AlloCiné : Jusqu'ici vous étiez surtout connue pour vos comédies, cette fois, vous vous êtes attaquée à une histoire très sérieuse avec Numéro Une, qu'est-ce qui vous a poussé à vous attaquer à ce projet ?
Tonie Marshall : Quand je suis arrivée dans la vie, beaucoup de choses avaient déjà eté faites. Je pensais que petit à petit, les femmes auraient tous les droits. Je trouve finalement que ça n'a pas évolué suffisamment vite et que ça régresse un peu d'ailleurs. On voit un peu partout ressurgir des questions sur l'avortement, sur des trucs moraux, identitaires, religieux...Dans ces cas-là, ce n'est jamais favorable aux femmes. Tout ça finit par faire son chemin dans le cerveau.
C'est plutôt difficile de faire une comédie sur ce sujet, même si avec Emmanuelle Devos on a essayé de rajouter de temps en temps des petites notes drôlatiques. J'ai choisi de raconter cette histoire dans le monde de l'industrie plutôt que la politique car c'est un milieu où l'on voit beaucoup de femmes ingénieures, qui ont fait des études etc. Je voulais montrer les difficultés qu'elles rencontrent à arriver aux postes de décision. Je pense qu'il faudrait qu'elles arrivent en masse à ces postes-là à égalité avec les hommes, pour que ça change un peu, que ça change l'organisation du travail et l'organisation sociale.
Comment avez-vous abordé le personnage d'Emmanuelle Blachey ? Vous auriez pu en faire une femme rigide mais au contraire, elle possède une légèreté et aussi un certain humour, est-ce que ça vient d'un travail entre vous ou est-ce Emmanuelle Devos qui a apporté cela au rôle ?
Emmanuelle Devos : Il fallait apporter une humanité au personnage, tout simplement. Ces femmes ne sont pas des robots, ces hommes non plus d'ailleurs. Il y a eu une première version de scénario plus technique et puis Tonie Marshall et sa scénariste Marion Doussot ont ajouté des fêlures.
TM : Le fait que cette femme se retrouve dans cette position-là aura des répercussions sur tout le monde.
ED : Cette femme n'était pas obligée d'être une tueuse ultra-rigide, elle est juste compétente pour ce poste et volontaire.
De nos jours, on colle vite des étiquettes aux choses, quel serait votre sentiment si on qualifiait votre film de féministe, ça vous agacerait ?
TM : J'aurais du mal à m'énerver pour ça. Avant je m'énervais mais je vais vous dire, je m'énerve de moins en moins. Il y a beaucoup de féminismes très différents et des féministes vont sûrement trouver mon film mauvais. Ce qui est évident, c'est qu'aujourd'hui, pour défendre ce genre de choses, je pense qu'il faut être féministe, J'étais pas pour les quotas, je le suis maintenant car je pense qu'il n'y a que comme ça que les choses peuvent évoluer. Il faut que tout cela s'assouplisse pour que les femmes veulent aller vers des endroits où elles peuvent prendre des décisions. Si elles y arrivent, ça changera les choses.
Comment s'est déroulé le travail de recherches en vue de l'écriture du scénario ? Je sais que vous avez travaillé avec la journaliste Raphaelle Bacqué par exemple.
TM : J'ai écrit le scénario avec Marion Doussot. En revanche, je voulais placer l'intrigue dans le monde de l'industrie mais je ne connaissais pas bien le milieu. J'ai donc demandé à Raphaelle, que je connais bien, de me faire rencontrer des femmes chefs d'entreprises et de vérifier à chaque étape du scénario ce qui était crédible et ce qui ne l'était pas. Tout ce qui est dans le scénario est donc réaliste. Même si on m'attaquait sur l'idée que je présente soi-disant des hommes qui seraient caricaturaux ou salauds, je dirais que ce n'est pas vrai, c'est juste, c'est posé.
ED : Deux dirigeantes qui ont vu le film en même temps que moi m'ont dit en sortant : « C'est exactement ça ! »
Justement, on ne tombe pas dans la caricature, notamment pour les personnages masculins qui sont très nuancés…
TM : Une personne de ce milieu m'avait dit de ne pas hésiter à les faire parler de manière crue. Cela veut dire que c'est ce qu'elle entendait dans sa vie de femme d'entreprise. On a essayé ça dans le scénario mais c'était épouvantable. Comme un film est ramassé sur 1h30, cela aurait été caricatural, même si les faits sont vrais. Je ne me suis toutefois pas censurée, je me suis juste dit : « s'il faut faire passer cette idée, il faut qu'elle soit acceptable ».
