Après avoir été déclaré "persona non grata" pendant plusieurs années au Festival de Cannes, Lars von Trier y a fait son retour très attendu en mai dernier. Il y présentait, hors compétition, son dernier long métrage, The House That Jack Built. Un film suivant un serial killer incarné par Matt Dillon, dont les premières images ont immédiatement donné le ton : Lars von Trier n'a rien perdu de son goût pour la provocation et de l'extrême, au contraire ! Son film, à l'affiche dans toute la France ce mercredi, va assurément diviser, et a bien secoué la Croisette provoquant le départ de nombreux spectateurs lors de la toute première projection du film.
Lars von Trier a accordé quelques interviews et table-rondes pendant le Festival de Cannes. Nous étions à l'une d'entre elles et il s'est exprimé sans filtre et sans tabou. Nous avons fait le choix de laisser ses propos tels quels et retranscrit la quasi intégralité de ses propos, n'ayant enlevé que des points de détails ou des passages pouvant "spoiler" le spectateur.
De Hitler à Me Too, en passant par la violence graphique de son film, Lars von Trier répond à tout... avec une franchise presque désarmante. Préparez-vous à être secoué par ces nouvelles déclarations de Lars von Trier !
En tant que réalisateur, est ce que ce film, The House That Jack Built, est un au revoir ou une renaissance ?
Lars von Trier, réalisateur : Je ne sais pas ce que j’espère, mais je peux voir que ça ressemble à un testament. Ce n’est pas dans mes mains, dans le sens où, quand vous commencez un projet, ça vous mène quelque part en quelque sorte. J’espère que ça ne sera pas mon dernier film.
De revenir ici à Cannes, c'est un plaisir, le public a été très généreux avec moi. Vous savez, quand vous devenez plus vieux, vous êtes plus facilement touché par ce genre de choses.
Peut-on dire que votre film est une réaction à ce que vous avez vécu à Cannes ?
Je suis taquin, dans le sens où je ne ferai plus de film sans Hitler désormais. Hitler sera toujours là d’une façon ou d’autre autre.
Je suis taquin, dans le sens où je ne ferai plus de film sans Hitler désormais.
Est-ce un film parlant d’un artiste se débarrassant de corps morts ?
Oui, dans un sens. Ma technique a toujours été de mettre un peu de moi dans mes personnages. C’est en quelque sorte une autobiographie.
Est-ce que Matt Dillon vous a demandé pourquoi il devrait tuer autant de personnes ?
Non. Mais vous savez, j’ai demandé à plein d’acteurs, et tout le monde a refusé ce rôle. Matt était d’accord, et ça faisait un bout de temps que je n’avais pas vu un de ses films. Donc je me suis un peu interrogé. Et puis j’ai réalisé qu’il avait été choisi par l’homme qui avait fait le casting du Parrain. S’il est assez bon pour Coppola, il est assez bon pour moi ! Nous avons très bien coopéré, j’en suis très content. Il a beaucoup de charisme.
Vous avez dit que vous avez eu du mal à trouver quelqu’un pour jouer le rôle principal, est-ce que c’était encore plus dur de trouver les actrices pour les rôles féminins ?
Non, non. C’était plus facile. J’ai dit à Riley Keough, sans connaître son background, que je serai probablement un peu bourré et un peu bizarre quand on tournera. Et elle m’a dit : je pense que je pourrai faire avec !
Et est-ce que c’était le cas, est-ce que vous étiez un peu bourré sur le tournage ?
C’était tellement dur, j’avais tellement d’anxiété à un moment. Je travaille sur le fait que je boive, mais ça ne veut pas dire que ça augmente, ça veut dire que ça baisse.
Est-ce que vous avez abordé tous les sujets que vous vouliez dans le film, ou vous êtes-vous mis des limites. Ou peut être vous a-t-on mis des limites ?
Non, je suis très têtu !
Pourquoi avez-vous choisi de mettre des extraits de vos précédentes œuvres dans votre film ? Pourquoi si directement ?
C’est très simple : j’avais besoin d’extraits de films que je respectais. J’ai essayé Kubrick, j’en ai essayé d’autres, peu importe… Mais c’était beaucoup trop cher. Donc j’ai dit : « what the fuck », on a tous les droits pour ces films, donc c’était pour des raisons pratiques, et je peux voir que ça en fait un film encore plus testamentaire.
Vous avez dit qu’il y avait eu un accueil très chaleureux quand vous êtes rentré dans la salle du Palais des festivals de cannes, mais était-ce clair dans votre tête à ce moment-là que des personnes allaient sortir avant que le film ne soit terminé?
Je l’espérais, oui. J’ai entendu qu’il y en a eu environ 100. J’ai dit : « la prochaine fois, ce sera 200 ! »
Ca vous plait de savoir que des personnes sont choquées ?
