AlloCiné : C’est votre premier film sur cette période délicate de l’histoire allemande. Pourquoi maintenant et pourquoi Fritz Bauer ?
Lars Kraume : J’ai eu connaissance de ce personnage grâce à mon co-scénariste Olivier Guez. Il habite désormais à Paris mais a vécu à Berlin un temps. Il a écrit un livre intitulé "L'impossible retour, une histoire des juifs en Allemagne" depuis 1945. Il s’est intéressé à la manière dont la communauté juive s’est développée après 1945 et la fin de la guerre en Allemagne. C’est un très bon livre mais surtout c’était une question que je ne m’étais jamais posé. C’est passionnant de voir cette évolution à travers des décennies. Dans le livre, il y a un chapitre sur le procès d’Auschwitz dans les années 60, initié par Fritz Bauer. C’était la première fois que je tombais sur ce nom ! J’ai trouvé sa mission fascinante et j’ai eu envie d’en savoir plus. J’ai donc lu une biographie et après coup j’ai dit à Olivier que nous devions faire un film sur lui. Aussi parce qu’il n’est pas du tout reconnu, alors qu’il est à l’origine de l’opération menée par le Mossad en Argentine pour capturer Adolf Eichmann. Ce simple fait n’était pas connu du grand public ! Je n’avais jusque-là jamais vraiment voulu faire un film sur les Nazis et le 3ème Reich parce que je me sentais mal à l'aise avec l'idée de reconstituer cette période, de faire des costumes nazis, de construire des décors des camps de concentration, de chercher des figurants particulièrement maigres… D’une certaine manière c’est une exploitation de la souffrance et de l’horreur même si j’ai bien conscience que c’est la période la plus marquante de l’Allemagne durant le 20ème siècle. On ne doit jamais s’arrêter de raconter l’horreur de cette période. Faire un film sur Fritz Bauer me permettait de mettre toute cette horreur dans le sous-texte. On n’y voit aucun uniforme nazi.
On ne doit jamais s’arrêter de raconter l’horreur de cette période.
Ne connaissant pas vraiment Fritz Bauer avant la lecture de ce livre, qu’est-ce qui vous a le plus étonné à son propos ?
Ce qui m’a surpris le plus est sans doute ce qui surprend le public : dans les années 50, l’état d’esprit en Allemagne était encore à la terreur. Il a fallu attendre la révolution des étudiants en 1968 pour que la parole se libère vraiment et que l’on affronte frontalement l’horreur de cette période. Fritz Bauer a eu le courage et la force de se dresser quasiment contre toute une société. Il y avait peu de gens capables comme lui de dire qu’il fallait parler du 3ème Reich et rendre justice à notre pays aussi. Selon lui, il ne pouvait y avoir de démocratie tant qu’on n’affronterait pas ce terrible passé. C’était particulièrement surprenant pour moi. Je ne savais pas non plus que les services secrets américains, et même allemands, savaient où se trouvaient Eichmann et d’autres responsables nazis. Il n’est pas vrai que sa localisation était secrète. Mais politiquement on ne voulait pas l'arrêter et le traduire en justice. La guerre froide faisait rage et on voulait de la stabilité pour le gouvernement de l'Allemagne de l'Ouest. L'autre grand mensonge allemand concerne l'incroyable redressement économique du pays à cette période. Les gens pensent que ce redressement est majoritairement dû à l'esprit de travail qui anime le peuple allemand. La vérité c'est que les Américains ont mis leur emprise sur le pays et ont permis financièrement ce redressement économique. Sans la volonté politique de conserver un gouvernement stable en Allemagne, rien de cela n'aurait été possible. Se plonger dans cette période pour les besoins d'un film est passionnant.
Vous avez dit qu'il a fallu du temps aux Allemands pour se replonger dans cette époque. Pourtant dès 1946, un film comme "Les assassins sont parmi nous" de Wolfgang Staudte traite justement de l'immédiat après-guerre de la présence d'ex nazis au sein de la population...
