AlloCiné : Comment présenteriez-vous cette ville de Jericó, colorée, enclavée et hors du temps ?
Catalina Mesa (réalisatrice) : Jericó, c’est un village situé dans la cordillère des Andes Occidentales, à deux heures et demi de la ville de Medellin. Ici où se sont installées plusieurs communautés religieuses qui venaient d’Europe, dans la seconde moitié de 19ème siècle. La qualité de l’éducation était ainsi beaucoup plus élevée que dans d’autres villages à vocation plus commerçante. Dans ce petit village ont fleuri beaucoup d’écrivains et de poètes. Il est ainsi surnommé ; L’Athènes de sud-ouest d’Antioquia. Par son isolement géographique Jericó a été un peu plus préservé de la violence que d’autres villages de la région. Quand on regarde à travers les façades et les fenêtres colorés, on découvre un monde traditionnel un peu arrêté dans le temps. Des espaces qui nous transportent à une autre époque…
J’ai reçu Jericó à travers la voix d’une femme, les histoires enchantées de ma grand-tante Ruth Mesa, qui y est née et y a grandi. Elle fait partie de la génération qui a migré de la campagne à la ville de Medellin autour des années 40 quand Medellin était en plein essor régional. Ruth était donc le dernier lien entre nos origines rurales dans la montagne et les jeunes générations urbaines de la famille. Quand Ruth est tombée malade, j’ai décidé de l’enregistrer pour conserver ses histoires pour ma famille. Quand elle est morte, j’ai senti que tout un chapitre de l’histoire de la famille se fermait. J’ai donc décidé d’aller à Jericó, pour retrouver des femmes comme elle. Qui incarnaient avec autant de grâce l’authenticité et la beauté de l’esprit féminin de ma culture d’origine. Je voulais faire à la fois un document de mémoire pour la famille collective de Jericó, d’Antioquia et de la Colombie, mais aussi prendre la liberté d’exprimer mon regard.
Quels souvenirs gardez-vous de votre passage là-bas dans votre jeunesse, et qu’avez-vous ressenti en y retournant pour ce tournage ?
Quand on se réunissait en famille, on demandait à Ruth de nous raconter encore et encore ses histoires à Jericó. A travers ces souvenirs, elle nous transportait dans un réel enchanté. L’arrivée de la première radio, la première voiture qui tournait sans cesse autour du village, le survol du premier avion et tous les habitants qui se jettent au sol craignant la fin du monde… Les histoires d’un quotidien simple, mais plein de musique et de poésie. J’avais donc surtout en moi un Jericó imaginaire, reçu par une petite fille, et transmis dans tradition orale pleine de grâce, de profondeur et d’humour. Les premières fois où j’y suis allée, je contemplais plutôt la beauté extérieure du village, je n’osais pas rentrer à l’intérieur des maisons, je jeté tout juste des regards par les fenêtres ! Et un jour j’étais prête à filmer avec la ferme intention de retrouver l’esprit féminin de Jericó, j’ai alors eu le privilège de passer le seuil de ces maisons, et même au-delà, j’ai eu
accès à la vie intérieure de chaque femme que j’ai rencontrée.
Pourquoi avoir choisi de vous concentrer sur des héroïnes et des destins féminins ?
J’ai reçu Jericó à travers la voix d’une femme, cette voix m’a invitée à y retourner. La vie, l’espace imaginaire, la profondeur, l’humour et la beauté qui m’ont été transmis par cette oralité, Je voulais les retrouver, les écouter, les préserver, les admirer, les célébrer, les conserver comme un trésor, et les partager avec cette famille communautaire. Cette voix nourrit et donne sens à mon lien avec ce territoire Colombien, un pays qui m’habite et que je dois continuer à explorer.
Ces femmes ont-elles été faciles à convaincre de se livrer ainsi ?
Dès la première rencontre elles savaient que j’étais là pour être à l’écoute de leur parole, de leur propre désir de transmission. J’ai dirigé beaucoup la photographie et la chorégraphie, j’ai beaucoup questionné, mais une fois que je posais la caméra j’étais au service de leurs paroles, sans intervenir. Je crois qu’elles étaient heureuses d’être écoutées et contemplées avec attention et bienveillance.
