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    La Villa – Robert Guédiguian retrouve ses acteurs fétiches à Marseille : "Eux trois, c’est moi."

    Le réalisateur de Marius et Jeannette retrouve ses comédiens préférés pour un nouveau film venu des calanques. Robert Guédiguian évoque sa carrière construite autour d’une équipe d’acteurs qui le suivent depuis ses débuts.

    Gauthier Jurgensen

    AlloCiné : La Villa célèbre votre vingtième long métrage. Cela vous a-t-il poussé à faire de ce film comme un bilan de votre carrière ?

    Robert Guédigian : Ce qui m’est arrivé est assez étrange. J’ai fait un premier film à vingt-cinq ans, mais à vingt ans, je ne pensais pas faire du cinéma. Je voulais être un intellectuel engagé, bien sûr. Travailler à l’université, faire de la recherche, enseigner…  J’ai réalisé un premier film [Dernier été, ndlr]  sans aucune angoisse, de manière très détendue, et en toute ingénuité, sans aucune préparation. Surtout pas technique, d’ailleurs : je n’ai jamais été technicien. Je n’avais aucun plan de carrière – comme on dit de manière horrible.

    A l’époque, vous n’imaginiez pas que vous aviez trente-cinq ans de carrière devant vous, en somme.

    Pas du tout. Ce premier film, je l’ai réalisé simplement parce que j’avais du temps devant moi, et le film a été bien accueilli. Et je n’ai pas non plus pensé au dernier comme à un film-anniversaire. Mais je m’aperçois aujourd’hui que tous mes films tournés à Marseille avec ces trois acteurs-là constituent mon journal intime. Tout ce que ces acteurs disent dans mes films, je pourrais vous le dire maintenant. Parfois, je les laisse aller plus loin que ce que je dirais. Je lâche la bride au personnage. Ou un peu moins loin, d’ailleurs. Mais grosso modo, je suis d’accord avec eux trois. Eux trois, c’est moi.

    Mon cinéma évolue, bien que les principes ne changent pas.

    Vous n’avez jamais peur de vous répéter en les réunissant dans le même cadre, justement ? Ou êtes-vous au contraire toujours en confiance en leur compagnie ?

    Toujours en confiance. D’abord parce que je pense que les hommes sont infinis, inépuisables. Ensuite, je veille à changer souvent de registre. Si on regarde de près, on s’aperçoit que mes films sont très différents. Pas sur le fond, puisqu’ils restent ce journal intime dont je parlais, et certaines valeurs, un regard, changent pas beaucoup. Mon cinéma évolue, bien que les principes ne changent pas. C’est sur le registre choisi que j’ai fait des choses très différentes. Des Contes de l’Estaque aux tragédies épouvantables, en passant par des films noirs, une fantaisie – je ne sais pas comment appeler ça autrement – ce Voyage en Arménie assez picaresque… C’est là que l’idée de la troupe fonctionne à plein. Le théâtre, c’est Marseille, avec tous ses décors. Je tire le rideau : les cités HLM, les habitations traditionnelles, une calanque… Et devant, j'installe ma troupe. Et je leur dis : cette fois, on joue Tchekhov. La fois d’avant, c’était Shakespeare et la fois d’après, ce sera Molière.

    K Films

    Au milieu de La Villa, vous collez un extrait de Ki lo sa? dans lequel on retrouve les trois héros trente ans plus tôt, sur une musique de Bob Dylan. Cette scène vous a-t-elle servi de point de départ pour ce nouveau film ?

    Non. Le point de départ, c’est reprendre mon théâtre avec mes trois comédiens qui forment la base. Il y a aussi, tout de même, Jacques Boudet qui a fait bien des films avec moi (et qui joue souvent le vieux, d’ailleurs !) et quelques jeunes : Anaïs [Demoustier] et Robinson [Stévenin] avec qui j’ai déjà travaillé. J’ai avant tout voulu les rassembler. Très vite m’est venue cette idée de trois frères et sœurs  au chevet de leur père. Là, tout de suite, je me dis que si je fais ça et que je le tourne à Méjean, j’ai déjà réalisé une séquence avec eux trois. Et comme je parle de la mort, du vieillissement des personnages, de ce qu’ils vont faire du temps qui leur reste à vivre, etc. Sur la première séquence  tournée avec eux, ils sont jeunes, beaux, désirables, ils se foutent à l’eau, ils s’aspergent… Bien sûr que je vais l’utiliser ! D’ailleurs, c’était écrit dans le scénario d’origine, ce n’est pas une idée qui m’est venue au montage, sans être pour autant le point de départ du film.

