Il y a depuis toujours un malentendu au sujet de Wes Anderson. Avec son look de dandy et son amour de Paris, où il vit une bonne partie de l'année, on a pu le considérer comme un réalisateur britannique doté d'un peu de sang français. Perdu : il est américain. Mais pas new-yorkais comme son co-scénariste occasionnel Noah Baumbach, non. Il est aussi texan que Matthew McConaughey, né la même année que lui, en 1969. Ça n'est cependant pas la seule idée reçue concernant le cinéaste, révélé en 1996 grâce à Bottle Rocket. Pour beaucoup de spectateurs, son oeuvre n'est rien d'autre qu'un cinéma de chef décorateur, dont ne ressortent que des belles images, composées de façon symétrique avec un vrai sens du détail, et que l'on visionne comme un livre dont on ne regarde que les illustrations au lieu de lire le texte. Ce qui est une erreur.
Sorti ce mercredi 11 avril dans nos salles, après un passage triomphal par la dernière Berlinale d'où il est reparti avec l'Ours d'Argent du Meilleur Réalisateur, L'Île aux chiens est aujourd'hui disponible en DVD et Blu-Ray, et marque une étape supplémentaire dans l'évolution de Wes Anderson, qui nous offre ici une fable politique mordante sous forme de film d'animation en stop-motion dans lequel des canidés sont exilés d'une ville du Japon, car jugés responsables d'une épidémie de grippe. Oui, vous avez bien lu : ce neuvième long métrage du metteur en scène joue la carte du brulôt politique, en parlant aussi bien de la crise des migrants et de la résurgence des populismes que de la corruption. Cela ne signifie pas que son auteur s'est découvert une noirceur et un discours d'un opus à l'autre, puisque ce propos fait totalement sens. Certains élément sont là depuis le début, quand d'autres sont arrivés au fur et à mesure.
1996 - 2008 : WES ANDERSON INTIME
En 1996 et 1998, Bottle Rocket et Rushmore permettent de faire connaissance avec un jeune réalisateur américain doté d'un vrai style. Mais la vraie révélation intervient en 2002 grâce à La Famille Tenenbaum et son aspect visuel immédiatement frappant (Ben Stiller et ses enfants vêtus du même survêtement, les héros habillés de la même façon quand ils sont petits et grands) et son côté intemporel, vernis que le long métrage gratte petit-à-petit pour laisser entrevoir une mélancolie et des protagonistes glorifiés sur la scène publique mais perdus dans l'intimité, à l'image de Richie (Luke Wilson) et sa tentative de suicide. Un fait que l'on retrouvera quelques années plus tard dans À bord du Darjeeling Limited, avec la gueule cassée de Francis, écho prémonitoire à celle de son interprète Owen Wilson, survenue à quelques jours de la présentation du film à Venise et qui renforce le côté glaçant de la scène où il l'évoque.
Si l'humour et le sens du détail sont très souvent mis en avant, la mélancolie est aussi importante dans le Wes Anderson Cinematic Universe, où il est question de désarroi et de personnages désabusés par la société, qui préfèrent se reposer sur un passé révolu ou un univers en marge. Une façon pour le réalisateur de parler de lui-même au travers de protagonistes qui, à l'image de ceux de La Famille Tenenbaum, sont "obsédés par le sublime et incapables de se satisfaire du quotidien", comme le soulignait Le Monde dans sa critique du long métrage ? C'est l'effet que procure la première partie, plus intime, de son oeuvre, qui va de Bottle Rocket au Darjeeling Limited, et dans laquelle ces idées reviennent très souvent au même titre que plusieurs visages familiers, Luke et Owen Wilson ainsi que Jason Schwartzman en tête.
Jamais là où on l'attend, élégant et pince-sans-rire tout en étant capable d'attendrir d'un simple regard puis de jouer les Droopy dans la seconde qui suit, Bill Murray est peut-être celui qui représente le mieux le cinéma de Wes Anderson. Surtout dans La Vie Aquatique dont il tient le haut de l'affiche, et où son obsession pour la mort et la vengeance détonnent sévèrement avec son bonnet rouge et son look de Commandant Cousteau du pauvre. Un long métrage peuplé de grands enfants, qui navigue entre humour et noirceur sur un faux rythme, et où rien ne se passe comme prévu, alors que le motif du voyage, jadis intérieur, devient extérieur chez le cinéaste.
Confirmation trois ans plus tard avec le Darjeeling Limited, où un passage de témoin s'opère dès la scène d'ouverture, lorsqu'Adrien Brody réussit ses débuts andersoniens en dépassant Bill Murray pour monter dans le train du titre à sa place. Si la famille est encore et toujours au centre des débats, elle est cette fois-ci du côté des fils, réunis suite à la mort de leur père. Assez pour que Le Monde décrive comme les "affaires oedipiennes d’une famille new-yorkaise" ce film aussi châtoyant dans ses couleurs qu'il est mélancolique dans son coeur. Un long métrage qui, plus encore que les précédents, prouve que l'artificialité assumée de son univers n'empêche pas ce fils de divorcés qu'est le réalisateur de faire passer des émotions et d'évoquer le monde actuel sous forme de fable.
