AlloCiné : Le point de départ du film est inspiré de faits réels… et même de faits que vous avez vécu. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Ziad Doueiri (réalisateur) : L’incident déclencheur de L’Insulte, je l’ai effectivement vécu. J’étais en train d’arroser les plantes sur mon balcon à Beyrouth, de l’eau est tombée sur un ouvrier, il y a eu un échange d’insultes qui a pris une petite ampleur… Je lui ai lancé une grosse insulte, et c’était la fin. Joelle Touma, ma coscénariste, était derrière moi quand cette altercation a eu lieu et elle m’a dit : "Comment peux-tu insulter un Palestinien comme ça ? C’est très blessant." Je suis descendu m’excuser et l’histoire s’est arrêtée là. Quelques jours plus tard, je me suis demandé : et si l’histoire commence à partir d’un incident très banal, une gouttière, une insulte… et ne s’arrête pas ? Au lieu de se résoudre, ça se complique, et ça va de pire en pire jusqu’à emmener le pays au bord d’une guerre civile. En construisant l’histoire, on s’est très vite posé la question de la crédibilité. Et c’est crédible. Ce n’est pas un film sur le réalisme, mais il faut que ce soit crédible, que ça sonne vrai. Quand le film a été projeté au Liban, personne n’a remis en cause cette crédibilité : c’est un pays qui peut s’enflammer très vite.
A la manière de "Une Séparation", votre film parvient justement à raconter un pays à travers un incident privé et presque banal…
Je n'ai toujours pas vu Une Séparation. Notre décor, c’est le Liban, c’est vrai. Et on arrive à comprendre un peu le Liban à travers notre film. Mais c’est un film qui a une dimension universelle. C’est un film sur la justice. Sur la revendication de la justice, plutôt. C’est l’histoire de deux hommes qui s’enchaînent juridiquement d’une manière très violente, car chacun revendique ses droits. Il y a le personnage palestinien, mais c’est avant tout l’histoire de Tony, le Chrétien Libanais, car c’est lui qui doit changer le plus, qui porte le plus la haine en lui… Ce n’est donc pas qu’un film sur le Liban : nous avons voulu prendre un sujet libanais pour l’élargir.
Pour en revenir à l’incident que vous avez provoqué et résolu, comment l’avez-vous vécu et comment avez-vous injecté ces souvenirs et ce ressenti dans le scénario pour les transmettre à vos comédiens ?
Ils n’étaient pas au courant de cette histoire, pour tout dire. Je n’ai même pas pensé leur dire. L’expérience personnelle, je suis pour la raconter après. Sur un plateau, je suis très systématique. Je ne suis pas dans l’analyse, dans la composition, dans l’intellectualisation… Tout simplement parce que je ne sais pas le faire. Je n’ai jamais eu l’esprit analytique. Un travail de réalisateur et de scénariste, je le conçois comme s’engager et se baser uniquement sur le scénario. C’est un travail méthodique et instinctif. Faire de grandes analyses sur les personnages, je ne sais pas faire. Et je travaille donc souvent avec des acteurs instinctifs, comme Kad Merad sur Baron Noir, Ali Suliman sur L’Attentat ou Adel Karam sur L’Insulte. Comme moi, ils n’analysent pas.
Au regard du sujet et de la situation au Liban, le tournage aurait pu être explosif. Comment s’est passée la collaboration avec les comédiens et l’équipe ?
Le tournage n’a pas du tout été explosif. Au contraire. La relation entre les acteurs était parfaite, ma relation avec eux alternait entre les très bons moments et les moments plus difficiles, ce qui est normal. En fait les conflits ont commencé après, une fois le film terminé…
Justement, parlons-en. Le film a été primé à Venise, il est très bien reçu partout dans le monde, pourtant au Liban la situation est plus compliquée… alors même que "L’Insulte" a été choisi pour représenter le pays aux Oscars. Comment vivez-vous cette relation schizophrénique vis-à-vis de votre propre pays ?
C’est presque drôle de voir un pays soutenir un film et en même temps se battre contre lui ! Il faut savoir que deux courants dominent le gouvernement libanais et se font la guerre… Et aucun ne domine l’autre. Des gens comme le Ministre de la Culture se sont battus pour présenter L’Insulte aux Oscars. Et il n’est pas en accord, à tous les niveaux, avec les autres membres du gouvernement. Si le film avait été présenté au Ministre de l’Economie, il n’aurait jamais été retenu. C’est une pure coïncidence d’avoir eu cette année un Ministre de la Culture favorable à ce film. Si nous avions produit le film l’année dernière ou l’année prochaine, nous n’aurions peut-être pas pu le présenter aux Oscars ni même le sortir. La politique au Liban est intestinale, très divisée… Regardez ce qu’il se passe autour de Pentagon Papers de Steven Spielberg, qui vient d'être interdit au Liban. C’est très embarrassant. C’est honteux d’être antisémite aujourd’hui. C’est inacceptable. Ça me met hors de moi… Dans L’Insulte, nous essayons de promouvoir le Liban comme un pays de droit, de liberté, de tolérance, de pardon. Et on interdit le film de Spielberg parce qu’il est Juif ?? C’est inadmissible, c’est honteux. Quelle image cela donne-t-il du Liban alors que L’Insulte fait pendant ce temps-là plus d’entrées au box-office américain que les autres candidats à l’Oscar du Meilleur film étranger ? C’est vraiment une honte… [La sortie du film a depuis été autorisée par le Premier Ministre libanais, NDLR]
Qu’en est-il du public libanais ? Cette division existe-t-elle chez les Libanais vis-à-vis de vos films ? Certains vous considèrent presque comme un traître à la nation…
Pas presque. Totalement. C’est porté par le mouvement BDS, Boycott, Divestment, Sanctions, un groupe qui n’est pas un parti politique mais qui a pour ambition d’interdire toute communication avec l’entité israélienne. Ils mettent en place des campagnes contre des artistes par exemple, pour inciter les Libanais à les boycotter : Gad Elmaleh parce qu’il est Juif, Lara Fabian parce qu’elle a chanté en Israël, Elton John ou Lorde pour les mêmes raisons… C’est un groupe fasciste, de gauche malheureusement, qui veut anéantir toute vision opposée. Ce groupe arrive à s’infiltrer dans le gouvernement et a réussi à me faire arrêter : quand j’ai été arrêté, c’était par délation, via une plainte de ce groupe BDS. La campagne contre moi a débuté au moment de mon film L’Attentat. Ils ont tout de même réussi à le faire interdire dans vingt-deux pays arabes ! Et ça recommence avec L’Insulte.
