Le développement d'un jeu vidéo, qu'il soit estampillé triple AAA, c'est-à-dire un jeu très coûteux à produire, ou bien un titre indépendant, n'a rien d'une sinécure. Ou d'un long fleuve tranquille. Et se transforme parfois en véritable chemin de croix pour les équipes de développement qui suent sang et eau durant de longues années.
Du sang, des larmes et des pixels : le titre du livre du journaliste spécialisé Jason Schreier résume parfaitement ce chemin chaotique emprunté parfois par de grands studios pour créer leurs jeux. Editorialiste au sein de Kotaku, un site de référence de la culture et de l'industrie vidéoludique, Jason Schreier a écrit pour Wired et de nombreuses autres publications, dont Edge, le New York Times ou encore The Onion News Network. Publié à l'automne 2017 chez Harper Collins, son ouvrage est publié en France chez Mana Books, et sera disponible ce 7 juin en librairie.
Chronique assez captivante des dessous d'une industrie qui ne ressemble à aucune autre, Du sang, des larmes et des pixels explore les affres de la création de certains des plus grands jeux vidéo de ces dernières années. De la complexité technique de Dragon Age : Inquisition chez Bioware, en passant par les remaniements opérés par l'équipe d'Uncharted 4, le chemin de croix de Bungie avec le développement de Destiny, celui de Diablo 3 et son énorme pression, et sans doute le crève-coeur absolu du livre avec le développement avorté du jeu Star Wars 1313 par LucasArts, tué par Disney - et indirectement aussi par George Lucas-, le récit fourmille en outre d'anecdotes intéressantes.
De passage à Paris en avril pour y faire la promotion du livre -son premier-, nous en avons profité pour longuement nous entretenir avec l'auteur, toujours passionné et emporté par un sujet qu'il maîtrise si bien.
Comment est venue l'idée de ce livre ? Qu'est-ce qui vous a convaincu de l'écrire ?
Jason Schreier : Il y a trois ans, j'avais écrit un article sur les coulisses de la création du jeu Destiny, développé par le studio Bungie ; je revenais notamment sur le lancement chaotique du jeu, pourquoi le développement avait été un tel désastre, pourquoi l'histoire était si mauvaise, ect.. J'ai reçu à ce moment là un e-mail de Charlie Olsen, qui est maintenant mon agent, qui m'a dit : « pourquoi n'écrirai-tu pas un livre ? » J'ai répondu : « pourquoi pas ! » On a donc commencé à en discuter plus sérieusement. On a démarché plusieurs éditeurs pour leur proposer ce projet, et c'est finalement Harper Collins qui a donné son feu vert, et qui l'a publié en septembre 2017 aux Etats-Unis.
Avez-vous rencontré des difficultés pour recueillir la parole de certains de vos interlocuteurs ? Dans l'industrie du jeu vidéo, on n'aime pas trop déballer sur la place publique les coulisses des développements de certains jeux, surtout s'ils sont chaotiques…
J'ai expliqué mon projet aux studios que j'ai contacté. De nombreuses personnes ont accepté sans problème ; ils m'ont fait venir dans leurs bureaux et j'ai pu parler à certains très librement, comme ceux de Naughty Dog. Pour d'autres en revanche, c'était plus compliqué… Le studio Bungie par exemple m'a fait comprendre qu'il n'était pas du tout intéressé. J'ai donc dû dans certains cas parler à des personnes qui n'étaient pas censées dire quoi que ce soit, sous le couvert de l'anonymat.
Dans l'industrie hollywoodienne du cinéma, la parole -la communication- est évidemment contrôlée au sein des Majors, mais sans doute pas autant que dans l'industrie des jeux vidéo, qui garde ce côté « Control Freaks ». Quel est votre avis ?
