AlloCiné : Quels souvenirs gardez-vous de la découverte de la BD "Polina" de Bastien Vivès ? Que vouliez-vous garder de la BD, et en quoi vouliez-vous vous en éloigner ?
Valérie Müller : Polina, c’était la surprise et l’originalité de traiter du parcours d’une danseuse dans une BD et hors des stéréotypes jusqu’ici habituellement reproduits. Il était question d’une jeune fille emblématique de sa génération qui a des copains, fait la fête, connaît des déceptions amoureuses. Ce n’était pas une hystérique anorexique. Nous avons voulu garder ce personnage au centre de l’histoire, un peu buté mais tout de même très curieuse de la vie ainsi que la relation qu’elle entretient avec son maître de danse. Si la BD est souvent en plans serré, nous voulions dans l’adaptation pour le cinéma étoffer tout l’univers visuel qui inspire le personnage, et développer son environnement social et familial.
On imagine aisément que vous vous êtes reconnu dans l'histoire et le parcours de Polina. A moins qu'elle ne s'inspire elle-même de votre histoire. Au final, qui a nourri qui ?
Angelin Preljocaj : Peut-être mes origines modeste de fils de réfugiés albanais et mon enfance dans les citées à Champigny sur Marne ont inspiré Valérie et l’ont incité à donner un arrière-plan social au personnage de Polina...
Comme Polina, vous avez ressenti cette renaissance par la danse contemporaine ?
Angelin Preljocaj : Oui c’est vrai qu’après plusieurs années de classique, la danse contemporaine a été une grande révélation pour moi. Mais pour autant, je n’ai jamais oublié cette merveilleuse technique corporelle.
Vos choix de mise en scène, et notamment de nombreux plans séquences, relevaient-il d'une volonté de "casser" le récit en cases qu'impose le format BD ?
Valérie Müller : C’était surtout lié à la question de filmer et de représenter la danse. Il y a les séquences de travail qui sont plutôt en plans serrés pour évoquer le travail de chaque partie du corps. Puis il y a la danse presque fantasmée dans lequel les décors prennent plus de place où nous avons laissé des travellings donner de l’ampleur au mouvement des corps dans l’espace. Et enfin la danse dans sa représentation scénique où la caméra est presque embarquée avec les danseurs sur le plateau du théâtre au moyen d’une grue qui danse avec les interprètes.
En terme de film sur la danse classique, beaucoup de spectateurs, en tout cas le grand public, a principalement en tête "Black Swan", qui impose donc sa présence de manière inconsciente comme "film-référence". Comment avez-vous fait en sorte de vous en éloigner, thématiquement et stylistiquement ?
Valérie Müller : Pour nous Black Swan est plutôt un film de genre, de type thriller schizophrène, la danse n’y est pas très éloquente. Nous avons plutôt pensé aux Chaussons Rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger, ou à Billy Elliot et Chantons sous la Pluie qui sont à nos yeux des films où la danse est vraiment significative, originale et en accord avec la narration.
Vous parliez des "Chaussons rouges". On sent chez votre héroïne cette urgence, ce besoin vital de danser, comme l'avaient abordé Michael Powell et Emeric Pressburger en 1948. C'est cela, finalement, être un artiste ?
Angelin Preljocaj : Comme le dit le personnage que joue Juliette, "Un artiste c’est quelqu’un qui regarde le monde…"
Comme dans "Black Swan", le portrait du monde de la danse classique, quasi-militaire, où derrière chaque visage impassible se dissimulent sacrifices et douleurs, où chaque moment de plaisir est refusé, est assez terrifiant... C'est ainsi que vous avez vu et vécu cet univers ?
Angelin Preljocaj : La danse classique n’est pas un monde militaire mais un monde de la rigueur. Polina se construit sur cette rigueur qui la porte jusqu’au bout de son parcours traversé par des rencontres déterminantes. La fusion des courants artistiques qu’elle découvre va constituer sa singularité. Par ailleurs, l’exigence de son maitre de danse classique n’a d’égale que l’affection secrète qu’il lui porte.