Pourquoi je vous parle de ça ? Parce que finalement, il y a un vrai lien avec L’Insulte. L’histoire de Tony est très semblable. Mais on ne l’a pas fait exprès, les événements nous y ont mené… Dans le film, Tony est taxé de sioniste et on taggue une étoile de David sur la porte de son garage. C’est ce qu’il se passe au Liban avec notre film, à cause du BDS. Après, tout le pays ne réagit pas ainsi, c’est important de le dire : le pays n’est pas en guerre contre moi, le gouvernement non plus. C’est simplement ce groupe, totalement antisémite. Et ils ne donnent pas une bonne image du Liban, qui est un pays très tolérant, pluraliste, avec d’innombrables religions, qui arrivent à vivre ensemble. L’Insulte est une réaction directe à L’Attentat: toutes les scènes de l’avocat de Tony, je les ai écrites en réaction à l’interdiction de L’Attentat, que j’ai très mal vécue. Ces dialogues, c’est ma réponse au BDS : "Vous n’avez pas une exclusivité sur la souffrance."
Comment les exploitants de cinéma se positionnent face à cette situation ? Certains vous boycottent-ils ?
Ils l’ont montré, et c’est le plus gros succès actuellement au Liban, malgré un boycott d’une grande partie de la population musulmane. Pour un Français, se faire traiter de "collabo", c’est une insulte terrible, un mot avec une énorme charge historique. C’est une étiquette qui ne part plus, quoi que vous fassiez. Au Liban, on m’accuse de collaboration avec Israël, alors que tout ce que j’ai fait sur L’Attentat, c’est prendre ma caméra et la poser à Tel-Aviv pour travailler avec des acteurs israéliens. Où est le problème ? Mais pour eux, je suis un collabo, un traître… Ça fait partie de leur campagne et L’Insulte est une réponse à ma manière à cette campagne.
Continuer à gratter ces sujets et à questionner ces situations en tant que réalisateur relève d’un vrai courage, alors qu’il pourrait être plus simple de renoncer. Vous vous êtes posé la question de renoncer ?
Le courage n’est pas une vertu, ce n’est pas un choix. Je défends juste ma vérité. Je fais du cinéma parce que j’aime ça, mais aussi parce que je ne supporte pas qu’on opprime les pensées libres. J’ai grandi à Beyrouth au sein d’une famille très libérale, très ouverte à la liberté d’expression, avec une mère avocate qui nous a appris à dire la vérité. Cela fait partie de ce que je suis. Donc ce n’est pas une question de courage. J’ai grandi en pleine guerre civile, sous les bombes, les abris, les barrages, l’occupation palestinienne, l’occupation syrienne, l’occupation israélienne… J’ai vécu tout ça au quotidien. Et surtout les injustices. Je ne parle pas d’une injustice philosophique, mais d’une injustice très banale, à hauteur d’enfant. Quand on jette votre pain par terre, quand on vide votre gasoil par terre, quand on gifle votre père sous vos yeux… Quand vous êtes enfant, vous ne faites pas d'analyse, vous pensez simplement que ce n’est pas juste. Et ça s’enregistre jour après jour dans votre disque dur interne. Car nous vivions ça chaque jour, tout le temps. En nous demandant simplement "Pourquoi ?". L’Insulte est une réponse à ça : c’est l’histoire d’un homme à la recherche de la justice, car un tort lui a été fait. Dès lors pourquoi le film pose problème au Liban ? Parce que le Liban et le monde arabe sont habitués à dire que les Palestiniens sont les seules victimes : ils sont victimes, oui, mais ils ne sont pas les seules victimes. J’ai appris toute ma vie que les Palestiniens ont beaucoup souffert, mais j’ai appris aussi au fil des années, à travers d’autres histoires, qu’ils ont eux-mêmes causé des souffrances. J’ai donc pris le revers de la médaille avec ce film. Et c’est un sujet qui est extrêmement difficile à aborder. C’est comme parler de Vichy en France. C’est très compliqué.
"L'Insulte", actuellement au cinéma