Comment avez-vous abordé le thème de l'autisme dans Astrid et Raphaëlle ?
Jean-Luc Azoulay, producteur (JLA) : On est partis du fait qu'on voulait être justes. La genèse du projet a été marquée par des rencontres avec des autistes, pour ne pas être caricatural comme c'est le cas dans certains films, parce que ça les blesse énormément. Rain Man était un peu notre repoussoir; il a fait beaucoup de mal aux autistes et à l'image qu'ils renvoient. L'écriture a été assez longue à cause de cet impératif de justesse; l'auteur, Alex De Seguins, est venu nous proposer le projet il y a deux ans. On a beaucoup attendu avant d'avoir le feu vert de France 2, mais une fois que c'était fait, tout s'est accéléré à une vitesse supersonique.
Etait-il déjà question au début du projet d'en faire une série récurrente ?
Sara Mortensen : En tout cas en lisant le scénario, c'était un désir immédiat. Je me suis dit que ce serait extraordinaire que ce ne soit pas juste un 90 minutes.
Sara, quel était le plus grand défi en découvrant votre rôle ?
Sara Mortensen, interprète d'Astrid : Le plus compliqué c'est d'être crédible. Astrid est avant tout documentaliste, et il se trouve qu'elle travaille au fond à gauche parce que c'est là où elle est le mieux, mais elle travaille là parce qu'elle est autiste et que ça lui convient très bien de ne pas avoir de bruit, d'avoir des horaires fixes, un travail très routinier - parce que les autistes ont besoin d'une routine, c'est la seule chose qui les cadre réellement et qui les rattache à une sorte de vie commune avec les neuro-typiques (les personnes non-autistes). Donc il a fallu faire un choix à la fois artistique pour qu'Astrid soit attachante pour les neuro-typiques, et qu'elle soit "autistiquement" crédible et réelle. Il y a autant d'autismes que d'autistes, et il a fallu faire un choix de caractère, de fonctionnement, de diction, de mouvement... Les autistes ont souvent un développement moteur qui peut être plus lent, donc Astrid est assez renfermée sur elle-même et ne regarde pas les gens dans les yeux. Comme le dit Josef Shovanec, qui est l'autiste le plus connu en France, "on peut avoir un prix Nobel, mais dire bonjour est très compliqué." Car la personne autistique peut perdre un temps fou à analyser son interlocuteur avant de prendre la parole ! La concentration était également un aspect essentiel du personnage : j'essayais de décomposer chaque geste comme un autiste peut le faire, de me fixer sur les petits bruits du quotidien qui peuvent être très envahissants, tout en ayant des kilomètres de texte à apprendre et à réciter dans un débit très rapide, car lorsque les autistes parlent de leur intérêt spécifique ils parlent très vite, ils deviennent intarissables et ils ne font aucune faute... Donc je ne pouvais pas en faire non plus ! Astrid est un personnage qui m'a beaucoup plus habité que les autres, à tel point que j'ai eu la sensation en terminant le tournage de ne pas avoir tourné. C'était très étrange.
Jean-Luc Azoulay : Un des problèmes majeurs pour les autistes, c'est tout ce qui est lié au relationnel : ils n'ont pas de filtre du tout ! Donc ils disent des vérités difficiles à entendre. L'un des aspects clés de la série est aussi de montrer comment on vit avec une personne autiste au quotidien.
Vous êtes-vous appuyée sur des personnages de fiction associées au syndrome d'Asperger pour votre personnage, telles que The Good Doctor, Sheldon Cooper dans The Big Bang Theory ou encore Claire Danes dans Homeland, ou au contraire les avez-vous tenues à distance ?
Sara Mortensen : Ce sont des personnages que j'adore à titre personnel, ce sont des performances d'acteur de dingue, mais justement je n'ai pas voulu du tout m'en inspirer. Je me suis fermée à tout ce qui était fiction car je ne voulais pas que ce soit une performance. Je voulais me plonger dans l'autisme, donc je suis allée m'immerger auprès d'eux, j'ai rencontré beaucoup de personnes et d'associations, notamment dans un café où toutes les personnes employées sont autistes ou handicapées mentales - or l'autisme n'est ni une maladie ni un handicap mental, ça n'a été révélé qu'en 2012 en France donc je tiens à le préciser car on est très en retard en matière de prise en charge de l'autisme. Je me suis plus penchée sur le dialogue avec eux, avec des parents d'autistes, plutôt que sur des performances d'acteur - que je salue au passage.