Justement, le destin de Polina est porté par sa relation, exigeante mais touchante, avec Bojinski, où élève et maître s'apprivoisent. Vous êtes vous-même devenu chorégraphe et chef de troupe : l’exigence et le soutien, c'est ainsi que vous voyez le rôle d'un maître/mentor ?
Angelin Preljocaj :Un chorégraphe aujourd’hui doit savoir aimer et respecter ses interprètes. Une des meilleures façon de les respecter c’est d’être exigeant avec eux et avec soi-même, c’est ce qu’ils attendent par dessus tout.
Comment avez-vous choisi et travaillé avec Anastasia Shevtsova ?
Valérie Müller : Nous avons vu près de 600 danseuses en France et en Russie pour trouver notre Polina. Anastasia nous a tout de suite convaincus. Elle venait de l’école de danse Vaganova à Saint-Petersbourg. Elle était à la fois simple, mystérieuse et lumineuse. Elle avait un rapport à la caméra très instinctif et d’excellentes capacités de danseuse classique.
Angelin Preljocaj : Valérie a ensuite décortiqué minutieusement le scénario avec elle à travers des lectures de chaque scène. Pour ma part, la création du duo final a permis à Anastasia de se familiariser avec mon style et pendant ses six mois de préparation au tournage de développer sa pratique de la danse contemporaine.
Anastasia est une danseuse devenue comédienne le temps d'un film. A l'inverse, Juliette Binoche est une comédienne devenue danseuse le temps de ce récit : comment l'avez-vous aidée à appréhender la danse ?
Angelin Preljocaj : Juliette est une actrice qui a une longue histoire avec la danse, mais danser un solo au cinéma tout en incarnant une chorégraphe était une nouveauté pour elle. Une grande complicité est née entre nous alors que nous travaillions à l’écriture de son solo.
Parlez-nous des deux tableaux dansés "enneigés", au début et à la fin du film, absolument sublimes...
Valérie Müller : C’est lié à tout cet univers visuel qui inspire et porte Polina à travers le film. Par son imagination et sa nécessité de danser elle transcende l’univers rude de la banlieue moscovite dans laquelle elle vit.
Angelin Preljocaj : Effectivement ce décor de barres d’immeubles et de centrale thermique devient pour elle une sorte de décor féérique dans lequel elle est la princesse élue.
Les spectateurs pourraient penser que "Polina" traite uniquement de la danse. Mais cette histoire élargit considérablement sa portée, et traite finalement de ce que c'est qu'être un artiste, en opposant l'expert à l'artiste, le "bien faire" au "pourquoi faire", le joli au vrai... Est-ce que cette opposition fait également sens sur un plateau de cinéma, entre le réalisateur qui a la vision, et une équipe qui se met au service de cette vision ?
Valérie Müller : En France, nous avons la chance d’avoir des équipes techniques très compétentes et habituées à travailler sur des films d’une grande diversité de style. La technique est toujours au service des artistes et de la mise en scène. Et chaque technicien à sa part de créativité dans la fabrication du film.
Angelin Preljocaj : Les techniciens du cinéma français sont extrêmement inventif et sont des collaborateurs à part entière.
Il y a dans la dernière partie du film ces moments où Polina regarde le monde et s'en nourrit pour sa danse. Dès lors, le sous-titre du film "danser sa vie" pourrait aisément devenir "la vie est danse". C'est ainsi que vous voyez la vie ?
Angelin Preljocaj : Nous vivons dans un univers où tout est mouvement. L’être humain est curieusement débout sur sa planète, petit trait d’union entre la terre et le ciel : voir cet être tenter de décrire avec son corps les mystères de l’âme humaine et les équations du réel m’a toujours fasciné.
La bande-annonce de "Polina, danser sa vie"