Cher Joaquin (j’ai envie de t’appeler Jojo car j’ai un peu l’impression de te connaître, mais en réalité on ne se connaît pas),
La première fois que je t’ai vu, si je me souviens bien, c’était dans Gladiator, de Ridley Scott. La foule scandait « Maximus, Maximus », mais soyons honnêtes, le monde n’avait d’yeux que pour toi. Dans le costume de Commode, tu offrais une performance d’exception, proche de la perfection. « J’aurai assassiné le monde entier. Si seulement tu m’avais aimé. » Une scène de parricide absolument magistrale où le visage de Commode était tour à tour traversé par une douleur indicible et la haine qui en résultait. Quel grand moment de cinéma !
Qui mettra en doute le fait que tu es le plus grand acteur de ta génération ?
A la fin des années 1980, c’est plutôt ton frère, l’incroyable River Phoenix, de quatre ans ton aîné, qui amorce avec sa gueule d'ange une carrière prometteuse, mais il meurt brutalement d'une overdose dans la nuit du 31 octobre 1993. Son visage, le visage d'A bout de course et de My Own Private Idaho, restera figé sur la pellicule dans son éclatante jeunesse.
En 1995, c'est ton talent à toi, Joaquin, qui éclate aux yeux des spectateurs dans la comédie noire Prête à tout, signée Gus Van Sant, où tu brilles sous l'influence de Nicole Kidman. C'est l'entrée dans la cour des grands, pour toi qui connais les plateaux de télévision et de cinéma depuis l'âge de huit ou neuf ans. Ton enfance, d'ailleurs, elle est un peu particulière, car lorsque tu nais en 1974, tes parents, hippies jusqu'au bout des ongles, appartiennent à la secte des Enfants de Dieu et vivent en Amérique centrale. Ce n'est que lorsqu'ils quittent la secte, quatre ou cinq ans plus tard, qu'ils adoptent le nom de Phoenix et déménagent en Californie. Jusque là, tu t'appelais Joaquin Bottom, pas très vendeur, il faut l'admettre, mais je digresse.
Après la collaboration avec Gus Van Sant, dont tu diras qu'il t'a permis de savoir quel genre d'acteur tu voulais être, on te propose de plus en plus de rôles. En 2000, l'année de Gladiator, de Quills et de The Yards, ton premier film avec James Gray, plus personne n'ignore qui tu es. Tu travailles de manière fidèle avec certains cinéastes, tu tournes finalement assez peu et témoigne d'une exigence certaine dans tes choix. M. Night Shyamalan, étoile montante de la mise en scène, te dirige dans Signes, où tu excelles, évidemment, puis dans Le Village. Tu te fonds dans chacun des personnages que tu incarnes autant que ta figure les absorbe.
Tes yeux immenses, ton regard triste, souvent, ton sourire fendu d'une cicatrice, font de toi un acteur différent. Ta puissance, ta profondeur de jeu, la permanence de ton charisme, font de toi un acteur important. Plus important.
Tu n'éclipses pas tes partenaires pour autant. Walk the Line en est un bel exemple : Reese Witherspoon et toi éblouissez avec la même force lorsque vous incarnez June Carter et Johnny Cash.
En 2008, tu annonces que tu mets fin à ta carrière de comédien pour te consacrer à la musique et te lancer dans le rap, Jésus Marie Joseph. Heureusement, quelques mois plus tard, on apprend que c'était une blagounette, un canular monté de toute pièce, une performance, même, pour lancer le faux documentaire - le documenteur - I'm Still Here, tourné par ton pote Casey Affleck, qui fait un four, il faut bien le dire. Après cette petite parenthèse inattendue, qui a duré un long tunnel tout de même, tu reviens dans la course (aux Oscars, on ne sait pas comment il a pu t'échapper, celui-ci), pour l'un de tes plus beaux rôles, celui du vétéran rachitique Freddie Quell dans The Master, le chef-d'oeuvre de Paul Thomas Anderson.
Et une claque, une de plus. De porté disparu, tu passes en un battement de cils à génie absolu. Devant la caméra, sous le regard du grand PTA, c'est toi le patron, MAIS tu n'éclipses pas tes partenaires pour autant, et tu partages dans l'élégance la plus totale cette incroyable performance avec Philip Seymour Hoffman.
Chacune de tes prestations est d'une efficacité remarquable. Le miracle de ton être tient sans doute à ce que tu parviens à rendre solaires des personnages tourmentés. Her, L'Homme irrationnel, et puis ce rôle incroyable que t'a offert Lynne Ramsay dans A Beautiful Day. Ce rôle massif, en or massif, où tu te fonds avec une intensité simplement inouïe. C'est beau, que c'est beau. C'est cassé, brisé, fou. Joe est pathétique, paumé, au fond du trou, et puis la lumière au bout du tunnel, c'est ton regard.
Franchement, c'est compliqué, de mettre des mots sur l'admiration qu'on porte à un artiste. Les mots, c'est toujours fragile, trop grandiloquent, ou à côté. Et puis on pourrait se dire que tu n'es qu'un acteur, après tout, mais les acteurs, c'est tout, justement. Franchement, c'est compliqué, de mettre des mots sur l'admiration qu'on porte à un artiste, mais je me dis que toi, Joaquin Phoenix, tu valais bien la peine d'essayer.
J'ai envie de terminer en te souhaitant bon vent, toi qui, enfant, voulais qu'on t'appelle Leaf.
AlloCiné
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