Lorsque l'éditeur Ubisoft dévoila en mai 2017 le cinquième volet de sa franchise Far Cry avec une première image mettant en scène les personnages de cet opus disposés comme le Christ lors de son repas de la Cène, il n'en fallait pas plus à l'extrême droite américaine, notamment incarnée par les mouvements suprémacistes blancs, pour qu'elle sorte de ses gonds et appelle au boycott du jeu et de l'éditeur. Mais il faut toujours savoir raison garder comme dit le proverbe. Car qui pouvait croire un seul instant qu'un si gros éditeur irait prendre le risque de se lancer dans l'aventure de la création d'un titre AAA qui serait critique envers la religion, un terrain politique et social particulièrement miné ? Ubisoft n'y avait aucun intérêt, et il n'y avait de toute façon que des coups à prendre dans une entreprise aussi suicidaire.
En réalité, loin de toute considération religieuse, c'est avant tout des souvenirs lointains -d'enfance- qui dessinent les contours du nouvel opus de la franchise. En l'occurence ceux du directeur créatif de Far Cry 5, Dan Hay, qui était déjà producteur du précédent volet. "Enfant, j''avais la chance de vivre à 400 miles à peine au Nord de la région dans laquelle nous avons imaginés le scénario de Far Cry 5. Mes souvenirs les plus chers de ces années sont faits de feux de camps flamboyants, de chevaux au galop et d'aventures, à l'ombre des Rocheuses" explique Dan Hay. Et d'ajouter : "Je me souviens de ce poids écrasant sur la poitrine, ce sentiment que les titans qu'étaient les Etats-Unis et l'ex-Union Soviétique pouvaient tout simplement entrer en éruption, et que cette tension croissante menaçait de transformer ce qui avait alors été jusque-là une Guerre Froide en catastrophe planétaire. [...] Cette peur palpable façonnait tous les aspects de nos vies : tandis que les films et la télévision clamaient l'apocalypse et la ruine, survivre et se préparer devenaient un langage à la mode".
Bienvenue dans le Big Sky Country
Cette fois-ci, exit les îles paradisiaques et mortelles de Far Cry 3 et le pays fictif de Far Cry 4. Pour Far Cry 5, Ubisoft pose donc ses valises dans un cadre géographique bien réel, celui de l'Etat du Montana, le quatrième plus grand des Etats-Unis, surnommé le Big Sky Country. Une région notamment réputée pour ses somptueux paysages et ses adeptes survivalistes. C'est là, dans un cadre aussi spectaculaire que bucolique, mais dans un lieu néanmoins fictif du nom de Hope County, que l'éditeur déroule son histoire sur fond de secte apocalyptique du nom de Projet d'Eden's Gate.
Incarnant le shérif adjoint de Hope County, lancé dans une tentative d'arrestation avec un US Marshal du leader de cette secte répondant au nom de Joseph Seed ("Seed", comme une mauvaise graine...), l'opération d'exfiltration tourne rapidement au fiasco, puis au drame. Rescapé du crash de son hélicoptère et échappant à ses poursuivants, le joueur se lance alors à la fois dans une quête de survie et de libération de toute la région, qui vit dans la terreur de cette secte militarisée et apocalyptique. Une secte qui serait, au fond et pour situer un peu les choses, un croisement entre celle des Davidiens, du fameux "prophète" David Koresh (qui périra lors du siège de sa résidence située près de Waco, au Texas, en 1993), et The Church Universal and Triumphant, dont on découvrit en 1989 que sa chef, Elizabeth Prophet, avait faire construire des abris anti atomiques souterrains ainsi qu'acheté illégalement des armes à feu, pour se protéger dans la perspective d'une prochaine "guerre nucléaire"...
Sous les traits de celui que l'on surnomme "le Père" se glisse le visage d'un acteur aux faux airs de Matthew McConaughey dans le jeu : Greg Bryk, que l'on a pu voir au cinéma dans History of Violence mais aussi dans des séries comme Bitten, Frontier ou XIII. Plutôt charismatique (ce qui aide quand on est censé être le chef d'une secte...), évidemment manipulateur, ne se départissant jamais de son calme, toujours inquiétant dans ses régulières apparitions dans le jeu, Far Cry 5 offre avec ce Joseph Seed un excellent méchant - antagoniste, nettement au-dessus du plus faible Pagan Min, le tyran local de l'Etat du Kyrat situé dans l'Himalaya, cadre de Far Cry 4.
