AlloCiné : Quel souvenir gardez-vous de votre premier Grand Bal ?
Laetitia Carton : Mon premier bal, ce n’était pas Le Grand bal, mais un bal trad en auvergne, j’avais 25 ans et j’ai le souvenir très ému d’une grange en plein hiver, d’une porte que je pousse, et d'y découvrir une grande chaleur humaine qui me saute au visage et au corps. Des centaines de personnes qui dansent sur un beau parquet, des musiciens, une grande fraternité qui s'en dégage, et me contamine. Des musiciens, une vielle, un accordéon qui jouent une musique tribale. J’étais étonnée et surprise de trouver ça vivant encore à cette époque, je pensais que cela avait disparu.
Quand est née l'envie de faire partager cette expérience à travers un film ?
Le jour où j’ai vu une équipe de télévision arriver au Grand Bal ! J’étais danseuse depuis plusieurs années dans ce festival, et même si j'ai toujours eu envie de filmer, c’est quelque chose que je m’étais interdit, de peur d’abîmer cet espace protégé et j’étais persuadée aussi que les organisateurs ne seraient pas d’accord, bref c’est quelque chose que je m’interdisais d’envisager. Mais en voyant cette caméra de télévision débarquer, je me suis dit que moi aussi je pouvais y entrer avec la mienne.
Comment avez-vous organisé le tournage pour capter la dynamique du Grand Bal sans la perturber, en étant un "observateur invisible" en quelque sorte ?
On n’est jamais invisibles, on arrive quand même avec une grosse caméra, une perche.... En fait on est tout sauf invisibles ! Les danseurs nous ont fait beaucoup de cadeaux en faisant de l’auto-mise en scène, c’est-à dire en jouant leur propre rôle et en partageant leur intimité. Je pense que l’on avait le même désir de faire découvrir au plus grand nombre la beauté du Grand Bal. J’ai organisé une équipe de jour et une équipe de nuit et on "tuilait" au premier bal du soir, ce qui nous permettait de disposer de deux caméras une fois par jour.
Le film s'intéresse avant tout à l'expérience humaine, moins aux détails logistiques : que pouvez-vous nous dire sur l'organisation d'un tel événement en terme de participants, d'infrastructures, de planning, de types de danses, de préparation en terme d'endurance... ?
Ce bal là réunit 2000 personnes et existe depuis 30 ans, l’organisation est si parfaite qu’elle en devient invisible. Elle est portée par une équipe de 450 bénévoles. Ce Festival n’est pas subventionné, pour moi c’est un exemple de ce qu’on peut faire quand on est portés par l’envie de partage. En terme de planning, on danse toute la journée, on fait des bals le soir, on peut faire des bœufs jusqu’au petit matin mais on n’est pas obligés, chacun fait ce qu’il veut. Il y a des milliers de façons de vivre ce Festival.
En regardant le film, on réalise que la danse est absolument permanente, jusque dans les cuisines, la cantine, les discussions entre participants...
Oui, c’est une bulle, c’est un espace où la danse est partout. On danse jour et nuit et même quand on se couche, en fermant les yeux dans la tente on continue à danser. On ne fait que danser ou parler de danse !
Vous utilisez même le mot "accro" dans le film. Dès lors, dans quel état d'esprit se trouve t-on avant le Grand Bal, pendant le Grand Bal, au moment de la dernière danse et surtout après le Grand Bal ?
On ne vit pas cette expérience que pendant Le Grand Bal, une fois par an : des bals de cette nature il y en a toute l’année, et c’est là que je vois qu’on est accros, on est capables de faire des centaines de kilomètres pour aller à un bal où un groupe que l’on aime joue, où on sait que l’on va retrouver la même communauté. Elle est là cette forme de dépendance, on va chercher les endroits où l’on se recharge. On est tous un peu tristes quand on quitte Le Grand Bal, on est tellement bien tous ensemble, pendant cette semaine-là, on est tellement gorgés d'énergie, même si on est épuisés, qu’on aimerait que la société soit à cette image.
Après plusieurs heures de danse, comment qualifier l'état dans lequel on se trouve : peut-on parler de lâcher-prise, d'abandon... voire de transe ?
Oui, il y a beaucoup de danses très enracinées avec des rythmes très tenus, où on martèle fort le sol ; ces danses durent très longtemps et avec le collectif et le rythme on atteint un état de conscience qui se rapproche de la transe. La fatigue aussi favorise cet abandon, ce lâcher-prise.
Le film évoque "la rencontre des corps" et le partage avec l'autre : pensez-vous que le succès de cet événement est à mettre en parallèle d'une société de plus en plus individualiste ?
Oui bien sûr, cet événement va à l’encontre de tout ce que l’on vit dans la société capitaliste, libérale d’aujourd’hui. Les valeurs qui sous-tendent ce bal sont la fraternité, l’échange, le partage, la solidarité ; des valeurs qui peuvent paraître un peu ringardes pour certains aujourd’hui mais qui, pour moi, sont essentielles. Et je pense qu’on en a tous besoin en réalité et encore une fois, ce n’est pas que dans ce Grand Bal là, c’est le monde du trad et du folk en général qui offre ça, tous les week-end, partout en France.
A ce titre, il est très surprenant de ne voir aucun smartphone durant toute la durée du film, comme si les participant(e)s préféraient vivre l'instant présent ensemble au lieu de le partager à distance et "en solo" comme on pourrait s'y attendre ?
La danse c’est justement ne pas être seul, c'est aller vers l'autre, et de toute façon c’est une zone où le téléphone ne passe, mais je pense qu’on est tous très heureux d’abandonner le smartphone pendant une semaine !
Le film pose la question de la place des débutants, et de leur difficulté à s'intégrer. Comment les choses peuvent-elles s'améliorer sur ce point ?
C’est un travail personnel de chacun d’arriver à poser ses valises, à dépasser ses propres limites, à se lâcher aussi et à ne pas prendre les choses personnellement : ce n’est pas parce que quelqu’un nous refuse une danse que c’est personnel, cette personne a peut-être juste envie d’écouter la musique, de se reposer, ou n'a pas envie de danser à cet instant, avec nous ou quelqu'un d'autre. C’est un espace qui permet de travailler sur soi et chacun peut en profiter pour progresser dans son rapport à l’autre et à soi. C'est une grande école.
Qui invite, qui mène, qui danse avec qui : les usages au Grand Bal suivent-ils l'évolution de la société en terme de relation entre hommes et femmes ?
Oui, les usages évoluent, comme la société, c’est-à dire que de plus en plus d’hommes se laissent guider, de plus en plus d’hommes osent danser ensemble, c’est très beau. Les questions de genre s'estompent. Et de plus en plus de femmes osent dire non quand elles n’ont pas envie ou lorsqu’une attitude pendant la danse ne leur plaît pas. Et on partage de plus en plus, on parle, on échange aussi sur les expériences négatives, oui, le Grand Bal est un miroir de la société.
Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux à qui votre film a donné envie de rejoindre le Grand Bal ? Et comment y participer ?
C’est très simple, il faut aller sur le site agendatrad.org. Ce site recense toutes les dates de tous les bals trad et folk partout en France ! On peut danser très facilement, partout, à Paris par exemple on peut danser tous les mardis soirs au Diablito Latino avec l’association Paris Bal Folk mais chaque région a son association, c’est très accessible de rejoindre ce monde. Il suffit d'oser entrer dans la danse. Je conseille de commencer par les danses collectives, en rondes ou en chaîne, elles sont plus faciles, on est porté par le collectif, on suit le mouvement, on trouve le plaisir de la danse plus rapidement et la sensation de faire partie d'un grand tout.