C'est vrai, l'industrie du jeu vidéo garde cette obsession du secret, qui n'a je pense pas lieu d'être. Ca remonte aux années 1980-1990, où les studios se copiaient les uns les autres, se volaient les idées entre eux, et j'imagine que c'est peut-être toujours le cas. Je trouve ça un peu bête, même si je peux comprendre pourquoi ils font cela, Je ne suis pas vraiment un grand fan du secret ; la transparence serait bien mieux pour tout le monde, à commencer pour les joueurs, parce que ca les intéresse de savoir comment les jeux vidéo sont faits. C'est d'ailleurs ce que j'essaie de faire dans mon livre et dans mes articles sur Kotaku.
Vous évoquez dans votre livre le cas de Naughty Dog. Qu'est-ce qui fait la singularité et la particularité de ce studio dans le paysage vidéoludique actuel ?
Question difficile. Le studio est notamment connu pour les nombreuses heures de « crunch » que vivent les équipes de développement. Il abrite de nombreux talents, notamment des personnes qui viennent de l'industrie du cinéma. Et ca se ressent clairement dans leurs jeux ; ils portent une très grande attention à l'histoire. Dans l'industrie du jeu vidéo, un studio est largement influencé par la personne qui le dirige. Par exemple si c'est un programmeur qui le dirige, il donnera logiquement beaucoup d'attention aux phases de programmation des jeux. Le studio a aussi une méthode de management peu orthodoxe. Contrairement à d'autres studios, il n'y a pas de producteur chez eux. Tout le monde chez Naughty Dog est censé s'autogérer. Dans un autre studio, un programmeur qui aurait l'idée d'un élément devrait déposer une requête auprès du producteur avant d'en parler à ses collègues. Chez Naughty Dog, le programmeur peut simplement se lever, traverser la pièce, et exposer son idée aux concepteurs.
Vous parlez du fameux « crunch », répandu dans toute l'industrie des jeux vidéo et qui n'est évidemment pas propre à Naughty Dog. On a l'impression que ce « Crunch » est une sorte de mal nécessaire, une fatalité, surtout lorsqu'on est dans la production d'un jeu AAA.
En fait, la réponse dépend des personnes à qui vous posez cette question. Certains vous diront que c'est une période absolument horrible, que les gens devraient logiquement pouvoir rentrer chez eux le soir, et avoir une vie convenable. D'autres vous diront que c'est effectivement un mal nécessaire : si vous voulez que le jeu soit bon, il faut accepter cette contraintes d'y passer des heures. Pour ma part, je pense que ca pose un vrai problème, car c'est l'une des causes identifiée de burnout, ce qui explique aussi que les gens ne durent pas forcément longtemps dans cette industrie. Il y a beaucoup de discussions autour de ce Crunch, sur la manière dont il faut le gérer, comment s'en sortir durant cette période, ect. Je pense que la clé, ce sont vraiment les calendriers, pour la planification. Il est toujours très difficile de prévoir à l'avance combien de temps va prendre chaque action, et tant que l'équipe de développement ne travaille pas dessus, elle ne peut pas savoir combien de temps ca va prendre. Ce qui est important aussi, c'est que ces heures supplémentaires soient payées. Or aux Etats-Unis, il est courant que ces heures ne soient pas payées. Vous négociez un salaire global annuel, plutôt qu'un salaire payé à l'heure.
Les jeux AAA coûtent de plus en plus chers à produire, la pression est de plus en plus forte. Pour amortir les coûts de développement de ces jeux, il faut en vendre des millions d'exemplaires. Est-ce qu'on a pas atteint une limite ou un seuil critique dans cette manière de concevoir les jeux ?
C'est difficile à dire. Pour une majorité de jeux qui ne parviennent pas à atteindre leurs objectifs de vente, c'est effectivement un gros problème. Mais il y a aussi beaucoup de gros succès. En fait, dans ce secteur, il n'y a jamais eu autant de joueurs prêts à acheter des jeux ! Mais votre question est difficile. Si j'avais la réponse, je ne serai même pas là à vous répondre, mais plutôt dans ma société à brasser des millions en prédisant l'avenir !
