AlloCiné : Pouvez-vous nous parler de votre passé et de ce qui vous a amené à réaliser votre premier long métrage, Tueurs ?
François Troukens : Mon passé est simple : je suis un artiste qui a basculé dans le grand banditisme. J'ai une famille plutôt artistique, je faisais du piano au conservatoire, de la trompette, j'ai étudié la photographie, je voulais aussi faire de la réalisation mais plutôt dans le documentaire. A 20 ans, j'ai tout plaqué : j'ai dit "Merde" à mon père, j'ai fait une formation paramilitaire, j'ai été instructeur de tir, spécialiste en explosifs, j'ai bossé pendant trois ans en tant que bodyguard pour des hommes d'affaires et des hommes politiques et mon boss s'est retrouvé en taule. Son avocat était un ancien ministre de la justice et j'ai vu comment on pouvait s'arranger pour éviter la prison... Moi, je perds mon boulot, je passe de l'équivalent de 3 500 euros à 800 euros. La boîte est rachetée par Groupe 4 et on me place dans un hôtel comme agent de sécurité. Le boulot est hyper chiant et je suis à 800 euros. En fait, comme j'ai dit "merde" à mon père je me sens un peu… Je l'entends en permanence me dire : "T'as raté ta vie !". Dans ma tête, je me dis que je peux toujours retourner au conservatoire et finir mes études de réalisation et de photographie. En même temps, le problème c'est que j'ai une bagnole, un appartement acheté, je dois payer tous les mois des factures… Mes économies diminuent parce que je ne gagne pas assez. En fait, j'étais bien payé parce que quand tu es bodyguard, tu as une prime importante à cause des déplacements et des risques.
Puis, j'ai eu une idée de dingue : je me fais engager dans la section transport de fonds, avec l'idée de faire un casse. Mais pour ça, je dois étudier tout le système. Et je fais mon premier casse. Ça marche super bien pendant un an. En même temps, je fais de la musique, j'écris, je fais des BD. Mais je me fais balancer par mon complice... Un peu classique comme dans tous les films. Et là, c'est le placard. J'ai 23 ans et pendant sept jours je suis au cachot, c'était l'horreur. En plus, sur le papier j'étais condamné entre 10 et 15 ans…J'entendais mon père me dire "Assume ta connerie". Et après ces sept jours, on me dit "Tu vas aller en promenade". Je me retrouve donc dans une cour avec 300 mecs, dont des cadors qui m'ont serré la main en me disant : "C'est bien ce que tu as fait mais il faut qu'on t'apprenne certaines choses". C'était l'école du crime. Comme sur un tournage si Depardieu trace la foule pour me trouver et me dire : "Ton boulot est bon mais il manque 2-3 trucs". J'étais fasciné face à des mecs très charismatiques comme Francis le Belge. Des gens qui fréquentent des ministres, des grands avocats… J'avais pris ça pour de l'amitié. Les mecs m'ont testé puis formé en prison. Je rencontre un mec qui va sortir et qui pourra m'aider parce qu'il sait voler les bagnoles, l'autre il peut m'avoir des armes… Et j'appelle ça le forum du crime.
J'ai eu une idée de dingue : je me fais engager dans la section transport de fonds, avec l'idée de faire un casse : mais pour ça, je dois étudier tout le système.
