça qui me fait rêver. Je ne vais dire que ces deux là, je ne vais pas me mettre à en énumérer trop.
Trouvez-vous le temps d'aller au cinéma régulièrement, et avez-vous eu des coups de coeur récents?
Là je me suis beaucoup occupé de mon film. Je n'ai pas vu récemment beaucoup de films. J'ai aimé des films très différents : j'ai aimé Mes Provinciales de Jean-Paul Civeyrac par exemple, j'ai aimé Mektoub My Love, le film de Kechiche. Et plus récemment le film de Nadav Lapid, Synonymes. Ce sont trois films que j'ai trouvé très novateurs, et qui sortaient vraiment de la routine ou de la performance du genre. Ce sont trois films extrêmement personnels avec un point de vue de cinéma à chaque fois très fort.
Récemment Jean-Luc Godard a dit dans une interview qu'il pourrait être inspiré par un sujet comme celui des gilets jaunes. Est-ce que cela pourrait vous inspirer aussi ?
[Un sujet comme celui des Gilets jaunes] peut m'inspirer si je le traite dans le domaine affectif pour en faire surgir une vérité humaine sous forme de fiction. Mais pas pour le traiter sous une forme de reportage ou documentaire, parce que ça n'est pas du tout ma personnalité de cinéaste. Ce qui m'intéresserait, c'est de partir éventuellement des gilets jaunes, dont vous parlez, et d'essayer de voir de quelle manière ça peut devenir un objet cinématographique. La fidélité au cinéma, en ce qui me concerne, est plus forte que la fidélité au réel. Mais j'aime bien, comme j'ai fait ici, partir de reportages, mais pour faire du cinéma.
Vous savez déjà quel sera votre prochain projet ?
A chaque fois que vous m'avez posé la question, je vous ai dit oui, et là, non. Là je ne vois pas plus loin que le bout de la sortie du film.
La bande-annonce de L'Adieu à la nuit :
Propos recueillis à Paris le lundi 15 avril 2019