AlloCiné : Vous avez créé les Ateliers du Cinéma à Beaune pour encourager la jeunesse à faire des films, la transmission est très importante pour vous…
Claude Lelouch : La transmission est une chose naturelle. Que font les parents avec leurs enfants par exemple ? On n’apprend pas grand-chose dans la vie mais à un moment donné on a 2-3 choses dont on est plus ou moins sûrs et on a envie de les transmettre. J’ai consacré ma vie au cinéma, j’ai vécu une grande histoire d’amour avec le cinéma et j’ai envie de transmettre cet amour aux jeunes générations. Aujourd’hui, il y a 7 milliards de gens qui filment avec leurs portables, nous sommes tous devenus des cinéastes. J’avais envie de créer un endroit pour ceux qui veulent en faire leur métier, je voulais leur permettre de rencontrer les plus grands metteurs en scène du monde. Ils viennent dans ces ateliers transmettre leur savoir.
On peut permettre à ceux qui filment en amateurs leurs familles, leurs copains, de filmer un peu mieux que d’habitude car il y a quand même des règles dans le cinéma. Ces ateliers sont destinés à tout le monde et peuvent permettre à des garçons et des filles un peu plus doués que d’autres, à mon avis, puisque je les ai sélectionnés, d’entrer dans ce métier et de le faire le plus vite possible et le mieux possible. Mais c’est vrai que les 13 apprentis qu’on a sélectionnés cette année m’ont apporté une grande satisfaction. Je suis fou de joie de voir qu’il y en a 2 ou 3 qu’on va bientôt retrouver sur les plus grands écrans du monde.
Je ne suis rien d’autre qu’un reporter de la vie.
Dans Chacun sa vie, vous avez donné un rôle important à l’avocat Eric Dupond-Moretti ; son personnage, un président de cour d’assises, prend une leçon de vie magistrale de la part d’une prostituée campée par Béatrice Dalle…
Je procède par observation, je ne suis rien d’autre qu’un reporter de la vie. J’ai souvent été fasciné de voir que des gens qui ne savaient rien de prime abord, mais qui en réalité savaient plus que ceux qui croient savoir. La vie est le plus grand professeur du monde. Les autodidactes sont des gens qui ont grandi avec les leçons du quotidien. C’était formidable pour moi de voir un président de cour d’assises, qui juge le genre humain, qui croit tout savoir, prendre une leçon de vie d’une petite prostituée, qui n’a fait que coucher avec la Terre entière et qui a appris d’autres choses.
Faire rencontrer 2 océans, celui de la culture et celui de l’instinct, était formidable. Le public n’est pas assez savant pour raisonner de travers, et cette petite pute n’est pas assez savante pour raisonner de travers. Et lui est peut-être trop savant, pour savoir porter des jugements définitifs. J’ai donc justement voulu filmer ce que je ressens tous les jours dans la vie quotidienne, cette confrontation entre ceux qui croient savoir et ceux qui voudraient savoir.
Comment décririez-vous la méthode Claude Lelouch ?
Je filme comme je vais à un rendez-vous. Il y a ce que j’ai envie de dire à la personne que je vais rencontrer et ce que je vais lui dire vraiment. Dès que je commence à parler avec cette personne, je vois ses yeux, et la vérité est dans nos yeux. À ce moment-là, ce que j’avais envie de lui dire peut changer, il faut donc changer le scénario. Il y a les figures imposées, et les figures libres, ce qu’on voudrait faire et ce qu’on ne voudrait pas faire. Il y a la bonne humeur, la mauvaise humeur, il y a le présent, qui est plus fort que le passé et le futur. Le tournage, c’est le moment du présent.
Le metteur en scène n’a pas de talent, il synchronise celui des autres.
La caméra filme un présent qui remet tout en question car ce que vous avez écrit dans un bureau, sur plusieurs années etc, est totalement remis en question au moment du présent car à ce moment-là, vous avez tous les éléments de la comédie humaine qui sont réunis. La lumière, la musique, le texte, la bonne ou mauvaise humeur des acteurs. D’un seul coup, le metteur en scène doit avoir un esprit de synthèse incroyable, créer une harmonie, et être un synchronisateur de talents. Le metteur en scène n’a pas de talent, il synchronise celui des autres. J’ai toujours fait ce cinéma, j’ai toujours essayé d’améliorer ce cinéma, qui est très écrit, préparé, construit, et qui est complètement déstructuré au moment du tournage. Ensuite je peux tout restructurer au moment du montage. Mais le temps fort, important, c’est le tournage.
