Grand Prix du jury au festival du cinéma américain de Deauville la semaine dernière, Thunder Road est écrit, joué et réalisé par Jim Cummings. Rencontre avec un jeune auteur américain dont le film a touché Sandrine Kiberlain et son jury en ce qu'il a été perçu comme une "ode à la sensibilité masculine" :
AlloCiné : Quel était le sujet du court métrage "Thunder Road", qui a inspiré ce long métrage ?
Jim Cummings : Il est visible sur Vimeo et c'est en fait la scène de la chapelle, qui ouvre le film. Je l'ai tourné en 2015/2016, j'ai tout payé moi-même, j'ai même vendu mon alliance pour ça. Je l'ai soumis à Sundance, je ne pensais pas être retenu, je l'ai été, j'ai gagné.
Dans ce court j'utilisais la chanson Thunder Road de Bruce Springsteen sans sa permission et je voulais mettre la vidéo en ligne, qu'elle devienne virale (...). J'ai donc demandé à Bruce par Twitter si je pouvais utiliser sa chanson dans le film mis en ligne, il a donné son accord (...). Pour le film, nous avons dû retourner cette scène de chapelle car la jeune actrice qui y jouait ma fille dans le court métrage était française et que j'avais besoin que celle qui la jouerait dans le film ait un accent du sud. Nous avons fait 18 prises, j'étais épuisé et les neuf premières fois nous l'avons tournée avec la chanson, comme dans le court métrage puis les neuf autres sans la musique, comme dans le film final. Et la dernière prise était la meilleure. Mon producteur m'a dit "ce serait beaucoup plus simple si tu faisais sans la chanson, s'il te plait, fais sans !" (rires) mais j'ai trouvé que cela marchait de toute façon mieux sans la musique.
Le passage du court au long peut parfois prendre plusieurs années, qu'en a-t-il été pour vous ?
Ça n'a pas été long ! Un an après avoir gagné à Sundance une amie m'a glissé l'idée en me disant que Damien Chazelle ou Jared Hess avaient passé leurs courts Whiplash et Napoleon Dynamite en longs métrages mais je pensais que dans mon cas, ça n'était pas intéressant. Je me disais que la scène de la chapelle devait agir comme le point culminant du film et avant cela [il aurait fallu] détailler les relations entre mon personnage et sa mère, et ça faisait penser à 8 Mile. Eminem l'a fait et je ne le battrais pas.
Personne ne bat Eminem ?
Personne (rires) ! Et un an après j'ai revu Thunder Road et j'ai vu le geste de rejet de la petite fille, qui me repousse et je me suis dit "est-ce que cela ne serait pas le point de départ ? Comment va-t-il faire pour se faire à nouveau aimer de sa fille après qu'il l'ait humiliée dans cette église ?" Puis j'ai passé les quatre soirées suivantes à écrire en buvant de la Budweiser en écoutant Bruce Springsteen. Je l'envoyais à des amis qui m'envoyaient des notes ; c'était en mars et nous avons tourné en novembre. Je l'ai monté moi-même en deux mois et demi pendant Noël avant que nous le diffusions au festival SxSW.
Quel chemin parcouru ! Le personnage principal, que vous interprétez, ne sait pas comment gérer ses émotions. Diriez-vous que cela vient de la façon dont il a été élevé, dans cette petite ville ?
C'est tragique. En Amérique nous avons beaucoup de petites villes centrées sur le football, les cowboys et c'est une religion ! Vous ne pouvez pas montrer vos faiblesses, votre vulnérabilté ou votre mal-être, et c'est toxique ! Le taux de suicide chez ces gens-là est supérieur à la moyenne, c'est dramatique. Je pense donc que [ce personnage] est victime des circonstances et je pense que c'est un produit de sa ville natale. (...)
Pensez-vous que cette masculinité toxique puisse être une cause de violence chez certaines personnes ? Votre personnage en est un exemple en tout cas lors d'une scène mémorable.
