Il y a d'abord les faits, terribles, glaçants et insupportables. Le 22 juillet 2011, une explosion à la bombe survient à Regjeringskvartalet, le quartier gouvernemental de la ville d'Oslo en Norvège, à 15 h 26. L'explosion a tué huit personnes et en a blessé quinze autres. Une seconde attaque suit environ deux heures plus tard, dans un camp de jeunes organisé par la Ligue des jeunes travaillistes du Parti travailliste norvégien, sur la petite île d'Utøya. Un tireur armé déguisé en policier ouvre le feu sur les campeurs. En 72 minutes, soit le temps que mettront les secours à gagner l'île, il abattra froidement, méthodiquement, 69 personnes et en blessera 33 par balle. Le bilan global de cette tragique journée fera état de 77 tués et 151 blessés.
La police arrête sur l'île un dénommé Anders Behring Breivik, un militant d'extrême droite de 32 ans qui a perpétré et revendiquera les attentats du 22 juillet 2011. La justice l'inculpe pour les deux attaques. Lorsque son procès commence, en avril 2012, il se tient debout, bras droit dressé et poing fermé. Breivik apparaît face à un public d’environ 200 personnes constitué de survivants et de familles des victimes. Un geste - rapidement comparé au salut nazi - qu'il réitèrera lors des trois premiers jours d’audience. Pour lui, il s'agissait d 'exprimer "la force, l'honneur et le défi aux tyrans marxistes en Europe".
Au cours des dix semaines que dure le procès, interminable épreuve pour les victimes, Breivik multiplie les provocations. Stoïque lorsque le procureur détaille les crimes qui lui sont reprochés, souvent mutique, il n'a affiché aucun remord. "Je le referais. […] Une petite barbarie est souvent nécessaire pour empêcher une barbarie beaucoup plus grande" lâcha-t-il, estimant avoir agi par prévention afin d’éviter la destruction de la société norvégienne. "Tout ce qui va nous rester, ce sont des sushis et des écrans plats". Les adolescents abattus à Utoya ? "Ils n'étaient pas des innocents, mais des militants politiques" répondra celui qui demandera dans un premier temps l'acquittement. Breivik fut finalement condamné le 24 août 2012 à 21 ans de prison; la peine maximale prévue par le code pénal norvégien.
Le traumatisme national vécu par les norvégiens est à la hauteur de la tragédie : immense. Il s'agit de la plus grave attaque en Norvège depuis la Seconde Guerre mondiale, et de l'une des plus meurtrières fusillades perpétrées par un tueur de masse de l’époque contemporaine.
C'est sur ce terreau, risqué tant la douleur et les souvenirs restent encore vifs, que Paul Greengrass et le réalisateur norvégien Erik Poppe ont réalisé deux fictions relatant cette journée; avec respectivement Un 22 juillet, produit par Netflix et diffusé le 10 octobre, et Utoya, 22 juillet, qui vient de sortir en salle à peine deux mois après. Deux oeuvres pour un même sujet, mais dont le fond diffère néanmoins sensiblement, et surtout les formes, assez radicalement différentes dans leurs approches et qui ne produisent pas les mêmes effets chez le spectateur. Au final, deux oeuvres qui sont à la fois contraires dans leurs approches respectives, mais qui, in fine, peuvent tout à fait fonctionner de manière complémentaire. Récit.
Le postulat de départ : la montée de l'extrême-droite
A l'origine, Greengrass souhaitait réaliser un film sur la crise des migrants qui secoue depuis plusieurs années l'Europe; en particulier l'Italie, qui accueille sur l'île de Lampedusa de nombreux réfugiés. "Plus je travaillais là-dessus, plus je me rendais compte de l'impact que cela avait sur les peurs que suscitent ces mouvements migratoires, couplés avec la stagnation économique et la montée des extrémismes politiques à travers l'Europe. C'est ce qui m'a conduit à finalement réaliser ce film; parce qu'Anders Breivik et la Norvège nous ont montré les conséquences de ce processus de rejet à l'oeuvre dans des termes dramatiques, et qui nous parle à tous, où que nous vivions. Breivik se voyait, dans son narcissisme le plus extrême, comme un étendard de bataille de la rébellion d'extrême-droite en Occident. Mais la manière dont les norvégiens ont répondu à cette attaque, ce qui est au final vraiment le coeur de mon film, -la manière dont les politiques, avocats et plus important encore les familles endeuillées ont répondu à cette violence- peut tous nous inspirer, avec ce mélange de dignité, de ténacité et d'attachement aux valeurs de la démocratie" explique le cinéaste.