C’est une réaction, non ? La plupart des gens ne réagissent pas du tout aux films. Ils doivent d’abord avoir l’idée de vouloir sortir, puis passer à l’acte. C’est tout un processus de sortir d’un cinéma, au milieu d’un film. Je me souviens que quand je suis venu ici avec Element of Crime, c’était un autre type de siège dans la salle, et quand quelqu’un se levait, ça faisait « boum », « boum »… J’étais donc assis là, et quand une nouvelle scène commençait, ça faisait « boum », « boum », « boum »…. C’était comme une symphonie ! Cette fois-ci, je ne sais pas avec certitude combien de personnes sont parties.
Vous auriez été déçu si personne n’était sorti ?
Oui.
Vous avez dit par le passé que d’avoir fait des films avec des femmes, vous vous sentiez comme une femme. Est-ce qu’avec ce film, vous voulez dire que vous vous sentez davantage comme un homme?
Je ne me sentirai jamais comme un homme. J’ai peur de la violence. J’ai toujours une petite femme en moi.
Donc vous mettez toute la violence dans vos films parce que vous en avez peur ?
La violence graphique est présente parce que je pense que ce serait tricher de ne pas en mettre là où il y en a. Ca devrait être là, et si vous voulez, vous pouvez tourner la tête, ou quitter le cinéma, ou ce que vous voulez. Mais je pense que ça n’aurait pas été très courageux, selon moi, de ne pas la montrer.
La violence graphique est présente parce que je pense que ce serait tricher de ne pas en mettre là où il y en a.
Mais pourquoi vouloir faire des films sur la violence, que vous la montriez ou non ?
Je n’ai pas fait tant de films que cela sur la violence.
Non, mais celui-ci précisément ?
Il fallait que je trouve quelque chose très rapidement car la société de production commençait à s’effondrer. J’ai eu deux mois pour écrire un scénario. Donc je me suis dit que je devrais faire une histoire très simple, et il y a quelque chose à propos de ces scènes de crime, ces tueurs de masse, de l’ordre de la fascination.
Pas forcément en moi. Mais parmi les femmes que j’ai connu, elles avaient une tendance à être très intéressées, et soudainement en ouvrant le placard, elles avaient dix livres sur les serial killers. Peut être que ce sont des femmes particulières que j’ai connu ?
Vous avez dit que ce film avait été très dur à faire. Pourquoi ? A cause du sujet ?
Non. Simplement parce que je me rétablissais d’une nouvelle dépression. Je ne me sentais pas bien. Ca n’avait rien à voir avec Matt Dillon ou le sujet. Vous savez, quand vous êtes là et que vous avez un scénario, vous le suivez et vous voyez ce que vous pouvez en sortir de chacune des pages. Vous ne passez pas votre temps à réévaluer le scénario. Vous prenez la décision : c’est ce que je vais faire. Il n’y a pas de moments où vous dites : « non, ça c’est trop, si on le voit tuer ». Vous faites juste ce qui est écrit. La violence extrême demande beaucoup de technique à l’image, il y a beaucoup de fonds verts et des choses comme ça. Il n’y a rien d’émotionnel quand vous faites ça, vous le faites.
Que pensez-vous du mouvement Me Too et des accusations à votre encontre ?
Je pense que le mouvement Me Too est une idée brillante. Si c’est utilisé de la bonne façon, c’est quelque chose de très important. Le problème est qu’Internet est quelque chose dont on n’avait pas imaginé que cela influerait autant sur nos vies. Personne n’avait pensé que ceci ou cela pourrait arriver. Seulement que certaines personnes réprimées dans certains pays avait un moyen de s’adresser au monde, ce qui est bien bien sûr. J’ai juste peur que… Si quelqu’un dit cette personne a commis un meurtre ou autre, elle est normalement présumée innocente jusqu’à ce qu’on prouve qu'elle est coupable.
Je pense que le mouvement Me Too est une idée brillante.
Vous savez, 90% des journalistes à qui j’ai parlé croient que j’ai harcelé Björk, mais c’est ridicule car j’ai nié, mais personne ne l’a écrit. Car une bonne histoire, c’est d’écrire que je l’ai harcelé. Et ce n’est pas le cas. Je l’ai touchée, c’est vrai. Je l’ai fait avec toutes mes actrices. Parce qu’elle faisait un travail vraiment intense : crier, être malade… Donc évidemment que je l’ai étreinte. Mais si elle pense qu’une étreinte est du harcèlement, alors je pense que je n’arriverais pas à réaliser sans toucher mes acteurs. Je ne la touche pas aux mauvais endroits, je pense.
Il y a un moment dans le film pendant lequel Jack dit qu’il se sent coupable d’être un homme. Y a-t-il un lien avec ce que vous venez de dire ?
