AlloCiné : Comment s'est passé pour chacun de vous la découverte du roman de James Hadley Chase ?
Isabelle Huppert : Moi j'ai découvert le roman après avoir lu le scénario. Benoit m'avait dit : « Tu vas jouer Eva. » J'ai dit : « D'accord, je vais jouer Eva. » En revanche, je n'ai pas vu le film, et je ne l'ai toujours pas vu, d'ailleurs. Je vais le voir, incessamment sous peu, peut-être ce soir !
Benoît Jacquot : Tu dis ça à chaque fois qu'on en parle, « peut-être ce soir ».
IH : Eh bien oui, peut-être ce soir ! Donc, je ne l'ai toujours pas vu, mais je ne sais pas pourquoi j'ai eu envie de lire le livre et j'ai eu raison car, bien que n'ayant pas vu le film, j'ai un peu l'impression que le film de Benoit vient plus du livre que du film.
BJ : Il vient seulement du livre !
IH : Bien que le film ne se passe pas à Los Angeles, mais à Annecy, il y a quelque chose dans la description des personnages qui m'a enchantée. Je me suis dit que ça me donnait raison de vouloir le jouer. J'avais pressenti, en lisant le scénario, qu'Eva avait une sorte d'indolence, de paresse et d'indifférence et je pensais en lisant le roman que tout allait contredire ce sentiment, qu'on allait se retrouver devant une personne beaucoup plus active dans la manipulation, alors que pas du tout.
BJ : Je suis complètement d'accord. Ce qui lui arrive, à Eva, on a constamment l'impression que ça lui arrive par-devers elle, que rien de ce qu'elle fait n'obéit à un calcul, ou presque.
IH : Cela renvoie un peu à tout le monde, je trouve. Les personnages deviennent des archétypes, mais pas ceux auxquels on s'attend, pas les archétypes du film noir des années 1950, mais des archétypes dans lesquels on peut tout à fait se reconnaître maintenant. Les personnages m’apparaissent comme des miroirs. Ils sont un miroir pour l'un et l'autre, mais aussi pour le spectateur, sur cette idée qu'au fond, on fait souvent les choses sans vraiment les décider.
Et pour vous, Benoït, le roman, c'est une histoire de longue date ?
BJ : C'est un livre que j'ai lu en pensant à en faire un film très tôt, au début de mon adolescence, au moment où j'ai commencé à vouloir devenir cinéaste. C'est resté, plus ou moins, et ça a ressurgi à l'occasion.
Par hasard ?
BJ : Pas vraiment, car c'était là, en moi. Le hasard n'existe pas seul. Il y a le hasard, et puis il y a la nécessité. Les hasards obéissent à une sorte de nécessité, les nécessités sont hasardeuses. Il y avait cette nécessité, mais c'est au hasard qu'elle est apparue réalisable.
Il y a un élément dans lequel on sent bien que votre film est plus proche du roman que du film de Joseph Losey, c'est le rapport au genre. Vous faites le choix du film noir, très clairement. Avez-vous envisagé le noir et blanc à un moment donné ?
BJ : Non, mais alors vraiment pas. Ca m'arrive de me demander pourquoi tel film que je fais est en noir et blanc, mais là pas du tout. Quand vous m'évoquez la possibilité que ce soit en noir et blanc, je ne le vois pas. Cela aurait immédiatement été un peu redondant pour moi et ça aurait rejoint un régime de clichés que je cherchais beaucoup à éviter. A commencer par le personnage d'Eva dont je ne voulais à aucun prix que ce soit une vamp canonique, ça ne m'intéressant absolument pas. Ce qui m'intéressant, c'était qu'Isabelle joue des situations assez particulières et extrêmement romanesques – car dès qu'il y a secret ou double vie il y a du romanesque – avec une familiarité radicale. Elle se réveille, elle s'endort, elle prend des bains, elle va au boulot, même si ce boulot est celui qu'il est. Elle a des tenus et un protocole attachés à ce travail, mais elle le fait comme elle irait au bureau ou à la boutique. C'est quelque chose à quoi je tenais dès le départ et qui est lié à l'envie que ce soit Isabelle qui l'interprète.
C'est un personnage à la fois complexe et en même temps très simple. Elle est sans filtre, en même temps par moment on sent qu'elle se cache. Comment avez-vous abordé ce personnage ?
IH : Ce qu'il est très plaisant, dans ce genre de personnages, c'est qu'on peut constamment la ramener à ce qu'elle est tout en imaginant qu'elle l'opposé de ce qu'on donne à croire qu'elle est. Ca permet une liberté infinie, c'est un peu comme si on se baladait au sommet d'une vague, on est en état de flottaison permanent. On peut toujours penser qu'elle est tout autre chose, c'est ce qui est fascinant et assez vertigineux dans ce genre de personnages, c'est qu'au fond c'est impossible de savoir qui elle est.
BJ : Au sens ou on le dit ordinairement, parce qu'après tout, le vœu social c'est d'assigner une identité à telle ou telle personne, comme pour se rassurer soi-même sur la sienne propre. Tous mes films et la plupart des interprétations d'Isabelle consistent à troubler ce jeu-là et à le faire vasciller. Introduire du mystère, de l'énigme, dans ce qu'il y a de plus commun.
Dans la mise-en-scène, vous utilisez beaucoup les travellings, il y a tout cet univers de montagne, qui rappellent par moment, subrepticement, Shining. Est-ce un film que vous aviez en tête et est-ce qu'a posteriori vous percevez des résonances ?
BJ : Je suis extrêmement cinéphile, il n'y en a pas beaucoup comme moi, mais je m'efforce d'oublier tout ce qui a été fait avant moi et que j'admire plus que tout. C'est presque une ascèse.
Dans le travail d'adaptation, vous avez fait le choix de l'univers du théâtre, qui n'est pas présent dans le roman, pourquoi ?
BJ : Parce que le théâtre, au cinéma, c'est toujours intéressant. Même un film un peu médiocre devient intéressant s'il y a du théâtre dans le film. J'aurais pu en faire un roman, mais c'est un peu abstrait. J'aurais pu en faire un film et faire un film dans le film, mais ça me semblait un peu lourd. En revanche, le théâtre, ça se prêtait bien à ce que je voulais faire.
La bande-annonce d'Eva, en salle ce mercredi 7 mars :