J'ai en effet vu ce film et il est intéressant. Dans un sens c'est vrai mais... Le titre de ce long-métrage est plus dramatique que ne l'est en réalité l'intrigue. Les méchants y sont parfaitement reconnaissables et visibles. Ce que recherchait Fritz Bauer était différent : il voulait que la société allemande dans son ensemble, y compris lui-même, affronte ce passé et que chacun réalise, à son niveau, son implication. Bauer a d'ailleurs utilisé le titre de ce film de Staudte pour un de ses textes. Mais Les assassins sont parmi nous constitue une sorte d'exception et dès 1948, en fait après le procès de Nuremberg, a émergé l'idée qu'il fallait "en terminer" avec cette période, arrêter d'une certaine manière de la ressasser. Jusqu'à aujourd'hui des traces de ce dessein persiste. J'en viens à me dire que c'est un miracle qu'un film comme Les assassins sont parmi nous ait pu voir le jour.
Fritz Bauer voulait que la société allemande dans son ensemble, y compris lui-même, affronte ce passé et que chacun réalise, à son niveau, son implication.
En tant qu'allemand justement, est-ce que réaliser un film sur cette période a un impact personnel particulier ?
Bien évidemment. Je l'ai co-écrit avec Olivier Guez, qui est lui-même juif. Je suis pour ma part un Allemand chrétien. Travailler avec lui sur le scénario, écrire des dialogues, lire des livres, échanger et évaluer nos sources, tout cela nous a naturellement poussé à beaucoup parler. Ma génération (ndlr: Kraume est né en 1973) a grandi en ne sachant pas exactement quoi faire de ce passé. On se pose forcément la question de l'héritage de tous ces évenements et sur la signification de notre nationalité. Et bien évidemment il y a forcément ce sentiment de culpabilité... Être capable de travailler sur un tel sujet, de voyager en Israël pour collaborer avec une équipe locale, dont tous les membres ont forcément des liens avec ces événements ou les camps de concentration, tout cela est un privilège immense. J'ai eu la chance de pouvoir passer quelques années à me pencher sur ces questions, à y réfléchir. Et si vous regardez les résultats des dernières élections, avec toutes les questions qu'elles soulèvent partout en Europe, et surtout la montée de l'extrême droite, avoir la possibilité de travailler aussi longtemps sur un tel film vous donne de la perspective et vous oblige à vous poser finalement les bonnes questions. Les pouvoirs qui se dressaient contre Fritz Bauer étaient tellement immenses... Il était socialiste et gay, rien de tout cela n'était finalement accepté à cette époque. Et pourtant il a osé s'élever, malgré les nombreuses menaces de mort, et s'adresser à tout le monde en disant : "Regardons qui est coupable de quoi !" C'est fascinant. Fritz Bauer est un personnage très inspirant.
L'utilisation des croix gammées est très réglémentée en Allemagne. Comment est-ce possible de les utiliser au cinéma ?
C'est une très bonne question. Mais je ne peux pas vraiment y répondre ! (rires) Il n'est en effet pas permis d'utiliser ce symbole comme décoration par exemple, ce qui me semble tout à fait logique. J'ai grandi avec la conscience qu'il s'agissait d'une figure interdite. Mais c'est relativement commun au cinéma pour les films traitant de cette période. Par contre elle figure en évidence sur l'affiche française du film, ce qui n'était pas le cas en Allemagne. Le poster allemand ne joue que sur les teintes du symbole. Le titre aussi est différent : il s'intitule chez nous "Le peuple contre Fritz Bauer". Le titre français n'aurait pas pu fonctionner chez nous : la notion d'héroïsme aurait été d'une certaine manière déplacée.
L'homosexualité n'était pas légalement autorisée à cette époque. Et une réplique est particulièrement puissante à ce sujet : il est clairement dit que cette loi la condamnant était en partie héritée de l'administration nazie. C'est une façon de dire que si le régime était tombé, des héritages subsistaient malgré tout...