A propos du Crowdfunding, que vous évoquez dans votre chapitre consacré au formidable jeu « Pillar of Eternity », c'est un mode de financement qui a connu un très beau succès au début. Mais la situation a beaucoup changé. Est-ce encore un modèle économique viable pour les studios de développement ?
La suite de ce jeu a justement utilisé ce mode de financement participatif, et a connu un joli succès. C'est vrai que s'il y a encore des succès du côté du financement participatif, ce n'est plus comme avant. Beaucoup de structures se sont engouffrées dans la brèche ouverte par Tim Schaffer et son studio Double Fine, qui avait lancé un Kickstarter en 2012 pour financer le développement d'un jeu. Mais beaucoup ont échoué. Il y a clairement eu des abus : certains projets annoncés et financés n'ont jamais vu le jour, ou ne donnait plus signe de vie, ect. Ca a malheureusement incité certaines personnes à ne plus vouloir utiliser ce type de plateforme. Un exemple récent que j'ai en tête et le « Project Phoenix » [NDR : qui visait à créer un jeu de rôle japonais] qui avait lancé un Kickstarter en 2013. Il avait fini par réunir 1 millions de $ sur les 100,000 demandés. Mais depuis, le projet a été mis entre parenthèses, et on a toujours rien vu. Ca reste un modèle économique intéressant quand même, ne serait-ce que parce qu'il permet de s'extraire justement des liens habituels qu'ont les studios vis-à-vis des éditeurs.
A propos de LucasArts, que vous évoquez dans le passionnant chapitre sur le développement chaotique de « Star Wars 1313 », la société a eu 4 présidents en 10 ans, ce qui a entraîné une grande instabilité. Mais lorsqu'on vous lit, on a le sentiment que cette instabilité n'a au fond inquiété personne, mis à part les équipes qui travaillaient sur les jeux. Comment expliquez-vous cette instabilité ?
D'un point de vue extérieur et de loin, lorsque le président d'une société s'en va, ca paraît assez abstrait. Sauf qu'ici on parle de LucasArts. Il est incontestable que cette longue période a terni l'image, jusque-là solide, de la société, qui ne faisait plus de bons jeux, mis à part « Star Wars : le pouvoir de la Force » en 2008. A l'extérieur justement, les gens se demandait pourquoi elle ne faisait plus de bons jeux, alors qu'elle avait notamment la licence Star Wars, extrêmement forte. Le développement du jeu « Star Wars 1313 », qui faisait partie du projet Star Wars : Underworld [NDR : le projet de George Lucas de développer une série à laquelle le jeu était adossé, et qui devait se dérouler dans les bas-fonds de la saga, notamment à Coruscant]
George Lucas a été un des tous premiers à comprendre l'importance grandissante d'un medium en devenir, les jeux vidéo. Pourtant, en lisant votre livre, on découvre un George Lucas déclament régulièrement en réunion qu'il « ne connaît rien aux jeux vidéo » et qu'il n'y joue pas. Joli paradoxe !
Je pense qu'il comprenait tout à fait les jeux vidéo, lorsqu'il a créé LucasArts au début des années 1980, ce qui ne signifiait pas qu'il souhaitait s'en occuper lui-même. Lucas était le président de la société, et s'il déléguait volontiers, il s'impliquait toujours dans les histoires proposées, comme ce fut beaucoup le cas avec Star Wars 1313, imposant même des changements majeurs.