Je crois qu'elle l'est. La violence est le langage de ces machos (...). C'est agressif (...) et certains utilisent cette culture comme véhicule de leur violence. Lorsque les hommes sont l'autorité, lorsque des hommes s'unissent sans influence féminine, on en revient aux chimpanzés et à un système tribal. C'est souvent le cas avec la police lorsqu'elle se résume à un groupe d'hommes (...).
C'est un discours en accord avec le mouvement #MeToo à travers le monde.
Ce mouvement est capital. Ma petite amie est réalisatrice et je ne m'attendais pas du tout à ce que [#MeToo] explose en Amérique. (...) C'est intéressant d'entendre des gens dire "j'en ai parlé il y a 20 ans mais personne ne m'écoutait". Je pense que c'est très important d'écouter les voix féminines car elles ne sont pas violentes. Le taux de mortalité [violente] aux Etats-Unis est quasi exclusivement masculin ! Ce sont toujours des hommes, de même pour les meurtres de masse. Aucune femme ne se dit "Tiens, si j'allais tirer sur des gens !"
Sans transition, retour au film, je voulais vous interroger sur votre choix de recourir aux plans séquences.
C'est difficile à faire mais impressionnant ensuite. Il se passe deux choses : vous sentez que vous faites partie de l'action, vous êtes avec les personnages (...) mais ça ajoute de l'émotion. Si la scène de la chapelle n'était pas un plan séquence, vous vous diriez juste que c'est une scène bizarre, destinée à faire un commentaire sur la police, la mortalité, la famille, etc. Mais parce que c'est un plan séquence, le public n'a pas le temps de se poser ces questions et digère la scène facilement.
On ne voit pas le public non plus, donc nous sommes forcés de s'identifier.
Exactement ! Si j'avais tourné la caméra on aurait juste vu une personne comme ça (il mime un visage sidéré) alors que je ne voulais pas imposer le ton de la scène. (...) Il fallait que le public hésite à comment interpréter la scène, ne sache pas s'il devait rire ou être triste.(...)
Comment avez-vous trouvé cet équilibre pour ne pas entièrement tomber ni dans la comédie ni dans le drame ?
En fait, ça passe par le jeu. J'écris non pas assis avec mon ordinateur mais à l'oral. Je me lève, je joue la scène et j'affine comme ça en tentant des choses différentes. (...) C'est donc une progression à base de répétitions à voix haute 1 000 fois et de prises de notes (...).
A vous écouter, vous ne pourriez choisir entre jouer et réaliser ?
Je préfère réaliser car j'ai davantage de contrôle sur ce qui doit être fait, jusqu'au montage. J'ai ma méthode artisanale qui est bénéfique si je peux réaliser le projet. Mais j'adore jouer ! J'ai tourné neuf courts métrages avec d'autres acteurs dans lesquels je ne joue pas, mais si les répétitions ne me plaisent pas, je montre, je joue ce que je voudrais (...).
Je ne sais pas si vous parle beaucoup de cela à propos de votre film mais je trouve que c'est aussi une histoire sur l'amitié entre votre personnage et celui de son coéquipier, Nate. Cela a l'air de beaucoup compter pour vous.
Nican Robinson qui joue Nate est en fait un ami, il est adorable. J'ai eu ce genre d'amitié avec des gens. J'ai divorcé en 2014 et la façon dont mes amis passaient voir si j'allais bien était réconfortante. Mon personnage ne ménage pas son ami (...) mais il a la force de me pardonner car il sait ce que je traverse. Cela manque dans le cinéma de voir des histoires sur le pardon. On ignore souvent ce que les gens traversent. La vie est courte, il faut rester heureux avec vos amis. En tout cas je suis ravi que vous le mentionniez car on ne m'en parle jamais.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ? D'autres courts métrages ?
Je veux faire des choses de moindre envergure [que Thunder Road], avec mes amis, ma famille, dans des endroits que nous connaissons en racontant les meilleures histoires possibles dans un endroit. Je veux créer un studio dans lequel je réaliserais trois films tous les deux ans et permettre à d'autres cinéastes d'engager la même équipe et le matériel que nous avons grâce à Thunder Road (...). Personne ne m'a fait confiance pour mon film donc je me dois de faire confiance à d'autres et leur dire "vous devez faire votre film vous-même".