Ci-dessous, la bande-annonce de "Un 22 juillet"...
Le constat et les motivations dressés par Erik Poppe pour faire son film sont peu ou prou les mêmes. "En Norvège, il y a eu beaucoup de débats [...] sur les prises de paroles de l'auteur du massacre qui a utilisé de nombreuses occasions pour attirer l'attention des médias, en se plaignant de ses conditions carcérales, ect. L'accent mis par la médiatisation de sa propre situation a provoqué progressivement une perte de vue du coeur de son crime. il était essentiel pour moi de recentrer l'attention sur les victimes et leurs familles, sur ce qui s'est réellement passé et de souligner la bonne perspective sur le crime et les actes qui ont été commis afin de restituer la mémoire de ces événements aux vraes victimes. J'ai décidé alors de raconter l'histoire du point de vue des jeunes qui ont survécu. Un autre aspect moteur pour moi est la montée du néofascisme qui a gagné des partisans à travers l'Europe ces dernières années. Je pense qu'il est très important de montrer que ce genre de massacre peut se reproduire. Nous devons nous en rappeler pour nous y opposer. en tant que cinéaste, je dois aussi me poser cette question".
Ci-dessous, la bande-annonce de "Utoya, 22 juillet"...
Contraires et convergeants
Si le diagnostic est partagé, le traitement et la forme diffèrent donc. Dans le film de Greengrass, le massacre de l'île d'Utoya constitue moins d'un tiers du film, soit environ les 30 premières minutes. Des minutes absolument tétanisantes, où le spectateur découvre, médusé, le tueur incarné de manière saisissante par le comédien (norvégien) Anders Danielsen Lie. Il était d'autant plus nécessaire de l'identifier visuellement que toute la seconde et troisième partie du film reposent sur lui, son procès, et les douloureuses tentatives de la famille Hanssen pour se reconstruire après la tragédie. Celle-ci n'est d'ailleurs pas fictionnelle mais bien réelle : Viljar Hanssen, qui avait alors 17 ans et qui est incarné dans le film de manière assez bouleversante par le comédien Jonas Strand Gravli, fut grièvement blessé par Breivik, et perdi un oeil, tandis que des éclats de balle se logèrent près de son cerveau.
Au procès de Breivik, son témoignage fut essentiel, et il constitue d'ailleurs un des enjeux dramatiques fort du film de Greengrass, qui garde une approche visuelle et narrative proche du documentaire, comme au temps de Bloody Sunday. "J'ai fait beaucoup d'autres films, comme la saga des Bourne, mais mes racines restent dans le film documentaire, donc il n'est pas surprenant que je sois attiré par ce qui a trait au monde réel. Lorsqu'ils fonctionnent, je pense que ces films peuvent vraiment plonger au coeur de ce qui se passe et montrer où nous allons. C'est un peu explorer l'ADN de notre époque si vous préférez".
Un 22 juillet est basé sur le travail de la journaliste Åsne Seierstad, qui a enquêté sur les événements pour écrire En av oss, dont le récit constitue en grande partie une biographie du terroriste; Erik Poppe a quant à lui écrit son film sur la base de témoignages et des rapports de police, en plus d'avoir enquêté seul durant plus d'un an et demi, en recueillant lui-même la parole de survivants et acteurs clés de cette journée. Mais, contrairement à l'oeuvre de Greengrass, les personnages de son film et leurs expériences individuelles sont cependant tout à fait fictifs. "J'ai entrelacé plusieurs histoires réelles de victimes pour mon personnage principal" explique Poppe; "ca m'a permis de faire un récit beaucoup plus authentique des événements".