On sent dans le film que vous avez repris des éléments de la vraie vie de vos acteurs pour les injecter dans leurs personnages. Par exemple, le personnage de Christophe Lambert, qui est alcoolique, est très poignant, car ça touche au vrai vécu du comédien…
Quand je vais vers un acteur, je vais vers sa personnalité. Je vais vers ce qu’il sait faire. Je ne demande pas à un coureur de 100 mètres de courir le marathon. Je sais que Christophe Lambert a traversé une période difficile avec l’alcool, donc il est parfait dans ce rôle d’alcoolique, il sait de quoi on parle. Il va donc pouvoir aller plus loin qu’un type qui n’a jamais bu.
Quand il se met à 4 pattes et qu’il lèche le vin par terre, il n’y a qu’un alcoolique qui peut faire ce genre de scènes. Il n’y a qu’un alcoolique qui peut se dire : « j’aime tellement l’alcool, que je suis prêt à boire du verre aussi. » On essaye d’aller le plus loin possible avec des spécialistes. Quand vous êtes malade, vous allez voir un dentiste ou un spécialiste du cancer, chacun sa spécialité. Mes acteurs sont des spécialistes du sujet que je veux traiter et ils le serviront mieux que moi.
L’échec est le grand inventeur de la réussite.
Vous avez une filmographie particulièrement étoffée, un film vous tient-il plus à cœur parmi toutes vos œuvres ?
J’aime mes films comme j’aime mes enfants. On ne peut pas demander à un père lequel de ses enfants il préfère. Ils ont tous inventé celui d’après. J’ai fait 46 films qui sont se sont inventés les uns après les autres. Mes films, c’est un grand feuilleton sur mes observations, comme je le disais, je ne suis rien d’autre qu’un reporter de la vie. J’observe cette vie que j’aime de plus en plus avec tous ses défauts. Dans cette période chaotique que nous traversons, jamais elle n’a été aussi cinématographique.
Le chaos actuel est un acteur extraordinaire et je crois de plus en plus à l’incroyable fertilité du chaos. Je sais que cette période va déboucher sur du positif, impossible qu’il en soit autrement. Tout ce que j’ai réussi dans ma vie, je l’ai d’abord raté. L’échec est le grand inventeur de la réussite. Le malheur est l’inventeur du bonheur. On ne le répètera jamais assez. Après la période agitée qu’on est en train de vivre, il y aura une période de très beau temps.
Jean Dujardin a déclaré : « Il y a de jolis cons chez Lelouch, c’est bien, ça détend. » Vous êtes d’accord ?
Je suis tout à fait d’accord avec ça. Quand on aime la vie, on aime les gens très intelligents et on est passionnés par les cons. Ils osent ce que les autres n’oseraient pas et sont les inventeurs de la comédie. Les plus grandes comédies reposent sur la folie des cons. Ils n’ont peur de rien, ils nous emmènent là où on n’aurait pas le courage d’aller. Quand je fais L’aventure c’est l’aventure, c’est un hommage à la connerie.
Mon agent, la personne qui m’a donné les meilleurs conseils, c’est mon instinct.
Pouvez-vous décrire votre cinéma en un mot ?
Spontanéité. Je pense que quand on est spontanés, on peut même dire des conneries. La spontanéité est à mi-chemin entre le mensonge et la vérité. C’est le côté animal de chacun de nous. À un moment donné, notre instinct est beaucoup plus fort que notre intelligence. Il va beaucoup plus vite et il est plus courageux. Notre intelligence a trop le sens des affaires et elle fait de nous des trouillards, elle nous interdit plein de choses, c’est l’avocat du diable.
Notre instinct nous dit : « allons-y, prenons des risques, soyons joueurs. » La vie est un jeu et il faut jouer. Notre instinct est le plus joueur de tous. C’est pour ça que mon agent, la personne qui m’a donné les meilleurs conseils, c’est mon instinct, et surtout le hasard. Le hasard est un cinglé complet qui vous emmène là où il a envie et qui n’a pas peur de mélanger les genres, qui n’a peur de rien.