Jean-Luc Azoulay : Le traitement de The Good Doctor ne nous plaisait pas du tout. Je trouve que tous les codes visuels de la série ne sont pas du tout convaincants, ni réalistes par rapport aux Asperger, c'est très à l'américaine. Nous avons voulu faire quelque chose de beaucoup plus réaliste. On pourrait se dire, dans Elementary, que Sherlock est un autiste. On a plus pensé à un Sherlock rebooté.
Sara Mortensen : Lors du premier casting j'ai été recalée. "Trop autiste", m'a-t-on dit ! Et par chance on m'a rappelée et j'ai pu ajuster les curseurs.
Lola Dewaere : Moi je les ai harcelés. Je voulais vraiment le faire, j'étais très enthousiaste à la lecture du scénario, car on a jamais vu ce sujet traité de cette façon en France. L'équilibre du duo était tellement primordial que les castings ont pris beaucoup de temps.
Lola, avez-vous également eu besoin de cette immersion auprès de personnes autistiques pour concevoir votre personnage ?
Lola Dewaere, interprète de Raphaëlle : "Non justement, car je voulais arriver un peu vierge de tout ça pour ne pas être influencée. Lorsque Raphaëlle fait la rencontre de cette nana autiste Asperger, elle ne connaît rien de tout ça, et justement j'incarne le point de vue de toutes ces personnes qui sont étrangères à l'autisme. Je suis juste arrivée avec Rain Man en tête ou The Big Bang Theory, comme beaucoup de gens imaginent l'autisme, et je ne voulais pas être influencée par quoi que ce soit. Comme Raphaëlle a plutôt un tempérament de bulldozer, je ne voulais pas paraître trop renseignée ni trop subtile."
Sara Mortensen : Je t'ai trouvée très mignonne. (rires) En fait, comme je ne pouvais pas la regarder dans les yeux pendant tout le tournage, ce qui était assez terrible pour nous deux...
Lola Dewaere : On jouait côte à côte, mais pas en face !
Sara Mortensen : ...Voilà c'est ça, on était un même personnage, mais un peu dos à dos. Donc je n'ai découvert qu'après-coup le jeu de Lola et tout ce qu'elle avait fait, et je l'ai trouvée hyper mignonne et inventive. Moi je décortiquais plus tous les petits détails de la personne en face de moi, les aspérités sur un vêtement...
Lola Dewaere : Moi par contre j'étais tout le temps focalisée sur toi, et j'ai bien vu tout ce que tu as fait ! Parfois j'en oubliais même de jouer tellement j'étais obnubilée par son jeu. Sara restituait tellement bien le langage des autistes Asperger qu'elle avait l'air très en décalé dans son phrasé et son débit, et par moments je me disais "merde, sauve-la, enchaîne ! Si ça se trouve elle n'a pas appris son texte !" (rires)
Etait-ce compliqué de vous positionner par rapport à un personnage aussi fort en face ?
Lola Dewaere : Je savais que c'était le rôle d'Astrid qui allait ramasser. J'ai l'habitude de jouer les flics, et en tant que spectatrice, je suis beaucoup plus fascinée par la performance d'Astrid que Raphaëlle ! J'étais très tranquille par rapport à ça, et j'ai le physique que j'ai; ça contrebalançait bien le personnage plutôt filiforme d'Astrid. Ca ne m'a jamais fait peur, et j'étais très contente de le faire. En revanche, sur le tournage, j'imitais Sarah en train de jouer son rôle.
Sara Mortensen : Un jour on a inversé d'ailleurs. (rires) Les réalisateurs sont sortis de derrière leur combo et ont dit "Mais Sara, qu'est-ce qui t'arrive ?" La force d'Astrid et Raphaëlle, c'est qu'il s'agit vraiment d'un personnage à deux têtes. C'est en ça qu'on se rejoint.
La force d'Astrid et Raphaëlle, c'est qu'il s'agit vraiment d'un personnage à deux têtes.
Qu'est-ce qui vous a plu à chacune dans ce duo de personnages ?
