AlloCiné : Si l'on vous définit comme un "réalisateur-historien", est-ce que cela vous semble pertinent ?
Jean-Gabriel Périot : Personnellement, je me définis comme "cinéaste" tout court. Cependant, je comprends que la question puisse se poser car beaucoup de mes films reviennent sur des évènements historiques passés. Et c’est vrai que lors de l’écriture de mes films, ma pratique est parfois très proche de celle d’un historien : j’entreprend de longues recherches, je vérifie mes sources, je rencontre des témoins, etc. Mais ce qui différencie mon travail de celui de l’historien, c’est que tout ce savoir accumulé pendant les recherches n’est pas une fin en soi, c’est le point de départ d’un film possible, d’un film qui m’appartient en propre et qui ne cherche jamais à faire "leçon" ou "cours d’histoire". Il me semble que je réalise des films beaucoup plus intimes, émotionnels et subjectifs que les documentaires historiques habituels.
Comment est né votre intérêt pour Hiroshima ?
Tout a commencé par un hasard. Il y a des années maintenant, j’avais acheté une série de livres autour de la Seconde Guerre mondiale chez un bouquiniste. Parmi eux, il y avait Hiroshima, Fleurs d’été, écrit par Tamaki Hara, un jeune écrivain qui avait survécu à la bombe. Dans ce court texte, l’auteur racontait son expérience du bombardement et des jours suivants. Une expérience si terrible que lui-même se suicidera au début des années 1950. Quand j’ai lu ce texte, j’ai eu honte. Je ne connaissais de Hiroshima que le peu que j’avais appris à l’école, c’est à dire vraiment presque rien. Et quand j’ai lu ce livre, j’ai estimé que j’aurai dû en savoir plus… Et à partir de là, je me suis plongé dans l’histoire de cette ville et de la bombe atomique pour comprendre mieux ce qui s’y était passé mais aussi pourquoi cela n’est pas enseigné ou transmis. J’ai ensuite passé pas mal de temps à Hiroshima pour les recherches qui aboutiront à mon court métrage 200 000 fantômes. Et j’ai beaucoup aimé la ville. Depuis, j’y retourne régulièrement. C’est un des endroits qui m’est le plus familier.
"Lumières d'été" est votre premier long métrage de fiction, par rapport à votre approche traditionnellement documentaire : en quoi cette approche par la fiction était-elle pertinente pour ce sujet précis ?
En fait, je voulais faire un film sur comment la mémoire d’une telle catastrophe peut agir sur nous aujourd’hui ou au contraire comment elle peut nous laisser indifférent. Spontanément, j’ai senti qu’il me fallait des personnages que je pourrais confronter à l’histoire de Hiroshima et que l’on verrait réagir. Il me semble que la fiction est un moyen de travailler l’histoire de manière plus intime, plus subjective aussi. En tout cas, elle me permet de montrer des histoires plus poétiques et aussi plus réflexives que quand je
réalise des documentaires.
C’est un espace géographique qui est à la fois dans le passé et le présent et qui est pour moi très métaphorique de la manière dont la mémoire fonctionne.
Vous avez opté pour une histoire très douce, une flânerie dans les rues et les lieux désormais reconstruits. C'était important pour vous de montrer que la vie a repris sa place et ses droits en à peine 70 ans ?