Au bout de quatre ans, je suis libéré, je sors, je monte une équipe et on braque des fourgons. Et je fais ça jusqu'en 2000. J'avais une éthique : on ne tue pas les gens, on ne tire qu'en cas d'urgence. Tout se passe bien jusqu'en 1996, avec une attaque de fourgon que je n'ai pas commise et dans laquelle un convoyeur a pris une balle dans la jambe… Le problème, c'est que j'ai fait plein d'autres fourgons mais pas celui là ! Donc le seul moyen de m'en sortir c'est de m'évader. Je me suis évadé deux fois. Je suis en cavale pendant sept ans et en 2001 j'ai une fusillade avec la police judiciaire où je blesse un agent aux jambes. Là, je prends conscience du fait que j'ai basculé : d'un hors-la-loi je suis devenu un criminel. Quand tu touches un flic, ta vie bascule parce que tu as toute la police du monde à ton cul. C'est comme Colonna. J'ai dû me cacher encore plus, en même temps j'avais aussi décidé d'arrêter le flingue. Je monte une maison d'édition avec de faux papiers au Luxembourg, j'édite de la BD et je commence à travailler dans le cinéma grâce à François Ozon que j'ai rencontré sur Swimming Pool tourné près de chez moi. Mais c'est surtout José Giovanni que j'ai rencontré chez des potes pendant ma cavale qui m'a poussé à changer. Il m'a dit : "Laisse le flingue et prends la plume, il n'y a plus que des flics qui font des films de voyous", en parlant d'Olivier Marchal. J'ai toujours écrit depuis l'enfance. Ça m'a ouvert un univers vaste, j'ai vécu au Venezuela, en Afrique noire, au Maroc, en Corse, etc. Tous ces milieux m'ont ouvert à différentes cultures et du coup l'écriture est plus facile pour moi. J'ai mené une vie faite d'aventures, traversé l'Atlantique sous des tempêtes, etc.
Je me fais finalement arrêter en 2004 à Paris. A la Prison de la Santé, je réfléchis : il y a plusieurs choix dont l'évasion, mais si je m'évade je sais que je vais devoir utiliser des explosifs et ça va être beaucoup plus violent. Je suis papa d'un petit garçon qui m'a suivi pendant toute ma cavale. Ma compagne de l'époque, la maman de mon fils, me dit : "J'ai vu ton avocat et c'est pas foutu". J'avais pris 28 ans par contre. Elle ajoute : "Mais tu peux être acquitté pour l'histoire du convoyeur blessé parce qu'il n'y a pas d'éléments contre toi, on peut prouver que ce n'est pas toi. Par contre, pour le flic blessé le mieux est d'assumer, parce que c'est presque une légitime défense". Le mec était en civil, ils avaient pas de brassard, ils m'ont tiré dessus tout de suite. C'est défendable. Ça reste grave bien sûr, mais moins qu'une tentative de meurtre. Et elle me dit que mon fils viendra me voir à la prison sauf si je décide de m'évader. "Je ne veux pas qu'il vienne et qu'il s'attache à un mec qui va disparaître", m'a-t-elle dit. J'accepte donc de subir la prison, mais seulement si elle me construit.
Et j'ai la chance de rencontrer un professeur qui me propose des études de lettres données par la Sorbonne à la Prison de la Santé pour une licence. Je commence aussi à écrire et comme je travaillais comme renfort de scénario sur différentes productions, je m'attaque à la préparation d'un film : Tueurs. Après, il y a eu cinq ou six versions, mais je ne voulais pas faire un film sur moi, parce que si je raconte quelque chose sur moi façon biopic, on va parler de ma vie et pas de mon talent d'auteur. Mais en même temps, je voulais nourrir Tueurs d'un certain vécu. Univers carcéral, cavale, braquages, etc. J'adore ce genre de cinéma et je pense que les gens adorent aussi ça : Heat, Scarface, Point Break, etc. Je ne voulais pas en faire l'apologie, l'idée c'était de dénoncer un milieu : quand tu mets les doigts dedans, tu sais que tu vas mourir ou finir en prison... Très peu de mecs en échappent, c'est 1 sur 1 000.
Je me retrouve dans une cour de prison avec 300 mecs, dont des cadors du grand banditisme qui m'ont serré la main en me disant : "C'est bien ce que tu as fait, mais il faut qu'on t'apprenne certaines choses..."
Pourquoi avoir choisi de vous inspirer des tueries du Brabant ?
De 1981 à 1985, tous les vendredis soir il y a eu une série d'attaques. Les mecs arrivaient dans les grandes surfaces et tuaient tout le monde de manière gratuite. Leur plus gros coup c'est 23 000 euros... La Belgique refuse d'avouer que la CIA est derrière le truc. La tuerie du Brabant aurait pu servir… A créer une tension dans le but de renforcer militairement un pays. Si la population a peur, le Parlement vote des lois de plus en plus répressives, comme maintenant avec les terroristes. On peut se demander aujourd'hui qui est au-dessus de Daesh, à qui ça sert… C'est ce qui m'intéresse. Je ne suis pas du tout conspirationniste mais j'aime me poser des questions. Et avec le film, l'idée c'était d'en poser : comment on fabrique un ennemi public ? Comment on manipule les médias et l'enquête ? J'ai vu des procureurs dire à des journalistes : "Tu écris ça". Les mecs après logent au palais et n'osent plus rien dire.