Je me sens coupable d’être un homme, dans des situations comme celles-ci où il est question des sexes. J’ai tendance à voir une question des deux côtés. Je vais dire quelque chose que je regretterai peut être, mais on doit prendre en considération la biologie. C’est-à-dire que les hommes ont de la testostérone, et vous pouvez vous en servir ou non. Je ne parlerai jamais en faveur du viol bien sûr. Je pense que personne ne devrait faire ce que ces personnes ne veulent pas. Mais je pense toujours que quand vous êtes un homme – et je suis sûr que vous avez une sexualité, aussi en tant que femmes (il y avait trois femmes journalistes, dont AlloCiné, et huit hommes présents à cette table-ronde, Ndlr.) – mais j’ai la conviction qu’il y a des différences entre les sexes. En Suède, ils ont introduit un nouveau mot, qui est un mélange de him et her, hem. Désormais, dans les articles, le mot hem est utilisé pour ne discriminer personne, et ça c’est hystérique. Est-ce qu’on peut revenir en arrière, et je dis que je n’ai pas de commentaire à faire ? (rires confus dans la salle, Ndlr.)
Est-ce que comme le personnage de Jack, vous passez votre temps à vous attirer des ennuis en quelque sorte ? Il recommence et il pense toujours qu’il va s’en sortir…
Mais je ne pense pas que je m’en sors. Je suis déjà très inquiet sur ce que j’ai dit sur Me Too (il rit).
Peut-on également revenir sur le moment où vous avez été banni de Cannes. Quand vous êtes retourné au Danemark, ils voulaient vous sanctionner...
Ce n’est pas le gouvernement danois, mais la France. L’idée était de me juger et j’ai été menacé de cinq ans prison à Marseille. Cinq ans dans n’importe quelle prison me tuerait. A Marseille, ce serait ridicule. Ils feraient aussi vite de me jeter du haut d’une maison.
Comment avez-vous vécu cette période ?
C’était terrible. Je suis un homme facilement effrayé. Bien sûr qu’ils peuvent me faire peur si on sent que toute une nation se tourne soudainement contre vous. J’admets que c’était maladroit, et en particulier parce que la France a un problème avec la Seconde guerre mondiale, le gouvernement de Vichy et la question des Juifs. Je m’en serais probablement mieux sorti en Allemagne. Je devrais être plus prudent. Mais d’un autre côté, j’ai vécu en n’étant jamais prudent dans les films que j’ai fait. Donc d’être très prudent serait moins honnête.
Je devrais être plus prudent. Mais d’un autre côté, j’ai vécu en n’étant jamais prudent dans les films que j’ai fait.
Dans la salle de presse, il n’y avait aucun problème. Et soudainement, quelqu’un est venu à moi, en me disant : excusez-vous ! J’ai dit : « de quoi devrais-je m’excuser ? » « Vous avez dit ceci, cela… » Je ne vais pas m’excuser car je ne crois pas aux excuses. Je dirai que je suis désolé, que je n’ai pas été clair. Mais ce n’était certainement pas assez. Et puis on m’a mis en troisième position de la liste des personnes détestant le plus les juifs pour quatre ans ou quelque chose comme ça, et ça c’est mauvais.
Le problème est le même qu’avec Me Too et tout ce qu’il y a sur Internet. Si c’est là, basé sur une rumeur, parce que j’ai été libéré après avoir été jugé – pendant deux ans, j’ai eu des conversations avec un juge français, et j’ai été libéré -. Mais comme c’est là, ça en devient vrai. Parce que c’est une source de confiance. Mais si cette source de confiance ne l’est pas, Internet peut faire beaucoup de mal.
Mais vous n’allez pas vous restreindre car Hitler est dans le film…
Oui, et il y sera tout le temps, dans tous mes films à partir de maintenant. Je demande le droit d’avoir Hitler dans tous mes films !
Est-ce que vous êtes devenu plus prudent avec les mots que vous employez face à la presse après ce qu’il s’est passé à Cannes ?
J’essaye. Mais vous savez c’est comme quand on fait une enquête après un meurtre et qu’il y a un suspect, c’est ce que je fais aujourd’hui, et je l’ai fait hier aussi également. C’est comme un long et unique questionnement et à un certain stade, vous craquez, et c’était peut être le cas juste avant quand j’ai parlé. Je suis foutu à nouveau ! Mais « fuck » !
Je suis foutu à nouveau ! Mais « fuck » !
Qu’avez-vous dit à Thierry Frémaux lorsque vous êtes revenu au Festival ?
J’ai été en contact avec lui depuis un petit moment. Il avait un problème avec ce « persona non grata » qu’ils ne voulaient pas me retirer. Il y avait un comité de direction et lui se battait pour que ça change, j’en suis sûr. Mais la petite punition a été que le film est hors compétition, ce dont je suis content.
Pourquoi ?
Parce que je suis fatigué. J’ai 62 ans, allez !
La bande-annonce de The House That Jack Built (sortie : prochainement) :
Propos recueillis et traduits de l'anglais en table-ronde au Festival de Cannes 2018