Mais avant d'atteindre "Le Père" de "La Famille", le joueur doit éliminer ses trois "enfants", qui gouvernent chacun une région et ont une tâche précise. John Seed, ancien avocat, est chargé de sécuriser les ressources vitales pour la survie du projet Eden, dont la devise personnelles est "le pouvoir du Oui". Jacob Seed, frère aîné de Joseph, contrôle les terres sauvages des Whitetail Mountains au nord de la carte; il est chargé de la formation des milices de la secte. Enfin il y a Faith Seed, alias "La Sirène", la porte-voix de Joseph chargée de convertir les foules, à grands renforts de pseudo-spiritualité, de musique et surtout de drogue, baptisée "le Bliss", et qui rend ceux qui y sont soumis totalement fous.
Si les séquences mettant en scène John Seed et Faith Seed donnent un sentiment de déjà vu / joué dans les opus précédents, notamment le coup de la drogue, déjà (bien) présent dans Far Cry 3, le jeu monte d'un vrai cran lorsque le joueur s'aventure sur les terres de Jacob, alias "Le Soldat". Et les différentes rencontres avec l'intéressé -dont on taira comment- sont finement amenées, en tout cas de manière originale, jusqu'à l'ultime dénouement du jeu, malin et assez inattendu.
Open World oblige, Far Cry 5 est donc un gigantesque bac à sable, dans lequel le joueur se glisse pour y faire ce qu'il veut, c'est-à-dire à peu près tout et n'importe quoi : de l'exploration d'abris anti-atomiques, de la chasse en forêt, du Wingsuit, du pilotage d'hélicoptère et d'hydravions, du jet ski, mais surtout bien entendu des dizaines de quêtes secondaires qui viennent se greffer à la trame principale. L'occasion pour les équipes de développement de s'amuser comme des petits fous dans l'écriture de celles-ci. Le jeu plonge en effet avec humour le joueur dans une Amérique profonde tendance Rednecks, souvent attachante. L'occasion de croiser toute une galerie de portraits de rednecks type Tucker & Dale fightent le mal, pour vous situer le niveau. Comme par exemple cet ex-cinéaste chevelu post soixante-huitard, qui, persuadé d'être le Coppola local période Apocalypse Now, mais sans le budget bien entendu, vous demande de l'aider à terminer son film de guerre en payant de votre personne pour liquider de différentes manières des grappes de drogués au Bliss, pendant qu'il filme amoureusement la scène. Ou encore cet élu républicain adepte de la Bible et du fusil en pleine "campagne" électorale, qui vous demande d'aller nettoyer le coin de son prochain meeting, avant de vous confier ad vitam aeternam son crétin de fils qui semble tout droit échappé d'Idiocracy... Le summum étant atteint dans une mission où le joueur doit se mettre en chasse pour un cuisto local de testicules de taureaux, qu'il doit préparer amoureusement pour un prochain festival, où la bière et la Country seront de rigueur. Il nous a même semblé entendre au détour d'une mission, un petit clin d'oeil-hommage à la cultissime scène de Dueling Banjos de Délivrance.
In Fine, un humour pour tout dire jamais complètement absent dans le jeu, que ce soit justement dans les objectifs de quêtes, ou par le biais de certains savoureux dialogues, parfois trash, offrant justement un contrepoint bienvenue au contexte pesant que l'on aurait pu craindre avec les dérives sectaires au coeur du jeu. En fait, celles-ci sont même tellement Too Much et outrancières, virant au torture porn, que même avec la meilleure suspension consentie de crédulité, elles ne peuvent prétendre à une quelconque crédibilité.
Si le titre a d'évidentes qualités, notamment sa direction artistique, sa générosité / durée de vie, l'idée de proposer des mercenaires déblocables accompagnant le joueur dans sa tâche (mercenaires qui vont de la femme sniper... à l'ours !), il charrie aussi son lot de défauts, comme ses inévitables bugs, parfois frustrants et crispants, mais surtout son écriture, qui offre un résultat inégal dans le jeu. C'est d'ailleurs souvent un reproche fait dans les productions d'Ubisoft, sur ses titres pensés / conçus en Open World. La structure narrative manque de consistance, de liant. Et ce n'est pas parce qu'il s'agit d'un Open World. Le meilleur contre exemple à cela est à chercher du côté des apprentis sorciers de Rockstar, qui font montre d'une science de l'écriture (des personnages, des quêtes, de l'histoire, etc) unique. On ajoutera d'ailleurs qu'il est aussi difficile pour le joueur d'incarner son personnage quand celui-ci se révèle totalement muet; contrairement au Jason de Far Cry 3, qui se muait peu à peu en guerrier. Quoi qu'il en soit, des réserves qui ne font pas de Far Cry 5, loin s'en faut, un mauvais jeu.
Ci-dessous, la bande-annonce de lancement du titre...