L'enquête des tueries en Belgique, on ne l'a jamais résolue. En prison, j'ai rencontré des mecs qui avaient été arrêtés : des flics, un directeur de prison, etc. J'ai passé dix ans avec un mec qui était commissaire de la police judiciaire belge et qui avait basculé dans le crime. Il a été condamné pour avoir fait disparaître un fourgon rempli de diamants avec une fausse voiture de flics. Au moment où il était gendarme, ce mec a volé des armes du groupe du GIGN belge, et ces armes ont servi dans les tueries. C'est ce qui m'a donné l'idée du pitch de Tueurs : trente ans plus tard, ils reviennent pour effacer leurs traces.
Le film a été fini au mois de juin 2017. Au mois d'octobre en Belgique, il y avait un géant de 1 mètre 95 - 2 mètres du GIGN qui a fait un témoignage avant de mourir comme quoi il a participé à cette tuerie. Le mec faisait non seulement partie du GIGN belge mais en plus, à chaque fois qu'il y avait une attaque, il était en congé maladie. L'enquête est complètement relancée, certains disent que le film crée un truc en Belgique... Parce que c'est vraiment une affaire d'état. On sait mais on ne peut pas prouver, et dans le film je me suis amusé à mettre des personnages que les gens identifient clairement : le flic corrompu, le gangster, etc. Je trouvais intéressant de raconter une petite histoire dans une grande histoire. J'ai vu un film qui m'a marqué, Bullhead, où on est aussi dans une grande historie politique/judiciaire, le trafic d'hormones, avec la petite histoire d'un mec qui est lié à ça. Avec Tueurs, je voulais me plonger dans l'histoire d'un homme qui veut faire son dernier casse avec ce rêve de braqueur du fameux dernier coup utopique. Plonger le spectateur dans le point de vue du braqueur et en même temps je voulais un tueur à côté de qui les braqueurs passent pour des gentils. Même chose dans Heat, on a un dingue (Waingro incarné par Kevin Gage) qui tue gratuitement et du coup le personnage de Robert De Niro passe pour un mec bien !
Je voulais retranscrire la tension de manière très réaliste. Tu te mets dans un fauteuil et tu es plongé dans le point de vue du braqueur.
On sent que le film est réaliste. Etait-ce une volonté claire dès le départ ?
Je voulais retranscrire la tension de manière très réaliste. Tu te mets dans un fauteuil et tu es plongé dans le point de vue du braqueur. Même les flics ce sont des vrais. Tout ce qui est forces de l'ordre dans le film ce sont des vrais mecs du GIGN belge. Le mec dans l'hélico c'est aussi un flic. Je voulais que ce soit pointu à ce niveau là. J'ai tourné les scènes de prison dans de vraies prisons à Orléans et en Belgique. En Belgique, on ne peut pas filmer dans les prisons, donc j'ai mélangé les extérieurs belges avec les intérieurs de la prison d'Orléans. J'étais moi-même incarcéré dans la Prison de la Santé qui ressemble aussi aux prisons belges. Ce sont des "prisons étoiles" et je trouve ça assez joli au cinéma, ce côté cathédrales. Ce sont de vraies taules et ça participe au film parce que la prison avait été vidée trois mois avant. Et du coup, il y a les odeurs et une vraie chape de plomb. J'avais adoré Un prophète mais j'ai regretté que le film n'ait pas été tourné dans une vraie vieille prison. Dans Tueurs, il y a juste une partie de la banque qui est fausse. C'est la vraie banque nationale belge. Quand je suis arrivé sur le tournage, j'ai dit à mon producteur : "J'vais te dire un truc : c'est pas un film, c'est un braquage ! Il me regarde en pensant "Merde je me suis fait avoir !" La grosse porte qui descend, c'est vraiment l'entrée de la banque nationale. Après, on a reconstruit tout le couloir et l'endroit où ils font exploser la porte. C'est un Français qui fait les décors, Stanislas Reydellet, qui a travaillé entre autres pour Mélanie Laurent.
