Réalisme et sobriété : un pari gagnant
Existe-il un savoir-faire français en matière de fiction ? Trop longtemps, nos chaînes de télévision ont manqué d'audace dans la création de séries, en se limitant à des adaptations de formats étrangers à succès (Le Secret d'Elise, Les Bracelets Rouges ou Insoupçonnable parmi les plus récents) ou en ayant recours aux genres ultra balisés du polar et de la série médicale jusqu'à épuisement (RIS, Caïn, Alice Nevers, Profilage, Nina...) Hormis les exceptions notables que constituent Un Village Français, Engrenages, Dix pour Cent ou encore Fais pas ci fais pas ça, les concepts de séries originaux ont manqué au public français.
Multi-récompensée par la critique, Le Bureau des Légendes, créée en 2014 par Eric Rochant, a également bénéficié d'un grand succès à travers l'Hexagone, réalisé d'excellentes ventes à l'international, et va même se voir gratifier d'un remake aux Etats-Unis. En 2016, elle est devenue la série française ayant généré le plus de revenus à l'étranger, dépassant Les Revenants, rapporte le site Les Echos. Selon Federation Entertainment, coproducteur et distributeur de la série, les deux premières saisons à elles seules ont rapporté près de 3 millions d'euros auprès des distributeurs étrangers. Des Etats-Unis à l'Europe en passant par la Russie et la Nouvelle-Zélande, la série a su s'exporter grâce à sa French touch : un thriller d'espionnage tout en finesse, dépeignant l'envers du décor de la DGSE. Jeux de stratèges et bruits de couloirs, immersion dans le réel, anti-sensationnalisme, héros à double visage... Tout le contraire d'un Jason Bourne. Le souhait d'Eric Rochant, le créateur de la série, était de montrer "qu'en restant réaliste, on peut être spectaculaire." Cette sobriété a fait le succès de la série à l'international, où elle est vendue sous le nom de The Bureau.
La série d'Eric Rochant fait en effet figure d'exception par son traitement ultra-réaliste du monde de l'espionnage français. Outre-Atlantique, on ne compte plus les séries à sensation sur le monde du renseignement : le MI-6 a été disséqué de toutes les manières possibles (Strike Back, The Night Manager, London Spy) quant à la CIA et au FBI, on ne saurait par où commencer tant ces univers ont pu nourrir les fictions américaines (Homeland, 24 heures chrono, Chuck, plus récemment The Americans ou Mindhunter...) En France, la comparaison faisait pâle figure; malgré une grande tradition du polar, les espions ont souvent été dépeints de manière caricaturale dans nos contrées (OSS 117, Les Barbouzes...) Le Bureau des Légendes a, au contraire, fait le pari d'une fiction réaliste, en se plongeant au coeur de l'actualité géopolitique - et en vérifiant la crédibilité de ses intrigues directement à la source. La DGSE ne communique bien évidemment aucune information, mais ses représentants peuvent donner ponctuellement leur avis aux scénaristes sur la crédibilité d'une scène. Ces échanges sont facilités par le fait qu'ils estiment que la série décrit de façon fidèle leur quotidien. Ce rapport de confiance entre agents de terrain et créateurs a permis à la série de coller au plus près du réel, et de refléter les bouleversements du pays quasiment en direct. Daesh, guerre en Syrie, état d'urgence... Toutes ces thématiques ont été abordées frontalement au fil des saisons. A l'ère du terrorisme par les images, quoi de plus normal que la fiction s'imprègne de la réalité ?
Ce souci de réalisme se retrouve jusque dans la formation des comédiens, tous issus du cinéma d'auteur : entraînement de sports de combat intensif pour Mathieu Kassovitz, apprentissage de plusieurs langues étrangères pour renforcer l'ancrage local des "légendes" lorsqu'elles sont sous couverture... Ainsi, l'actrice Sara Giraudeau a dû apprendre le farsi en phonétique pour rendre plus crédible son personnage inflitré en Iran.
Des standards de production américains ?
Tournée au coeur de la Cité du cinéma pour la partie studios, Le Bureau des Légendes est l'une des rares séries dramatiques françaises - si ce n'est la seule - à avoir un rythme de diffusion annuel depuis sa création. Un volume de production difficile à fournir, mais nécessaire; en effet, comme le souligne Pierre Zemniak dans son livre-enquête Exception française, comment fidéliser le public devant les séries françaises autrement qu'en lui proposant des saisons à un rythme régulier, au même titre que leurs concurrentes américaines ? L'échec cuisant de la saison 2 des Revenants est resté un cas d'école : malgré un très grand succès rencontré lors de sa première saison sur Canal+, la série a mis tellement de temps à accoucher d'une saison 2 (près de 3 ans !) qu'elle a perdu les trois quarts de son public initial, comme le rapportait Télérama.