    Fred Ulysse joue un patriarche laissé à l’abandon, immobile, sous perfusion. Il incarne les calanques, qui continuent à vivre artificiellement,  elles aussi délaissées de la vie qui les animait autrefois? 

    Un peu. Il faut les réveiller, il manque quelque chose. D’où le petit geste du personnage lorsqu’il entend enfin de la vie dans le quartier. Mais quand on me demande si ce personnage redevient lucide à ce moment-là, je réponds : "Je ne sais pas, c’est du cinéma". Il entend ses enfants crier et il réagit. Et son état permettait aussi de libérer la parole de ses enfants. C’est un vieux truc : les langues se délient devant les gens dans le coma et on finit par dire des choses qu’on n’avait jamais dites quand elles pouvaient être entendues. Les états de non-réponse vous poussent aux aveux.

    Il manque en effet à cette famille les deux interlocuteurs en bout de chaîne : la plus âgée, qui est paralysée, et la plus jeune, qui est morte noyée.

    L’enfant disparue me permettait de parler de reproduction au sens social – pas seulement au sens individuel, bien sûr. Le fait qu’aucun des trois n’ait plus d’enfant permettait de renforcer leur rapport à l’adoption, plus tard dans le film. Ce n’est pas un hasard si mes personnages principaux n’ont pas d’enfant alors que Joseph – interprété par Jean-Pierre Darroussin  – aurait très bien pu en avoir, ou même Armand.

    Dans un troisième acte de votre film arrivent trois jeunes migrants. L’histoire prend soudainement une autre direction, comme si on changeait de film. N’avez-vous pas eu peur de perdre le spectateur ?

    Bien sûr que si. Mais il faut prendre des risques au cinéma : fictionnels, formels, scénaristiques. Quand on dit d’un film : "C’est de la télé" (parfois bêtement, parce qu’il y a de la bonne télé), on oublie que la grosse différence entre la télé et le cinéma, c’est que la télé ne prend pas de risque, en général. Le cinéma, si. Après, ça passe ou ça casse.  Je me suis dit que mes personnages vivent près de la mer et que la mer amène les réfugiés, aujourd’hui. En dehors de tout cinéma, l’avenir de notre monde dépend de la réponse que nous apporterons aux réfugiés. C’est un point de vue édifiant : politique ou anthropologique, d’ailleurs. Je suis tenu moralement de parler des réfugiés.

    Pourquoi cette contrainte morale ?

    Je me sens obligé, responsable, pour rester intègre, de parler de ces questions-là. Et je voulais en parler de manière essentielle au sens philosophique. C’est-à-dire que je parle du principe même, pas du concret. Je ne m’attarde pas sur le détail, comme leur origine ou la façon dont ils sont arrivés, les parents qu’ils ont perdus ou pas... L’essentiel, c’est qu’ils sont enfants. J’essaie de ramener celui qui va recevoir ces réfugiés dans une situation où il ne peut pas refuser. C’est pourquoi j’ai choisi des enfants – forcément innocents. Ils cherchent une couverture et un toit. Là, si on n’ouvre pas la porte, on n’est pas un homme. J’essentialise. Je présente le concept du réfugié pour rester dans une parabole par rapport à ça.

    C’est tout de même au risque de faire prendre à votre scénario un virage trop étroit.

