AlloCiné : C'est une histoire assez complexe, avec une construction presque comme des poupées russes. D'où vient-elle, cette histoire ?
Pascal Laugier : Au départ, j'avais des envies. Une envie de me projeter intimement dans un personnage d'adolescente rêveuse, introvertie, qui invente des histoire, parce que c'était assez proche de ce que j'étais moi, à son âge. Le vrai sujet de Ghostland, c'est le portrait de la vocation de ce personnage, ce n'est pas ce qui leur arrive, c'est ce qu'elle va faire de ce qui leur arrive. J'avais aussi très envie de travailler sur les visions subjectives, qui est une question centrale du cinéma. Le langage même du cinéma permet de filmer des rêves, des fantasmes, des illusions, en direct. J'ai compris que ces visions subjectives seraient le moteur de l'intrigue, et après j'ai trouvé l'idée du basculement de point de vue, le twist, qu'on ne révélera pas, et là j'ai senti que j'avais un film, mais mon point d'ancrage, c'est vraiment le personnage de Beth, ça ne parle que de ça.
C'est aussi un film sur le pouvoir de l'imaginaire. Quel est votre rapport avec Howard Phillips Lovecraft, l'auteur que Beth admire par-dessus tout ?
Mon rapport avec Lovecraft est très bon ! (rires) J'adore cet auteur, mais ce n'était pas tant Lovecraft qui m'intéressait que le rapport que Beth a avec un maître à penser qui la dépasse et qu'elle essaie de rejoindre dans l'excellence en se construisant, en devenant peu à peu une artiste plus accomplie. J'avais envie d'inscrire ce personnage d'adolescente contemporaine dans une verticalité. De mon point de vue, la verticalité à travers laquelle je me suis construit moi-même vis-à-vis de mes propres maîtres, n'est plus désirée aujourd'hui. On est au contraire dans une horizontalité profonde. C'est peut-être un discours un peu réac', mais ça me touchait d'imaginer quelqu'un qui retrouve cet aspect-là. En opposition, d'ailleurs, avec sa sœur, qui a les deux pieds sur terre, les deux mains sur son iPhone, et dont la grâce est sortir Beth de sa logique de fantasme, qui est d'une certaine manière suicidaire. L'idée, c'était qu'elles se complètent idéalement pour s'en sortir.
Il y a en effet ce rapport entre ces deux sœurs qui est très fort, on avait un rapport de sororité du même acabit dans Martyrs et qui, dans Martyrs, se soldait par quelque chose de terrible. Vous avez voulu faire quelque chose qui soit en réaction par rapport à Martyrs ou pas du tout ?
Je n'ai pas pensé à Martyrs pendant que je faisais Ghostland, même si une fois le film terminé je réalise qu'il en est une sorte de cousin, plus lumineux, du côté de la vie. Le film est une fable, c'est un conte. Il y a tout un tas d'éléments très archétypaux. J'ai du mal à faire des films violents. Bien sûr, je peux aller très loin dans la violence, mais je n'y arrive pas si je n'ai pas un rapport très émotionnel au matériau que je manipule et ce que j'essaie de faire depuis quelques films, c'est essayer de combiner l'horreur et le côté abrasif du cinéma d'épouvante, avec son versant mélancolique et presque mélodramatique, de faire cohabiter des tons qui en général ne cohabitent pas.
Vous êtes très attaché aux personnages féminins. Pourquoi ?
Parce que c'est la grande énigme pour moi. Faire du cinéma avec elles, ça a été pour moi la plus jolie façon de m'approcher d'elles. J'ai toujours, quand j'écris, beaucoup plus de facilité à me projeter dans une sensibilité féminine et à exprimer ma part féminine. Ce film, il parle en partie de la relation que j'ai avec mon propre frère. Je savais qu'un jour je ferais un portrait détourné de ce que je vis sentimentalement et intellectuellement avec mon frère aîné depuis que je suis tout petit. J'aurais pu faire exactement la même histoire avec deux frères, mais je n'y arrive pas. Les personnages masculins me ramènent à une sorte de réalisme que je fuis naturellement et le personnage féminin, tout d'un coup, s'inscrit dans cette affaire de conte qui m'intéressait. Quand j'ai introduit, assez tard dans le processus d'écriture, les personnages de l'ogre et de la sorcière, et cet univers de poupées, j'ai senti que c'était juste que ce soient des filles. L'image de la poupée démantibulée dans les bras de l'ogre faisait sens.
Il y a quelque chose d'assez étonnant avec le motif de la poupée, qui est très récurrent dans le cinéma d'horreur, mais que vous prenez totalement à contre-pied puisque la poupée devient à certains moments un élément presque salvateur.