2010 - 2018 : WES ANDERSON POLITIQUE
C'est encore plus flagrant dans Fantastic Mister Fox qui, de l'avis même du principal intéressé, marque une rupture dans son cinéma. Déjà parce qu'il s'agit d'un film en stop-motion, animation image par image que l'on retrouvait dans quelques scènes de La Vie Aquatique grâce à la participation d'Henry Selick, réalisateur de L'Étrange Noël de M. Jack et Coraline. Né dans l'imagination de Roald Dahl, le héros prend ici des allures de dandy, avec son costume marron/orange, et fait office d'alter ego du metteur en scène... que l'on découvre donc frondeur et subversif. Les notions de famille, de solitude et de droit à la différence sont toujours là, mais le récit sonne comme un appel à la révolte face aux nantis et capitalistes pointés du doigt et qui ont ici l'apparence de fermiers brutaux et sans scrupules. Ou comment, sous couvert d'animation, genre familial par excellence, et sans rien perdre de son humour, entamer sa mue de cinéaste politique.
Celle-ci ne continue pas immédiatement car Moonrise Kingdom, sorti en 2012 dans la foulée de sa présentation en ouverture du 65ème Festival de Cannes, fait davantage office de transition que d'étape suivante. Ce malgré la beauté et la précision de sa mise en scène, la solidité de son casting et la violence qui se cache derrière les images solaires de cette histoire de famille recomposée se déroulant en 1965, et où l'amitié et la fraternité se révèlent primordiales pour faire face au monde qui nous entoure. Évoquée de façon explicite, cette idée paraît encore plus forte en 2014, dans le Grand Budapest Hotel de Wes Anderson. Également situé dans le passé, il nous entraîne dans l'entre-deux Guerres, au coeur d'une "Europe en pleine mutation" nous dit le synopsis.
Un terme, "mutation", qui s'applique aussi au cinéaste, car ce dernier signe son film live le plus abouti, tant sur le plan stylistique que thématique. Là où L'Express avouait se lasser de "ses afféteries narratives et esthétiques" au moment de Moonrise Kingdom, Wes Anderson montre qu'il vaut mieux que cela. Et s'il se déroule dans un pays fictif, le récit lui permet d'aborder un sujet bien réel : le nazisme. Un fléau qui ne dit jamais son nom dans cette fable qui imprègne sa fantaisie d'une bonne dose de noirceur, mais que l'on devine aisément lorsqu'il est question de délation, d'arrestation et de déportation. Alors qu'un bouleversement se fait sentir dans le contexte de l'histoire, celui du cinéma andersonien se produit pour de bon sous nos yeux, au même titre que l'amitié qui naît face à l'adversité. Laquelle prend d'abord la forme d'un vol de tableau puis celles d'envahisseurs qui n'ont cure de souiller la noblesse de l'hôtel du titre.
Humaniste, The Grand Budapest Hotel prône donc l'amitié, comme souvent chez le cinéaste, et prolonge cet appel à la résistance vu dans Fantastic Mister Fox. Mais il les élève à un degré supérieur, dans deux des scènes qui fonctionnent en miroir et comptent aujourd'hui parmi les plus marquantes de sa filmographie : d'abord lorsque M. Gustave (Ralph Fiennes) protège le jeune Zero (Tony Revolori) d'une arrestation arbitraire sous prétexte qu'il est immigré et n'a pas les bons papiers ; puis, à la fin, lorsque ce même M. Gustave meurt pour avoir agi de la même façon. Rarement la mort s'était-elle invitée de façon aussi frontale chez Wes Anderson, chez qui l'idée de miniaturisation du monde se poursuit aujourd'hui.
Car dans L'Île aux chiens, le cinéaste texan renoue avec le stop-motion et ses figurines, pour nous parler du monde actuel. Toujours (co-)scénariste, comme sur chacun de ses films, il déplace cette fois-ci l'action dans le futur et une mégalopole (fictive) du Japon. Mais c'est bien de notre époque qu'il parle, car cette histoire de canidés déportés et parqués sur une île pour des raisons sanitaires résonne très fortement avec l'actuelle crise des migrants, tout en permettant au metteur en scène de pointer du doigt l'intolérance, la maltraitance la pollution ou la corruption, de façon plus violente et dérangeante que d'habitude. Paradoxalement, l'humour y est encore plus efficace et le sens du détail toujours aussi aiguisé, preuve que Wes Anderson ne s'est pas renié, mais a évolué, passant de l'intime au politique, tout en conservant cette forme qui nous a attirés en premier lieu.
"Film politique halentant et foisonnant" (Telerama) que l'on aimerait voir plusieurs fois pour en saisir toutes les nuances et subtilités, L'Île aux chiens devrait permettre d'en finir une bonne fois pour toutes avec le malentendu Wes Anderson. Toujours aussi maître de l'art du contrepied, il nous ravit autant les yeux (l'animation est une merveille) que le coeur, avec ses chiens dotés de vraies gueules et personnalités ou son émotion, tout en mettant à profit les outils propres à la fable pour nous faire réfléchir sur la société actuelle et notre individualisme. Pas mal pour un réalisateur qui ne sait soi-disant faire que des belles images, non ?