    Il faut évidemment qu’on y croie, à cette parabole. Sinon, le film ne sert à rien : ça plaira peut-être à quelques intellectuels mais le public n’ira pas le voir. C’est pour ça que, par précaution, j’ai fait arriver ces gamins via la présence des militaires qui rôdent dans le quartier et qu’on voit passer deux fois, près du bord de mer, avant de venir parler aux héros en leur demandant clairement : "Vous n’avez vu passer personne ? Il y a des bateaux qui se sont échoués…", etc. Comme ça, quand le public découvre les enfants, il est à la fois surpris et préparé. C’est un dosage. Il faut que les spectateurs soient étonnés, mais pas au point de quitter la salle. D’ailleurs, j’ai coupé un peu au montage quelques plans de mise en place. Le personnage d’Armand cherche constamment des choses qu’on lui dérobe. Dans un plan, on découvrait une silhouette encapuchonnée, dans la nuit, qui passait piquer des trucs. Finalement, je me suis dit : "On ne peut pas, c’est trop." Mieux vaut rester sur la surprise.

    Diaphana Distribution

    Et si vous aviez choisi de faire un film policier ou un film historique, vous auriez tout de même parlé des migrants ?

    Oui.

    Si je comprends bien, votre projet initial était de faire un film sur les migrants.

    Oui, dans la confrontation à moi-même, en tant qu’auteur qui se reconnaît dans ses trois personnages principaux. Le film n’est pas sur les réfugiés. C’est un film sur nous et les réfugiés, sur cet échange. Mais vous avez raison, quel que soit le film, il aurait parlé de cette question.

    Peut-être parce que c’est la question qui vous importe le plus en ce moment ?

    Parce qu’elle est cruciale, aujourd’hui. Dans mes films précédents, j’ai toujours mis en scène les problèmes qui me semblaient les plus grands du moment. Je me suis occupé des Arméniens à partir de 2005, avec un film sur le génocide en Arménie, parce que la question de l’identité est devenue primordiale en France. On s’est mis à ne parler que de ça. A l’époque, je me suis dit que c’était devenu ma responsabilité de m'en mêler. Si ça n’avait pas monopolisé l’attention à ce moment-là, je n’aurais peut-être jamais fait ce film.

    Dans une scène assez drôle de La Villa, Jean-Pierre Darroussin s’offusque qu’un militaire le traite de bourgeois. C’est important, pour vous, qu’on ne prenne pas vos personnages pour des bourgeois ?

    Ce sont des bourgeois, ils en ont la posture. C’est pour ça que le personnage relève la remarque du militaire. Comme le dit ce même personnage : "Le cœur à gauche, la tête à droite." Mais lui n’a pas la tête à droite, pas plus d’ailleurs qu’aucun des trois personnages principaux. Quand le militaire traite celui de Darroussin de bourgeois, il insulte ce qu’il pense. C’est pareil pour moi : je m’habille comme un bourgeois. Si je croise un mec de quatorze ans qui habite dans mon quartier, à Montreuil, il va me prendre pour un bourgeois avec mon costume et ma pochette. Mais je ne pense pas comme un bourgeois. Je pense comme lui.

    Depuis les années 2000, vous alternez entre les films de votre journal intime, comme celui-ci, et d’autres projets bien différents : une biographie de François Mitterrand, des films de guerre… C’est un équilibre dont vous avez besoin ?

    Ça l’a été. Je ne sais pas si ça l’est toujours... Je ne maîtrise pas tout. Pour alimenter ma machine personnelle avec un peu de carburant, il faut bien qu’il se passe des choses. J’ai fini de tourner La Villa il y a un an, et comme il ne s’est rien passé en moi depuis, je risque de raconter exactement la même chose. Pourtant, il s’est évidemment passé des choses dans le monde ! Mais j’ai besoin de temps pour me réalimenter. Au moins deux ou trois ans. C’est pour ça que cette alternance m’a été utile : ça me laissait l’occasion de faire passer ce laps de temps en travaillant à d’autres films. En plus, ce sont des projets qui me tiennent aussi à cœur. L’histoire des Arméniens, je suis obligé d’en parler parce que je suis particulièrement sensible à ce peuple-là. Mitterrand, c’était le projet le plus insolite. J’ai sauté sur l’occasion alors que je n’aimais pas beaucoup le personnage, par ailleurs.

    Même le mec le plus pauvre de France – ou d’Occident, d’ailleurs – est persuadé que le seul système qui marche au monde, c’est le système libéral. On en est là. A partir de là, comment faire de la politique ?

    Comment vous sentez-vous dans le contexte politique actuel ? Pourrait-il vous inspirer un film ?