La vie a repris bien plus tôt à Hiroshima, il n’a pas fallu attendre tout ce temps. La banque et les gares ont même été rouvertes très peu de jours après l’explosion. Hiroshima, comme toutes les villes qui ont connu de telles destructions, est un espace de contradictions. Le passé est encore très présent aujourd’hui -d’ailleurs, des survivants meurent encore, soixante-dix après le bombardement, de cancers liés à la bombe-, mais la vie a aussi repris ses droits depuis longtemps. On est toujours dans un "entre deux" quand on se promène dans Hiroshima. Selon ses propres connaissances, selon que l’on fasse attention ou pas aux plaques commémoratives ou aux guides de la ville, on peut voir la ville comme une ville japonaise très contemporaine, assez commerciale ou on peut la voir comme une ville reconstruite : cette grande boulangerie a été installée dans un des rares bâtiments qui a survécu à l’explosion ; devant ce quai très agréable pour une ballade ou pour boire un verre, il y a eu des milliers de personnes qui se sont noyées ; etc., etc. C’est un espace géographique qui est à la fois dans le passé et le présent et qui est pour moi très métaphorique de la manière dont la mémoire fonctionne. D’un côté, il nous faut nous rappeler du passé mais il faut aussi vivre au présent. Il ne s’agit nullement de figer le passé, comme c’est le cas quand on parle de "devoir de mémoire", ou de refuser le présent parce qu’il serait trop frivole ou déraciné face à un passé carbonisé. Il s’agit plutôt de vivre pleinement au présent, mais conscient que le passé est intriqué à ce présent.
Le prologue du film est très sombre avec ce témoignage poignant d'une survivante. Et il hante le reste du long métrage... comme le font finalement les cicatrices de l'histoire sur ce lieu désormais paisible. Cette construction était évidente à vos yeux ?
Oui, elle était là dès le début du projet. Je voulais vraiment que l’on entende un ou une survivante comme on pourrait l’entendre à Hiroshima. C’est à dire en prenant le temps. On a rarement, en tout cas en Occident, la possibilité d’écouter un tel témoignage… Cette longueur était aussi très importante justement pour que ce témoignage continue de résonner dans la seconde partie du film et que l’on puisse voir les personnages y réagir. Et puis, le film se déroulant, nous ne gardons plus que quelques souvenirs de ce témoignage, mais entre temps, les personnages auront changé. Je ne sais pas si j’emploierais le mot "cicatrice" car une cicatrice marque la peau, le réel… Ou alors ce serait une cicatrice intérieure, émotionnelle. En tout cas, c’est évidemment que le personnage principal aura été changé à jamais par son écoute de ce témoignage et par la rencontre avec Michiko qui le fait résonner.
Comment vos comédiens, tous Japonais, ont-ils vécu cette découverte d'un Hiroshima présent et passé ?
La plupart d’entre eux sont de Hiroshima et n’avaient donc rien à apprendre en terme historique. Le scénario leurs semblait logique et évident. Seul Hiroto Ogi, qui joue le personnage du journaliste vivant à Paris, n’avait aucun lien avec la ville. D’ailleurs, comme son personnage, il habitait à Paris quand on a tourné le film. Ceci dit, il a grandi au Japon où l’on enseigne à l’école le bombardement de Hiroshima et ses
conséquences. Il était donc un peu "entre deux", il en savait un peu, mais moins que les autres comédiens. Là encore, un point commun avec son personnage.
Les Français tournant au Japon parlent souvent de tournage sans autorisation, amenant de fait une approche naturaliste et quasi-documentaire. C'était votre cas ?
Lumières d’été partage en effet l’aspect léger et documentariste des films étrangers qui sont tournés au Japon, mais que l’on retrouve aussi dans une partie du cinéma japonais contemporain. Par contre, nous avions nous l’ensemble des autorisations de tournage. Certaines séquences auraient d’ailleurs été très compliquées, voir impossible à tourner, sans autorisation, notamment au parc de la Paix qui est visité par des milliers de personnes chaque jour ou au village pour la fête traditionnelle. Le choix d’une mise en scène légère, caméra à l’épaule, tournage en décors naturels, etc. était en fait un choix logique pour faire face aux limites de la production et notamment au peu de temps de tournage que nous avions -le film a été tourné en moins de dix jours. Après, il est vrai que même si nous avions des autorisations, nous avons presque toujours tourné en décors réels au milieu des vrais passants. Ce qui donne évidemment un certain aspect naturaliste à la mise en scène.