George Lucas n'a-t-il pas justement contribué à tuer l'ambitieux « Star Wars 1313 », en imposant au dernier moment Boba Fett en personnage principal, qui n'était pas du tout prévu ? Et comme personne ne disait jamais non à George Lucas, personne n'a osé lui dire que ce n'était pas une bonne idée, surtout au stade de développement dans lequel était le jeu…
En fait, je pense que c'est surtout Disney qui a tué le jeu. Même si George Lucas ne s'était pas impliqué dedans, ca serait quand même arrivé. Disney est resté sur le très gros échec commercial que fut le jeu « Epic Mickey 2 », qui était bon pourtant. Un échec d'autant plus difficile à digérer que là où le premier jeu « Epic Mickey » fut un vrai best seller exclusif à la console Wii, sa suite était un titre sorti sur plusieurs consoles. Si ce jeu s'était bien vendu, je pense qu'on aurait pu jouer à « Star Wars 1313 ».
Disney a racheté à tours de bras des studios de développement dans les années 2000, pour finalement les fermer les uns après les autres. Il y a donc eu le gros échec d'Epic Mickey 2. Puis en mai 2016, c'est l'annonce de l'arrêt de son jeu « Disney Infinity ». Si je vous ai lu correctement, il ressort de votre livre que Disney n'a au fond jamais eu l'intention de poursuivre le développement de « Star Wars 1313 » malgré ce qui a été dit, et plus largement n'a jamais su clairement se positionner dans l'industrie des jeux vidéo. Qu'en pensez-vous ?
C'est vrai. Disney n'est plus intéressé par les jeux vidéo sur console, mais par les jeux conçus pour les Smartphones, ainsi que la vente des droits de ses licences. C'est ce qu'ils ont fait en cédant les droits de la licence Star Wars à Electronic Arts ; ou par exemple la licence Marvel / Avengers, vendue à l'éditeur Square Enix [NDR : c'est le studio Crystal Dynamics, à l'origine du Reboot de Tomb Raider, qui se charge de ce futur jeu « Avengers »]. L'industrie des jeux vidéo est une industrie risquée où il faut investir des dizaines de millions quand on fait des jeux AAA, et espérer ensuite atteindre des objectifs de ventes très élevés, ce qui n'est pas toujours le cas. Pour le coup, Disney a été malin : en confiant les licences maison à d'autres éditeurs de jeux vidéo, la firme fait porter le poids financier et la prise de risques sur eux.
On se demande s'il n'y a pas une malédiction des jeux «"Star Wars". Vous évoquez dans votre livre une opération de sauvetage du jeu "Star Wars 1313", lancée par un Executive d'Electronic Arts, qui emmène ce qu'il reste de l'équipe de développement du jeu chez le studio Visceral Games, pour qu'il reprenne son développement. Mais le CEO de Visceral Games a refusé. L'ironie, c'est que Visceral a depuis été fermé à son tour, tandis que le développement du jeu Star Wars sur lequel le studio travaillait, a été confié à un autre studio…
Le projet "Ragtag", puisque c'est celui dont vous parlez, était certes un jeu Star Wars, mais qui n'avait rien à avoir avec Star Wars 1313. J'ai d'ailleurs fait un long article sur ce sujet sur Kotaku. Ce que Visceral a fait, c'est embaucher certains membres de l'équipe de LucasArts pour travailler sur le projet "Ragtag". Je ne sais pas si on peut parler d'une malédiction des jeux Star Wars. Comme souvent, c'est un faisceau d'éléments d'explications qui peuvent expliquer la fermeture du studio. Parmi ces éléments, il y en a un qui est très important : la difficulté de travailler sur la base d'une licence; qui plus est une licence aussi importante et populaire que Star Wars. Il faut avoir une approbation pour tout. Là où un tel processus peut prendre quelques jours peut prendre jusqu'à des mois quand on travaille sur une telle licence. Ca pose évidemment un gros problème. Un autre élément aussi, c'est la pression qu'exerce une telle licence sur l'équipe de développement, et donc par extension l'attente qu'elle génère. Ca peut vraiment être intimidant, voire écrasant, et donc handicapant.
Du sang, des larmes et des pixels de Jason Schreier, disponible chez Mana Books édition ce 7 juin, au prix de 18 €.