Comment avez-vous réagi en lisant le scénario ? Vous n'avez pas été déconcertée par le côté complexe des intrigues politico-financières ?
ED : Au contraire, j'ai adoré, c'est un personnage en or. En plus, les films sur ce milieu sont rares et j'ai tout de suite trouvé ce projet très excitant.
Vous avez eu une préparation spéciale pour le rôle ?
ED : J'ai lu des bouquins, rencontrée plusieurs femmes chefs d'entreprise, qui ont des postes de très haut niveau. J'ai même fait de la boxe. J'ai fait un travail corporel de tenue car c'est un personnage très différent de ceux que j'ai pu déjà interpréter. Tout un processus qui se met en route pour devenir Emmanuelle Blachey.
Vous mettez en scène un réseau d'influence tenu par des femmes dans le film, c'est une chose que vous avez expérimenté dans la vraie vie ?
TM : Les réseaux féminins existent bien sûr ; mais ce que m'ont dit les vraies chefs d'entreprises que j'ai rencontrées, c'est qu'un réseau féminin qui ait la puissance que ce que je montre dans le film, ça n'existe pas. Ces réseaux-là n'ont pas la puissance pour faire nommer quelqu'un à la tête du CAC 40 par exemple. On peut toutefois imaginer que ça serait très bien que des hommes aident à faire monter des femmes à la tête d'entreprises. Je suis pour la mixité, pas pour faire des trucs genrés obligatoirement.
Comment abordez-vous la question de la mise en scène sur le plateau quand on a beaucoup de séquences de dialogues ?
TM : On essaie déjà de trouver le sens général de ce que ça raconte, déterminer comment les corps des uns et des autres sont posés… Après on tente un premier découpage. Puis quand on voit les acteurs jouer, on se dit, « ah tiens, on va se rapprocher de ça car elle fait ça à ce moment-là » etc. Il y a une part d'intuition sur le moment et une part de préparation aussi. C'était une des difficultés aussi bien pour les acteurs et actrices que pour moi. On savait que c'était un film où ça parlait beaucoup. Je n'aime pas le mot bavard mais avec Marion Doussot, on a adoré les séries d'Aaron Sorkin et ça parle tout le temps !
Ils avaient trouvé une astuce, faire marcher les gens. Je n'ai pas toujours un décor qui permettait cela mais il ne fallait pas avoir peur, quand on raconte des choses un peu complexes, de prendre son temps, de décortiquer, c'est de la stratégie.
ED : Il y a certains termes techniques qu'il faut se mettre en bouche et beaucoup répéter car ça peut ne pas sortir très naturellement. D'ailleurs, Tonie m'a changé un mot une fois, au lieu d'éolienne, elle avait mis hydrolienne, et ça m'a perturbé, je n'y arrivais plus. Juste un mot technique qui change et on bute. C'était presque plus facile d'apprendre le chinois finalement.
Vous avez vraiment appris le chinois ?
ED : Non, j'ai appris des répliques. Il faudrait des années pour apprendre cette langue. J'ai eu un très bon prof pour le tournage et j'ai pu avoir un bon accent car j'ai une bonne oreille. Le chinois c'est une musique, on peut dire un même mot et selon sa prononciation, cela voudra dire quelque chose de complètement différent.
La scène dans le restaurant avec la délégation de dirigeants chinois est très parlante, Emmanuelle Blachey y montre sa grande compétence et son patron minimise sa performance…
TM : C'est un peu la figure paternaliste qui minimise en lui disant qu'elle a été très séduisante. Une femme d'entreprise me disait d'ailleurs que durant un rendez-vous chez General Electric, un homme l'a reçu complètement avachi sur son siège en lui disant : « C'est formidable de t'entendre parler de turbine ».
Les femmes doivent donc redoubler d'efforts dans ce milieu pour ne pas se laisser faire et être respectées…
TM : En effet, et elles vivent ça quasiment toute la journée. Nous, on vit dans un monde qui n'est pas comme ça, Dieu merci. J'ai découvert ça en faisant cette enquête car dans le milieu du cinéma, c'est très différent. En revanche, dans ce genre d'entreprises, les remarques fusent : « t'as vu tes jambes, ouh, c'est joli ça... »… 10 fois par jour… au bout d'un moment, y'en a marre.