Pour Eric Rochant, ce processus d'industrialisation du Bureau des Légendes est avant tout passé par une répartition des tâches de grande ampleur. Il a ainsi entrepris de "former des réalisateurs à la série", en faisant en sorte qu'ils se mettent au service du scénario en se concentrant uniquement sur la mise en scène. Un procédé encore difficile à mettre en place dans la fiction française, en partie dû à l'héritage écrasant de la Nouvelle vague où l'auteur/réalisateur avait tous les pouvoirs sur son film, et un double statut qu'il était impensable de dissocier. Or pour construire une série réussie sur le long terme, la charge de travail est telle qu'il faut savoir déléguer les rôles... Et former ses équipes. Une méthode employée depuis longtemps par les séries anglo-saxonnes, où les réalisateurs se succèdent au fil des épisodes avec un cahier des charges commun. Pour Le Bureau des Légendes, Eric Rochant a en outre eu recours à de jeunes réalisateurs issus du cinéma et n'ayant jamais travaillé sur des séries auparavant, dans une véritable démarche pédagogique. "J’avais besoin de réalisateurs qui acceptent de jouer le jeu (...) Chacun a apporté son univers, en restant dans un cadre. En fait, j’avais envie de former des réalisateurs à la série. Prendre des réalisateurs qui n’en avaient pas fait et qui avaient envie d’apprendre à en faire."
De même pour les scénaristes, en associant des auteurs confirmés à des plumes débutantes pour mieux répartir le processus d'écriture. Pour Fabrice de la Patellière, directeur de la fiction française de Canal+, Eric Rochant a joué un véritable rôle de showrunner sur la série en procédant de cette manière : "Il a, dès le début, fait un casting d’auteurs seniors et juniors, soit six à huit personnes. C’est un coût mais cela a permis d’écrire les dix premiers épisodes en dix mois, ce qui n’est pas loin des standards des États-Unis." Un procédé que l'on ne retrouve que sur les feuilletons quotidiens à l'heure actuelle en France... Or ce rôle de chef d'orchestre est déterminant tant au niveau de la réalisation que de l'écriture. Le showrunner se doit d'être le détenteur de l'ADN de la série et de savoir le transmettre, afin de maintenir une vraie cohérence visuelle et thématique tout au long de son élaboration. Ce qui implique bien sûr que tout le monde accepte de suivre des directives communes au service d'une seule oeuvre.
Une responsabilité partagée
Interrogé au moment du lancement de la saison 1 du Bureau en 2014, Fabrice de la Patellière était revenu pour Le Film Français sur les différentes causes qui conduisaient à des délais aussi longs entre les saisons des séries françaises - en moyenne, un an et demi à deux ans. Sur ce sujet, producteurs, auteurs et chaînes sont en constant débat. Il en émerge une responsabilité partagée : "il faut que les auteurs aillent plus vite et que les chaînes s'engagent plus tôt" admet le directeur de la fiction de Canal+. Ce qui implique d'une part, la nécessité pour les créateurs de fiction d'initier une véritable direction d'écriture en constituant des "pools" d'auteurs, et d'autre part pour les diffuseurs, la nécessité de s'engager très tôt sur le plan financier afin de permettre une mise en production rapide.
Il faut que les auteurs aillent plus vite et que les chaînes s’engagent plus tôt
Eric Rochant et Alex Berger (producteur de TOP) ont compris très en amont qu'une coupure entre deux saisons ne devait pas s'éterniser afin de ne pas perdre les spectateurs - d'autant plus lorsque l'on veut coller au plus près de l'actualité. Ces impératifs de temps et d'augmentation des équipes d'écriture impliquent nécessairement une augmentation de l'enveloppe budgétaire consacrée à la série. Ainsi, depuis 2015, le budget de la création originale de Canal+ est en hausse, avec des montants de l'ordre de 1 million d'euros par épisode produit. La création de "marques" emblématiques dans les séries d'une chaîne est également déterminante dans la fidélisation du public, en plus de leur régularité. Le soin apporté à la conception du Bureau, ses comédiens très identifiés au cinéma (Mathieu Amalric a notamment rejoint le casting de la saison 4 cette année) et la profondeur des thématiques actuelles qu'elle aborde en ont indéniablement fait un produit phare de la création originale de Canal+.
De nombreux défis que Le Bureau des Légendes a relevés, et qui portent leurs fruits depuis bientôt quatre ans. Les trois premières saisons formant un cycle désormais refermé, on peut donc espérer qu'un nouveau cycle se profile sur les deux prochaines années, initié par le lancement de la saison 4 cet automne. Une French touch semble donc possible en matière de séries, lorsque créateurs et diffuseurs font ensemble le pari d'un concept ancré dans l'identité nationale, et d'une méthode de production adaptée aux modes de consommation actuels.
Retrouvez la nouvelle saison inédite du Bureau des Légendes tous les lundis à 21h10 sur Canal+