Comment décririez-vous votre approche sur ce film, et ce sont elles qui mènent le récit, accompagnées de poèmes ou de chansons. Que pouvez-vous- nous dire de ce choix de narration ?
Pour moi ce film est une chorégraphie de rencontres qui dansent dans une frontière indécise ou un seuil mouvant entre le réel et la fiction. Car c’est à la fois, un document ethnographique et un devoir de mémoire : les gestes quotidiens, la façon de préparer les aliments, les décorations, la musique qu’elles écoutent, l’expression de leur rapport avec l’invisible, leur foi et leur sagesse, je voulais tout capter, tout préserver. Mais c’est aussi comme un poème, un chant d’amour, un hommage où je me suis accordé toute liberté pour
exprimer mon regard. Et c’est ainsi que les passants marchent dans la rue au son d’un Boléro, que les cuisines deviennent des installations d’art contemporain, que chaque objet de leur maison révèle leurs histoires d’amour… La musique m’a été transmise par mes grandes tantes ou par le réel, ce sont les musiques que ces femmes écoutent chez elle, et j’ai voulu y ajouter le piano de Teresita Gomez, cette grande "maestra" Colombienne qui interprète des compositeurs colombiens du début du 20ème siècle.
Le film est extrêmement coloré, à l’image de la ville, mais surtout extrêmement solaire. Que pouvez-vous nous dire de cette approche formelle ?
Comme je vous disais, quand je suis arrivée à Jericó, j’ai beaucoup contemplé le village, ses façades, et ses fenêtres, me faisaient penser à des tableaux de Rothko et de Mondrian avec des lignes géométriques et de couleurs très vives. J’ai décidé donc de filmer Jericó d’une façon très frontale pour inviter cette dimension picturale dans les plans. J’ai beaucoup lu les poètes de Jericó dont les écrits sont préservés dans le centre d’histoire du village. C’est ainsi que j’ai eu envie de commencer le film avec le poème d’Oliva Sossa "La montagne touche l’infini et l’infini rentre par la cabane". Et naturellement le soleil est devenu un personnage qui rentre par la fenêtre, par les portes, qui baigne le village et devient "… L’infini qui rentre par la cabane…" La fête traditionnelle de Jericó, c’est la fête du cerf-volant, encore un symbole typique du village qui relie la terre et le ciel et que j’ai souhaité intégrer.
Qu’ont pensé les habitants en découvrant le film ? Quel souvenir gardez-vous de cette projection ?
On a réuni les femmes pour une projection privée. C’était à elles de décider si elles voulaient que le film deviennent public. C’était un moment plein d’émotions, de rires et de larmes, elles étaient très heureuses d’être reconnues. Alors forts de leur consentement, nous avons organisé une avant-première pour tout le village au Théâtre Santa Maria de Jericó avec un tapis rouge pour les accueillir : elles avaient confectionné des robes pour l’occasion ! Toute la communauté les attendait, une vraie célébration de l’esprit féminin de Jericó ! Une soirée magique. Je vous invite à voir la vidéo quand les femmes regardent le film pour la première fois à Jericó.
La Colombie est souvent représentée à travers la violence et des clichés à l’écran : que vous inspirent-ils ? Cela a t-il nourrit votre envie de montrer un autre visage de votre pays ?
Je crois qu’il faut regarder l’ombre pour pouvoir la transformer. Les histoires de Jericó ne sont pas toutes roses. Je ne nie pas le côté ombre de ce pays. Il faut l’accepter mais il faut ouvrir le regard à une palette plus vaste de couleurs. On devient aussi ce que l’on raconte, je crois au pouvoir du verbe, si on ne transmet que des histoires de conflit, de violence et de guerre, on ne sortira jamais de ces réalités. Au-delà de la victimisation, ces femmes dépassent le goût doux-amer de la vie, pour être en face d’elle, dans une forte présence de pure dignité. Cette force et cette joie de vie c’est aussi la Colombie. Personnellement mon désir de (re)découvrir ce territoire, sa nature exubérante, sa diversité et les êtres incroyables qui y habitent me pousse vers une dimension plus intérieure, plus profonde. Une dimension qui accueille aussi le souvenir, l’imaginaire, la poésie, le rêve…