Absolument. J'avais parfaitement conscience que tout cet univers enfantin assimilé à l'horreur, c'était un cliché du genre. On a vu un milliard de fois les poupées maléfiques, les objets inanimés qui ont une âme, le camion à bonbons tenu par un clown pédophile... Ça a été fait sublimement, notamment par Stephen King. J'adore partir des archétypes à partir du moment où je peux les retourner et les traiter à ma façon. C'est dans ce sens que je m'inscris vraiment dans le genre. Je suis moi-même dans une verticalité, avec une conscience de l'histoire du genre, dont je m'inspire. Au départ, c'était une intuition, mais les poupées sont vraiment arrivées quand j'ai pensé à la psychologie de l'ogre. Et puis j'ai mis en place un protocole, le rituel autour des poupées est très travaillé. J'y ai passé beaucoup de temps à l'écriture pour qu'on ne l'ait jamais vu exactement comme ça. Le film est quand même un coming of age, le passage à l'âge adulte, c'est « l'adieu aux poupées ».
Les performances d'actrices sont impeccables, d'une grande douceur. Il va certainement y avoir une curiosité du public pour la prestation de Mylène Farmer, est-ce qu'il était clair pour vous dès le début qu'elle devait incarner la mère ?
Pas du tout, c'est une aventure très singulière. Au départ, je ne connaissais pas du tout Mylène et elle m'a appelé un jour pour me dire que non seulement, elle connaissait tous mes films et qu'elle les aimait beaucoup, et pour me demander timidement si j'accepterais de réaliser un de ses clips. J'étais honoré, impressionné, j'ai évidemment dit oui. J'ai découvert que l'univers de Mylène, gothique, baroque, décadent de ses clips n'était pas du tout une posture. Elle aime vraiment ça profondément, elle est très cinéphile, elle connaît tout le cinéma d'horreur des années 1970... Notre relation était tellement harmonieuse qu'on a trouvé que les deux nuits de tournage, c'était beaucoup trop court. Quelques semaines plus tard, je ne sais plus exactement comment ça s'est passé, mais elle a lu le scénario et elle m'a dit qu'elle voulait bien faire la mère, et j'ai réécrit le personnage pour en faire une Française. Ce n'était pas du tout prémédité, c'est la vie qui a fait ça.
On ne peut pas ne pas évoquer Qu'est-il arrivé à Baby Jane...
Alors ça, c'est frappant, parce que c'est un film que j'adore, auquel je n'ai jamais pensé en tournant, et quand j'ai vu les rushes sur la table de montage de Vera maquillée comme une poupée, je me suis dit : "C'est Aldrich, c'est Bette Davis !" C'était totalement inconscient ! Je ne suis pas parti de films pour celui-ci, je suis parti d'intuitions. Mon seul fantôme, mon Lovecraft à moi, sur le plateau, c'était Tobe Hooper. De temps en temps, il était là, dans ma tête. Quand on a commencé à filmer les scènes d'horreur, de cauchemars, hyper baroques, parfois je m'effrayais de ce que j'étais en train de tourner et je doutais. Alors, le fantôme de Tobe Hooper, dont j'adore la folie macabre, me disait : "Pascal, tu peux le faire, tu as une envie freak show, de remonter aux origines foraines du cinéma, fais-le. Si tu le fais bien, ça ajoutera à la dimension iconoclaste du projet." Ça m'a donné beaucoup de force. Et peu de temps après la fin du film, il est mort. C'était vraiment mon fantôme sur le film.
Il y a un peu de Leatherface dans ce personnage d'ogre aussi !
Bien sûr, mais Tobe Hooper a inventé une espèce de figure tellement définitive du croque-mitaine que c'est très difficile de passer derrière et de ne pas faire quelque chose qui rappelle Leatherface, donc j'ai décidé de l'assumer !
Quel est votre film d'horreur préféré ?
Mon film d'horreur préféré, je crois quand même que ça reste L'Exorciste, de William Friedkin. Pour sa complexité, pour le fait que c'est un film inépuisable parce que c'est une énigme, pour son montage absolument génialissime. C'est un film que je n'arrive pas à épuiser. Quand je revois tous les deux ou trois ans, dans sa version d'origine qui est la seule qui vaille, je ne comprends pas comment on peut penser un film pareil. Ça me bouleverse, c'est un film dans lequel j'aimerais vivre, avec lequel j'ai un rapport très mélancolique. Ce n'est plus un film qui m'effraie, c'est un film dans lequel je me sens bien, que je trouve complètement fascinant. Pour moi, c'est la quintessence de ce que peut être un film d'horreur quand le genre n'est pas pris de haut ou à la rigolade par ceux qui le font.
Vous savez déjà ce que vous allez faire après ?
Non, là j'ai besoin de me reposer un peu ! Je veux vraiment garder un lien sentimental avec ce que je fais, donc ça prend du temps. On ne tombe pas amoureux tous les jour ! J'adorerais n'être que le metteur en scène d'un film que je n'aurais pas écrit, mais ça n'arrive pas tellement. Les Américains nous envoient leurs mauvais scénarios, car les bons, ils ont déjà des gens pour les réaliser, et en France, les scénarios ne circulent pas, donc je crois qu'il va falloir à nouveau que je fournisse mon prorpre matériel !
La bande-annonce de Ghostland, en salle dès aujourd'hui :