L’histoire de Bécassine commence en 1905. À l’époque, Jacqueline Rivière est rédactrice en chef de La semaine de Suzette, un hebdomadaire à destination des enfants. La veille de la publication du premier numéro, elle doit faire face à un imprévu et combler une page restée blanche. Elle prend alors la plume, et Joseph Pinchon le crayon. Ensemble, ils donnent naissance à l’ingénue Bécassine. Directement inspirée d’une bévue commise par la gouvernante de Jacqueline Rivière, cette première planche est un succès. Bécassine, qui tire son nom de cette maladresse originelle, devient alors un personnage régulier du magazine.
En 1913, le visage rond, la robe en feutrine verte et le tablier blanc de Bécassine changent de mains : Maurice Languereau, connu sous le pseudonyme de Caumery, reprend le personnage et le soumet à quelques modifications majeures. Si Bécassine conserve sa tenue picarde (Pinchon était d’Amiens), elle devient officiellement Bretonne. Au passage, Caumery la dote d’un véritable prénom, Annaïk, et donne du relief à la psychologie du personnage qui gagne alors en popularité, au point qu’en 1919, la poupée de cire fait son entrée au Musée Grévin.
Mais en Bretagne, la grogne monte et quelques régionalistes font entendre leur mécontentement. Selon eux, Bécassine est l’incarnation même du mépris que peut avoir la bourgeoisie parisienne à l’égard du petit peuple breton. Une sotte, une bécasse, à qui l’on aurait même supprimé la bouche pour ne surtout pas l’entendre protester.
"L’affaire Bécassine"
En 1938, Pierre Caron et le producteur Jean-Charles Tennesson projettent de faire un film intitulé Les aventures de Bécassine. Mais la nouvelle se répand dans les rangs des indépendantistes bretons. En juin 1939, trois hommes en colère débarquent au Musée Grévin et détruisent la statue de cire à l’effigie de la jeune femme, "l’affaire Bécassine" s’envenime et fait les gros titres du journal régional. Les mots de la production ou de Paulette Dubost, qui interprète le personnage à l’écran, n’y changent rien. Pire encore, les Bretons y voient là une forme de provocation. Le mouvement autonomiste fait pression et obtient la déprogrammation du film dans les cinémas de Nantes et des Sables-d’Olonne.
Appel au boycott
Bien des années plus tard, Bécassine revient sur le devant de la scène. Si Isabelle Nanty envisage très sérieusement de porter à l’écran une nouvelle adaptation du personnage animé, c’est finalement Bruno Podalydès qui s’en empare. La comédienne Emeline Bayart, une fidèle du cinéaste, hérite du rôle. Michel Vuillermoz, Karin Viard et Denis Podalydès complètent la distribution. Le réalisateur pose sa caméra dans le Perche, loin de la Bretagne, pour filmer son histoire. Si le tournage se déroule sans encombre, la sortie du film et la campagne de promotion donnent lieu à une nouvelle vague de protestations. Le collectif Dispac’h appelle au boycott actif du long métrage, déclarant dans un communiqué que "l’immigration bretonne n’avait rien de la naïveté joyeuse qu’expose le film Bécassine. En plus du mensonge historique, ce film est une insulte à la mémoire de notre peuple, une insulte à toutes les femmes de Bretagne et à toutes les femmes qui connaissent ou ont connu l’immigration". Le collectif n’hésite pas à recourir à l’intimidation : "Ce film insultant ne pourra passer en Bretagne sans en payer le prix et nous ferons en sorte qu’il soit le plus élevé possible". Par mesure de sécurité, c’est sous escorte policière que le réalisateur et son équipe viennent présenter Bécassine! lors de son avant-première en Bretagne.
Pourtant, pas de quoi s’insurger : Bruno Podalydès, que nous avons rencontré, n’était "pas du tout dans l’idée d’une Bécassine humiliée […] C’est l’adulte qui vous pardonne d’être un enfant". Et d’ajouter : "Je vois plutôt une âme noble dans sa gentillesse, qui est quand même un signe d’intelligence dans la vie." Comme Pierre Caron en son temps, le cinéaste a de nobles intentions et pourrait même participer à redorer le blason de Bécassine. Une femme "touchante", nous dit Emeline Bayart, un personnage "délicieusement maladroit" proche de "Mary Poppins". Pour en juger, le plus simple est encore de ne pas le boycotter.
La bande-annonce de Bécassine!, au cinéma mercredi