Olivier Gourmet semble s'être beaucoup préparé physiquement. Quel entraînement a-t-il suivi ?
Olivier Gourmet a perdu vingt kilos et s'est beaucoup musclé pour le film. Il a fait un entraînement physique en armes et les premiers jours il a souffert. Il a dû courir, avec un sac, une arme, etc. Il avait deux entraîneurs. Pendant deux mois tous les jours, il a fait du tir avec la police, a démonté des armes, etc. Je lui ai aussi trouvé un coach : un ancien voyou qui lui donnait des conseils sur la manière de tenir son flingue. J'avais lu que Michael Mann avait aussi fait ça. La fusillade qui a lieu au début de Heat, ce qui marche bien, c'est le son et les rechargements. Tu vois que les gestes sont précis. Donc pour mon film, je me disais qu'il fallait que les acteurs aient une bonne préparation militaire et en même temps qu'ils désapprennent ces gestes. Parce que les flics ont des techniques de sécurité. Le braqueur, lui, ne répond à rien si ce n'est bien sûr de ne pas tirer sur ses complices. J'ai travaillé énormément sur le son et les impacts de balles. J'étais moniteur de tir, ce qui a beaucoup aidé. Mes références étaient Heat, Point Break ou encore Villeneuve avec Sicario. J'ai vraiment travaillé sur le son pendant de longs mois. Dans Heat, j'avais vu que Michael Mann enregistre dans des conditions spécifiques en faisant tirer dans des endroits spéciaux. Je voulais que les gens ne doutent pas un seul instant de la faisabilité du casse dans Tueurs. On a fait le film en 36 jours, 42 avec les heures sup. Le dernier jour à la prison, nous avons fait 17 heures, en finissant avec les flammes. On avait une bonne ambiance. J'étais sur le plateau à 6h du matin et je finissais à 22h, à cause du découpage.
Je souhaitais casser l'image du grand voyou. Je ne voulais pas les montrer comme des "cailles-ra" mais des types qui ont un certain panache façon Lino Ventura dans "La Bonne année" de Lelouch.
Quels sont vos projets futurs ?
J'ai envie de faire une série de Tueurs. On est entrain de négocier avec une grosse chaîne de télévision. Du coup, avec des gros moyens. Je voudrais raconter tout ce qui n'est pas dans le film, comme par exemple avoir plus de temps avec la flic et le voyou. Là, en ce moment, j'écris un thriller écologique avec des évasions aussi. Je suis sur deux films, j'ai besoin d'écrire ! L'autre c'est aussi un film qui traite de la cavale. En janvier, je tourne un clip pour le rappeur Damso. Je vais d'ailleurs plus réaliser un court métrage qu'un clip, qui fera 8-10 minutes avec Joey Starr dedans. J'ai maintenant le droit de le fréquenter, avant pas, du coup j'ai dû faire sept mois de prison supplémentaires parce que j'ai été en contact avec lui. Pendant ces sept mois, j'ai réécrit toutes les scènes de prison de Tueurs. Ça a retardé le tournage du film d'un an. Des gens me disent "Oui, mais un ancien braqueur qui fait du cinéma n'est-ce pas immoral ?" Mais je reçois plein de lettres qui me disent "Je suis au placard mais j'ai envie de faire autre chose de ma vie, toi tu prouves qu'on peut y arriver." Cette histoire d'un mec qui tombe et se relève ça plaît aux gens, c'est une belle histoire. Je souhaitais aussi casser l'image du grand voyou. Je ne voulais pas les montrer comme des "cailles-ra" mais des types qui ont un certain panache façon Lino Ventura dans La Bonne année de Lelouch. Francis le Belge, par exemple, mangeait avec Mitterand, Delon, etc. Les "cailles-ra" et les gros bras on les utilise uniquement pour la sale besogne. Je voulais bien montrer que le grand banditisme n'a rien à voir avec la petite criminalité. Après, ça reste romantique dans le cinéma...