Si les deux oeuvres partagent le fait de mettre en avant un casting 100% local, authenticité oblige, ce sont de vrais -même parfois apprentis- comédiens qui peuplent le film de Greengrass, là où ceux de Poppe ne sont absolument pas des acteurs professionnels. "Pour réaliser le projet, je devais absolument les protéger entièrement de l'attention des médias. Avec les producteurs, nous sommes donc restés très discrets pendant le casting. Ensuite, je leur ai demandé de discuter du projet avec leurs parents, pour avoir leur soutien et je leur ai demandé de prendre le temps de réfléchir au sujet et à leurs rôles. Finalement, ils ont tous accepté de faire le film. C'est un groupe de jeunes étonnants, et Andrea Berntzen a été incroyable, le film repose beaucoup sur ses épaules".
Là où Un 22 juillet a été tourné sur les lieux même du drame, Erik Poppe n'a en revanche pas tourné son film sur l'île d'Utoya. "Nous avons tourné sur une petite île voisine pour des raisons éthiques et afin que les gens ne s'identifient pas trop aux personnages" explique-t-il. Les deux fictions diffèrent aussi dans leurs formes respectives. Greengrass découpe son oeuvre de 2h28 en une sorte de requiem en trois actes, entre un massacre inaugural, un impossible travail de deuil et de reconstruction, et un portrait du tueur tout à ses obsessions. Erik Poppe, qui fut photographe reporter de guerre, propose une oeuvre dégraissée jusqu'à l'os et montée comme un unique plan séquence et en temps réel, dont la durée est équivalente au temps que dura le massacre sur l'île d'Utoya. De même, Breivik n'est chez lui jamais personnifié, restant une silhouette fantômatique. Le spectateur ne voit d'ailleurs jamais les massacres perpétrés par lui; tout est commis hors-champ. Seules les rafales de son fusil d'assaut, qui claquent régulièrement, et de manière plus ou moins proche du groupe d'adolescents que l'on suit, sont là pour rappeler la présence du tueur à l'oeuvre. Pourquoi ce choix finalement ? "L'idée était d'essayer de voir s'il serait possible de dépeindre les sentiments des jeunes présents, pour essayer de comprendre cette histoire et de la ressentir à partir d'un autre point de vue que celui qu'on a l'habitude de voir dans les films. J'espérais qu'après toutes les spéculations et les récits qui ont été faits sur la tuerie, nous pourrions rendre la propriété de leur histoire aux victimes du 22 juillet" raconte Poppe.
Dans un cas comme dans l'autre, qu'il s'agisse de montrer le massacre ou au contraire d'en faire quelque chose de presque abstrait, les deux réalisateurs font montre d'une certaine pudeur, évitant un voyeurisme qui aurait nécessairement fait tâche sur un sujet aussi sensible. Au-delà du fait d'avoir sollicité les familles de victimes, pour certaines étroitement associées aux fictions, qui permettent aussi de fonctionner comme une sorte de catharsis, Greengrass tient à préciser : "il y a dans mon film très très peu de moments de violence graphique. Et celle que l'on voit concerne le plus souvent Viljar Hanssen lui-même, dont nous racontons l'histoire, et ces éléments sont là avec sa permission. [...] Nous avons beaucoup discuté en détails de cette approche de la violence avec ceux et celles dont nous racontons l'histoire, ainsi qu'avec les groupes de soutiens familiaux. Nous étions tous d'accord sur cet équilibre à trouver [...]; garder une dignité [...] sans chercher non plus à aseptiser ce qui s'est passé".
Et Paul Greengrass de conclure : "La chose la plus importante à comprendre est que, pour moi, il n'a jamais été question de faire un film sur les attaques elles-mêmes. Bien sûr, il faut les comprendre, les vivre, comme le font Viljar Hanssen et sa famille, et comme tant d'autres qui ont vécu ces événements. Mais en vérité les attaques ne sont qu'une petite partie du film. La plus grande part de celui-ci est ce qui se passe après". Où l'on revient justement et finalement à cette idée de complémentarité entre deux oeuvres partant d'une même tragédie, qui n'a pas fini de hanter la mémoire collective.