Sami Frey, qui incarne le père d'Emmanuelle dans le film, apporte une respiration bienvenue par rapport au côté anxiogène de ce monde des grands patrons, notamment par son côté très grinçant, on sent qu'il n'apprécie pas trop l'activité de sa fille...c'est une chose que vous apportez dès le départ ?
TM : Ce qui était important, c'est d'abord de montrer ce rapport très affectif entre eux deux. Ensuite, en France, quand on parle des patrons, on pense tout de suite à des trucs dégueulasses, à la lutte des classes… ils sont forcément négatifs, forcément des salopards… Cette image est tellement ancrée en France que je devais la représenter dans le film, pas de façon caricaturale bien sûr. Ce personnage est donc quelqu'un qui n'a aucune admiration, aucun respect pour ce monde-là. Du coup, il la confronte et la provoque.
ED : On voit aussi d'où elle vient grâce à ce personnage. Le spectateur peut ainsi mieux cerner la personnalité d'Emmanuelle en comprenant qui est son père.
Pourquoi John Lynch pour incarner Gary, le mari d'Emmanuelle ?
TM : C'est venu comme ça à l'écriture de manière très naturelle. Je crois que j'aurais eu du mal à écrire un rôle pour un acteur français. Le fait qu'il soit anglais, peu connu du public, aide à crédibiliser le personnage et le couple. J'avais vu ce comédien dans une série anglaise qui s'appelle The Fall avec Gillian Anderson. Il était très admiratif de ce personnage féminin mais était aussi dans la retenue. Je me suis dit que ça serait formidable s'il pouvait exprimer cela dans mon film.
ED : D'ailleurs il parle français et il vit à Nice.
Il paraît que vous vous êtes inspirée de Nicolas Sarkozy pour créer le personnage de Beaumel, incarné par Richard Berry…
TM : Il faut que je fasse attention à ce que je dis, c'est pas tout à fait ça. Je faisais référence surtout à son binôme avec Benjamin Biolay. En fait, le personnage de Richard est un composite de plusieurs personnes. Je me souvenais de photos de Sarkozy avec un garçon qui s'appelait Pierre Charon et il y avait un contraste entre ce petit brun et ce grand hâbleur. C'est surtout une vision des corps qui a retenu mon attention et non Sarkozy lui-même qui n'a rien à voir avec Beaumel.
Vous avez pensé à ces deux acteurs dès le début ?
TM : Absolument ! J'ai d'abord demandé à Richard Berry et je lui suis reconnaissante d'avoir accepté. C'est un rôle intéressant à défendre mais il fallait pouvoir l'endosser. Une fois qu'il a accepté, je lui ai dit que j'aimerais beaucoup travailler avec Benjamin Biolay, que je trouvais que le duo serait très bien.
Il y a d'ailleurs une séquence assez tendue entre eux avec la tirade sur le sexe, le pouvoir et l'argent…
ED : Je sais que c'est un truc d'espionnage ça. Pour mettre quelqu'un dans la mouise, tu le fais via l'argent, le sexe ou le pouvoir. En général, c'est le sexe qui est le plus efficace. On voit ça notamment dans Les Patriotes d'Eric Rochant.
TM : C'est un truc basique et notoire pour faire tomber des personnes. C'est très masculin pour le coup, c'est pas un truc qu'on peut appliquer aux femmes.
En France, on a la chance d'avoir beaucoup de réalisatrices de talent pourtant vous êtes la seule à ce jour à avoir gagné un César de la meilleure réalisation pour Vénus Beauté...
ED : C'est vrai, t'es la seule ?!
TM : César de la meilleure réalisation, oui.
ED : C'est vrai que ça change des Etats-Unis…
TM : Figure-toi que j'ai été très contente récemment, le réalisateur le mieux payé cette année aux USA est… une « gonzesse » ! Patty Jenkins pour Wonder Woman !
ED : Et à Deauville, le film qui a eu le Grand Prix, c'est The Rider, réalisé par Chloé Zhao.
Est-ce si important les récompenses où est-ce que finalement, faire des films est en soi une récompense ?
TM : Si je dois choisir entre les récompenses et faire des films, je préfère faire des films. Maintenant, quand on a une récompense, on est extrêmement heureux et ça ouvre des portes. Les prix pour Vénus Beauté m'ont ouvert sur beaucoup de choses. Ce qui ne veut pas dire qu'on n'a pas de difficultés à monter les films mais ça reste très agréable de gagner des prix.