    Je crois que le libéralisme, ou le capitalisme, ou le néo-libéralisme… ont gagné la bataille des idées, qui se sont fait battre à plate-couture. Même le mec le plus pauvre de France – ou d’Occident, d’ailleurs – est persuadé que le seul système qui marche au monde, c’est le système libéral. On en est là. A partir de là, comment faire de la politique ? Je ne sais pas. Je sais qu’il y a des tas de moyens d’être généreux, bon, juste, etc. Il y a les associations, mille manières de faire du bien autour de soi, des moments communistes... Des périodes de quelques mois où telle association dans tel village, le collectif et les individus marchent ensemble et font quelque chose. Ce sont de petites choses ponctuelles, sur un temps et un espace beaucoup plus courts que jadis. Je souhaite qu’il existe un maximum de moments de ce type-là. À mes yeux, mes films sont comme ça.

    Mercure Distribution

    Il y a vingt ans, vous sortiez Marius et Jeannette : 2,6 millions d’entrées et un César pour Ariane Ascaride. Quand vous y repensez, qu’est-ce que ça vous évoque ?

    C’est une hallucination. C’est arrivé, mais je n’y crois toujours pas. Je n’aurais jamais eu cette vie-là sans ce film (ni cette... "Villa", c’est un jeu de mots lacanien). Je ne sais pas ce que j’aurais fait... Pourtant, ça n’allait pas mal : A la vie, à la mort était un énorme succès de presse, mais avait fini sa carrière avec cent mille entrées. Un succès comme Marius et Jeannette ouvre les portes. Le cinéma est un milieu très lié à l’argent. Je le sais, puisque j’ai toujours produit. Après ce film, j’obtenais des rendez-vous en trois minutes. Avant, il me fallait six mois et j’étais reçu entre deux portes, dans un couloir. Là,  le PDG de TF1 me recevait dès le lendemain matin, c’était fou ! Un de mes films a même été coproduit par TF1. Alors que moi et TF1… (Rires)

    Vous êtes devenu instantanément une valeur sûre du cinéma français, en quelque sorte.

    Depuis, tous mes films fonctionnent plutôt bien. Du moins, un sur deux, et celui qui ne fonctionne pas fait entre 200 et 250 000 entrées. Sur mes vingt films, je fais 450 000 entrées en moyenne. Donc, pour le moment, je tourne comme je veux. Personne ne peut négliger un public pareil. Et le point de départ de tout ça, c’est ce foutu succès auquel je m’attendais si peu. Michel Saint-Jean, le président de Diaphana, m’a dit à Rennes lors d’un débat en avant-première : "Tu crois qu’on va faire cinq cent mille entrées ? Ce serait génial…". Ça m’énervait, je voulais qu’il se calme. Ça me paraissait déjà trop ambitieux. Quant à Ariane avec son César, c’était très touchant. On est là et pas là à la fois, même si c’était totalement légitime qu’elle le décroche. Ce sont des moments qui ne s’oublient jamais, malgré ce petit dédoublement qui masque l’impression de vivre le moment. Ça n’arrive pas vraiment à soi, mais à son double. Et grâce aux César, le film a tourné à l’international. Depuis, j’ai un distributeur en Espagne, en Scandinavie, en Autriche, en Italie, en Argentine, au Brésil, au Canada…

    Vous savez déjà quel sera votre prochain film ?

    C’est un truc étrange. J’ai quasiment fini d’écrire un film. C’est une blague ou une pochade, mais sensée. Là, j’ai presque fini l’écriture et je me demande si, finalement, c’est ça que j’ai envie de faire. Mais ce n’est pas grave : il y a déjà plein de séquences que j’aime beaucoup.

    On prend les mêmes et on recommence ?

    Oui, il y aura toute la bande. Le titre actuel, c’est L’Embarquement pour Cythère, d’après le tableau de Watteau qui se trouve au Louvre. Il en est question dans le film. Mais est-ce que je vais le faire tout de suite, ou est-ce que je préférerai intercaler un film avant  ? Je ne sais pas. Je l’aime bien, mais au moment d’y aller, je freine.

    La bande annonce de La Villa, ce mercredi 29 novembre 2017 dans les salles

     

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