Lola Dewaere : Elles ont une grande complémentarité. Raphaëlle est un peu borderline : c'est une carriériste, et en même temps elle veut être une bonne mère; c'est une fille qui a besoin de cadre, et même si elle est très droite dans son travail, dans sa vie personnelle c'est le bordel. Donc c'est très bien qu'elle rencontre cette autiste Asperger, ça lui impute du cadre dans sa vie. Pour moi, c'est vraiment une complémentarité, et pour Astrid, c'est plus compliqué mais ça risque de se développer s'il y a une suite à ce pilote, c'est mon boulot de foutre un peu le bordel dans sa vie à elle.
Sara Mortensen : Ce qui peut aller très vite d'ailleurs. (rires) "On va à droite - non, on va à gauche !" Oulah...
Lola Dewaere : Raphaëlle en joue avec elle, toujours avec bienveillance.
Sara Mortensen : Ce qui est très mignon c'est que parfois Raphaëlle zappe complètement qu'elle est autiste. Elle n'a aucun à priori, c'est ce qui fait sa force.
Lola Dewaere : Grâce à ce personnage, on évite tout sentiment de culpabilité face à l'autisme en regardant ce pilote. Raphaëlle a envie de secouer Astrid, et elle s'est jurée qu'elle y arriverait.
Elle a aussi un intérêt professionnel à le faire.
Lola Dewaere : Bien sûr ! Il y a une forme d'opportunisme de sa part au début, de la fréquenter pour faire avancer l'enquête. Mais elle l'assume de manière décomplexée.
Sara Mortensen : Elles sont décomplexées toutes les deux d'ailleurs, puisque Astrid ne sait pas ce qu'est un complexe ! (rires) Elles n'ont pas de filtre.
Jean-Luc Azoulay : Elles sont différentes mais complémentaires. C'est un peu un hydre à deux têtes ! On parle aussi de deux solitudes qui se rapprochent, à la fois de l'ouverture progressive d'Astrid, et des éléments familiaux qui vont montrer comment on vit avec une personne autistique, et notamment lorsqu'on est parent d'un enfant autiste. Il faut les deux points de vue. Je ne vous cache pas que le personnage de la mère d'Astrid risque d'arriver dans sa vie et va soulever toutes ces questions.
Sara Mortensen : Les autistes ont une capacité à imiter tout ce qui se passe autour d'eux, pour se fondre dans la masse. si des gens rient autour d'eux dans une conversation, ils vont rire, mais ils ne vont pas forcément comprendre le second degré ou les métaphores. C'est pour cela qu'il est si compliqué de déceler l'autisme chez certaines personnes, beaucoup le découvrent à l'âge adulte.
Avez-vous déjà eu des retours de personnes autistiques par rapport à Astrid & Raphaëlle ?
Sara Mortensen : L'unitaire a déjà été diffusé en Belgique, et j'ai reçu des messages troublants, voire bouleversants, qui m'ont beaucoup émue, de mamans d'autistes et d'autistes eux-mêmes me disant que je les avais bien observés et que c'était tout à fait crédible. Et je précise que les autistes, contrairement aux neurotypiques, ne mentent pas ! (rires)
Qu'espérez-vous à l'issue de la diffusion de ce pilote ?
Sara Mortensen : Ce qui compte le plus pour moi ce serait que tous les gens qu'on a rencontrés ne se sentent pas trahis. Si ça pouvait changer le regard des Français sur l'autisme, de comprendre qu'il s'agit d'une différence et des connexions différentes dans le cerveau, la partie sociale va être plus restreinte alors que toute la partie intellectuelle et purement analytique va être beaucoup plus développée, si les gens pouvaient juste comprendre ça, ce serait incroyable. J'ai parlé avec beaucoup de parents, et ce qui m'a frappée c'est à quel point ils sont seuls. En France, quand on a un enfant autiste, c'est comme si on avait une tare chez soi. Alors que c'est juste une différence ! Certains autistes sont non-verbaux en effet et c'est plus compliqué, mais il y a tellement de solutions pour les intégrer. Or une prise en charge en trois et six ans, ça coûte une blinde, tout le monde ne peut pas se le permettre, alors que si c'était remboursé par la sécurité sociale, les enfants qui sont pris en charge très tôt ont 70% de chances de se retrouver avec un vrai métier plus tard. Sauf qu'en France, on les met en hôpital de jour, on incite les parents à limiter les interactions... On est un peu moyenâgeux là-dessus. Beaucoup de parents sont contraints d'aller en Belgique pour recevoir un meilleur accompagnement.
Retrouvez la saison 1 inédite d'Astrid et Raphaëlle chaque vendredi à 21h sur France 2 :
Propos recueillis le 18 mars 2019