Quand nous travaillions sur le scénario, nous savions qu'il y avait ces rumeurs sur son homosexualité. Mais dans tous les documents consultés à son sujet, c'était toujours évité ou flou. De son vivant il n'a pas fait son coming out, parce que c'était interdit. Nous avons eu un discussion avec Olivier sur le fait d'aborder cet aspect-là ou non. Puis une très importante exposition a été organisée par le musée juif de Francfort sur la vie et l'oeuvre de Bauer. Une petite section était justement consacrée à son homosexualité. Nous nous sommes rendus compte à ce moment-là qu'il était ridicule de ne pas l'aborder. Nous avons donc approfondi nos recherches par la même occasion sur cet article de loi punissant l'homosexualité. La loi existait avant le 3ème Reich mais n'avait pas vraiment été appliquée jusqu'alors. Avant guerre, Berlin était une ville très ouverte, l'homosexualité n'était ni cachée ni condamnée. Avec l'arrivée au pouvoir des Nazis, cette loi a finalement été appliquée et, pire, renforcée. Une fois la démocratie revenue, la loi a été conservée intacte. C'est le parfait symbole pour montrer qu'une certaine mentalité subsistait. C'est une erreur, une très grande erreur, de croire que la chute des Nazis a permis aux gens normaux de vivre à nouveau. Des "gens normaux" ont soutenu ce régime. Cet avènement du National Socialisme, ainsi que le soutien populaire, est compréhensible si on étudie l'histoire de l'Allemagne depuis la 1ère guerre mondiale. Et c'est une grande erreur de penser que le régime nazi était comme de grands nuages finalement dissipés. Cela reviendrait aussi d'ailleurs à minimiser le pouvoir des nouveaux partis d'extrême droite. C'est aussi pour cette raison qu'il était capital d'avoir cette dimension dans ce film : les standards moraux n'ont pas changé du jour au lendemain après la chute des Nazis.
Les standards moraux n'ont pas changé du jour au lendemain après la chute des Nazis.
"Elser, un héros ordinaire", "Hannah Arendt", "Le Labyrinthe du silence"... De nombreux films traitent en ce moment, pas forcément de la même période historique, mais de la même thématique d'une certaine manière...
Il y a des films historiques allemands tout le temps mais il est surtout intéressant de noter qu'il y a de plus en plus de films à propos de la fin des années 50 et du début des années 60, comme Hannah Arendt et Le Labyrinthe du silence justement. Je ne peux pas vous donner une raison précise à cette multiplication de films. La guerre s'est terminée il y a plus de 70 ans maintenant. Les réalisateurs et les scénaristes réalisent que les derniers témoins de cette époque sont en train de s'éteindre, moi-même j'ai eu la chance de rencontrer un ancien collaborateur de Fritz Bauer. Il a 85 ans, il est en pleine santé mais bien évidemment tôt ou tard... A terme tous les temoins de cette période auront disparu. C'est probablement une des raisons de cette effervescence. Il ne faut pas sous-estimer également que ces années-là sont celles de la jeunesse de nos parents. Nous avons grandi avec leurs témoignages, leurs histoires, leurs souvenirs. C'est intéressant d'essayer de comprendre cette époque dans laquelle mes parents ont grandi afin aussi de s'éloigner justement de certains clichés ou souvenirs trop embellis ou noircis.
Un parc ou ou une place à Berlin devrait porter le nom de Fritz Bauer !
Est-ce plus risqué de prendre des libertés "artistiques" lorsqu'on fait un film sur une période aussi sensible que celle-là ?
Sur un plan esthétique, mon film n'est pas forcément le plus risqué. Il est vrai que nous abordons l'homosexualité de Bauer mais l'intrigue a une évolution relativement classique. Nous n'avons jamais eu l'intention de faire quelque chose d'un tant soit peu expérimental, mais toujours cette obsession de construire une histoire claire. Pour un cinéaste allemand abordant cette période, la chose la plus intéressante est d'avoir une perspective. Avoir comme protagoniste Fritz Bauer, un personnage méconnu depuis plus de 40 ans, était un message fort. Il n'a pas la reconnaissance qu'il mérite. Un parc ou ou une place à Berlin devrait porter son nom ! Les gens étaient inconscients qu'il avait participé pleinement à créer cette démocratie dans laquelle nous vivons aujourd'hui. Il y a un tas de films ou de séries ayant traité de cette période mais toujours avec le même angle : les gens ont souffert sous le régime des Nazis, ces individus diaboliques. Alors qu'ils ne sont pas arrivés au pouvoir miraculeusement. Si Fritz Bauer a eu du succès en Allemagne au cinéma, avec cette recherche d'une autre perspective, il faut se rappeler que des programmes télévisés plus consensuels sont regardés par beaucoup plus de monde. Les Allemands préfèrent regarder des films illustrant cette période terrible plutôt que l'interrogeant. C'est un grand problème.
Propos recueillis par Thomas Destouches à Paris le 7 avril 2016
La bande-annonce de "Fritz Bauer" en salles ce mercredi 13 avril 2016 :