La révélation sur la nature du personnage de Michiko aurait pu tourner au twist-ending caricatural et artificiel, détournant le spectateur du sujet au cœur du film... et vous évitez intelligemment cet écueil.
Merci du compliment ! Ce point particulier a été le plus compliqué pour moi à l’écriture comme au montage. Comment éviter justement l’effet de twist final… Pour les Japonais, les êtres surnaturels, comme les esprits ou les fantômes, existent vraiment et on interagit avec eux assez "naturellement". Ce que l’on voit très bien dans certains films japonais, notamment chez Kiyoshi Kurosawa. Dans Lumières d’été, il me semble que le twist final est évité parce que les personnages étant japonais comprennent avant nous, spectateurs occidentaux, la nature de Michiko et agissent simplement avec elle. Il n’y a pas, ou partiellement, de révélation finale pour eux. Tout cela dédramatise ou évite l’effet de twist.
Je l’avais fabriqué de manière très intime et recueillie, comme quand on va déposer une fleur sur la tombe de quelqu’un qui nous a été cher.
Le film est précédé de votre court métrage "200 000 fantômes" : que pouvez-vous nous dire sur cette œuvre aussi hypnotique que pertinente ? En quoi complète t-elle le visionnage de Lumières d'été ?
J’ai réalisé 200 000 fantômes il y a une dizaine d’années. Ce film a été l’aboutissement des recherches que j’avais entreprises après la lecture de ce livre de témoignage dont je parlais. À un moment de mes lectures, j’avais eu besoin de déposer dans un film toute la peine que j’avais ressentie à lire ou à écouter des témoignages de survivants. D’une certaine manière, c’est un film de deuil. Je l’avais fabriqué de manière très intime et recueillie, comme quand on va déposer une fleur sur la tombe de quelqu’un qui nous
a été cher. On a décidé de montrer ce court-métrage avant Lumières d’été lors d’une projection d’équipe et nous avions alors trouvé ce double programme particulièrement judicieux. En fait, 200 000 fantômes permet de mettre des images sur les mots que prononcera la survivante du début de Lumières d’été. Et à l’inverse, on peut réinvestir des mots de la survivante les photographies muettes de 200 000 fantômes. D’une certaine manière et même si leurs formes sont radicalement différentes, Lumières d’été est comme un remake de 200 000 fantômes. Ils sont tout deux des films doux et nostalgiques qui racontent l’étiolement de la mémoire et un certain retour à la vie.
Comment ces deux films ont-ils été reçus au Japon ?
200 000 fantômes a eu beaucoup de "succès" au Japon, pour un court métrage bien entendu. Il a été pas mal montré et primé et il continue d’être projeté régulièrement dans des espaces culturels ou scolaires. Le film est très "japonais" dans sa construction et dans certains de ces détails qui échappent à des spectateurs occidentaux. J’étais heureux, car je ne suis pas moi-même Japonais, que les spectateurs du pays arrivent justement à lire le film dans son entièreté. J’ai par contre été surpris par certaines réactions : pour plusieurs des spectateurs qui m’ont parlé du film, celui-ci est pour eux très politique. L’enchaînement des photographies du Dôme donnerait au film un ton très affirmatif, presque agressif comme si le film portait une accusation. Quand J’ai montré Lumières d’été à Hiroshima, les spectateurs étaient très impliqués dans le film, très réactifs. Ils souriaient à toutes les "blagues" du film, notamment celles du petit garçon, mais ils étaient aussi très émus par le témoignage, la scène de danse, etc. En tout cas, j’étais content que certains spectateurs trouvent le film "japonais" et qu’ils soient surpris que ce soit un Français qui l’ait réalisé. C’est très gratifiant de faire un film dans une langue qui n’est pas la sienne et à propos d’une histoire qui ne l’est pas non plus et que ce film soit perçu par les spectateurs "locaux" comme un film qui n’est pas extérieur, qui n’est pas étranger mais au contraire qui est très ancré dans leur culture.
"Lumières d'été", en salles le 16 août