Allociné : C’est votre deuxième film en tant que réalisatrice. Pourquoi avoir décidé d’aborder une thématique si particulière, le théâtre itinérant, et si personnelle puisqu’elle touche à votre histoire familiale ? Certains réalisateurs attendent en effet de longues années avant de s’attaquer à leur univers intime.
Léa Fehner : Pour moi, le désir n’était pas du tout d’aller dans la question de l’intime, dans la question de la biographie. J’avais des désirs plus simples au point de départ. Mon premier film [Qu'un seul tienne et les autres suivront] était un peu sombre, grave, il avait sa part de regard sur le monde. Mais, tout à coup, j’ai eu envie de changer un peu de paradigme, de me dire qu’on pouvait être lucide sur le monde et aussi faire des histoires rieuses, joyeuses et avec de l’énergie. Je ne sais pas si on fait un film contre le premier, mais, celui-là, j’avais envie qu’il soit solaire, joyeux, tapageur, bruyant. J’avais envie de montrer des hommes et des femmes qui ont l’énergie de dépasser leur deuil, leur douleur, par le rire, par la danse, par le fait d’être ensemble.
Dans mon enfance, j'avais autour de moi des gens qui avaient de la flamboyance"
C’est vrai que si j’avais envie de parler de ça, ce n’était pas anodin, c’est parce que j’avais autour de moi dans mon enfance des gens qui avaient du panache, de la flamboyance et un goût pour l’excès qui m’a beaucoup marqué. Tout à coup, sur ce film-là, j’avais envie de partager ça. C’est marrant comme mes deux films ne se ressemblent vraiment pas, même s'ils ont des thématiques qui sont peut-être un peu communes. Les Ogres est un film bruyant quand le premier était silencieux, celui-là a besoin de soleil quand le premier était plus sombre. A l'image des personnages du film, je pense que j'avais envie de changement, de renouvellement.
Quelle est la part de réel et de fiction dans le film ?
Ce qui est réel, ce sont nos émotions. Très vite, avec la scénariste [Catherine Paillé], nous avons eu envie de transmettre ce souffle de vie qu’il y avait chez ces hommes et ces femmes mais de le faire en ne s’obligeant aucune seconde à être fidèle à la réalité, de ne pas le faire à la manière d’un documentaire et en n'ayant pas peur de mélanger le réel à la fiction la plus totale. Les invasions de vaches, les batailles de couscous qu'on voit dans le film... C'est une fantaisie qui peut emprunter à Astérix.
Oui, on a puisé très fort les idées du film dans le vivant, on a plongé nos racines dans un terreau qui nous était proche avec, en même temps, à coeur l’idée de bien raconter une histoire et non pas de raconter une histoire vraie. Je voulais qu'on partage ce souffle de vie avec le spectateur. Il y a une énergie qui nous aide à surmonter ce qui nous fait mal que j’avais envie de retranscrire dans ce film. On s'est donc dit : prenons tous les moyens à notre disposition pour le faire, tout ce qui était beau, dense, flamboyant dans la réalité et tout ce qu’on va imaginer, trahir et réinventer avec les moyens de la fiction.
"Ils résistent à des valeurs qui nous étouffent, de perfection, de repli sur soi..."
C'est réussi car en tant que spectateur, on ressent vraiment ce souffle. En fait, ces personnages nous font ressentir autant un grand souffle vivifiant que de l'étouffement.
Ce sont des ogres, il y a de la voracité dans les deux sens du terme. Il y a un appétit de vivre mais aussi quelque chose qui bouffe ceux qui vous sont les plus proches. Mais, après le chemin du film pour moi, il va dans l’idée que cet appétit, il est nécessaire. Certes, il fait des dégâts sur son chemin, il a un petit côté Attila mais il est quand même terriblement vivant. Et moi, j’avais envie de me nourrir de cet appétit-là - c’est un peu tordu comme réponse - parce qu’il va de l’avant, qu’il est tonitruant, parce qu’il n’a pas peur d’être transgressif.
Vous pensez qu’on a besoin de ça aussi, d’être transgressif ?
J’avais l’espèce d’immodestie de me dire que c’était nécessaire de parler de ça, de cet appétit, de parler de liberté. Mais d’en parler avec des gens qui brandissent ça, jamais à la manière d’un discours. Non, c’est dans leur quotidien, dans leurs êtres, dans leur manière de jouer, d’aimer, d’être un père, une mère, qu’ils éprouvent ça. C’est dans leur manière d’être et de vivre qu’ils résistent à des valeurs qui nous étouffent, de perfection, de repli sur soi, d’individualisme, de peur, d’ordre... Oui, l’ordre, ils ne sont pas vraiment dans l’ordre (rires). Je me disais qu’il ne fallait pas qu’il n’y ait que ça qui existe mais qu'il fallait que ça existe aussi dans le paysage des représentations et des êtres possibles.
Parmi ces "Ogres", il y a aussi une femme enceinte qui continue de jouer, de s'emporter contre les uns et les autres, de fumer, qui n'a pas de "maternité fixe"... Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres dans le film mais ce personnage dit aussi que tout peut bien se passer sans que l'on ait besoin de tout contrôler, il peut déculpabiliser...
Oui, elle est très jeune, très inconséquente, insolente... C’est marrant comment on nous éteint tout le temps avec cette idée de la peur. Comment on nous étrique, comment on nous terrorise. Je ne sais pas s'il est question de culpabilité mais ça ferait du bien de se dire qu’il faut vaincre avant tout la peur. Et que ça, ça fera du bien avant tout à nos enfants, que ça les armera tout à coup de faire le pari de la légèreté, de se dire que, oui, on peut être inconséquent, mais que si on est vivant, généreux, aimant, on ne peut pas gagner sur tous les tableaux mais il y a déjà une partie [de gagné]. [Il faudrait] qu’on soit en confiance pour permettre à nos enfants d’être libres et de choisir leurs histoires, leur chemin, parfois, hors des sentiers battus. C’est ça aussi que veut dire le film, qu’il y a des possibles de vie qui sont hors des sentiers battus et qu’il faut redécouvrir pour se donner du courage.
J'ai réalisé que cette liberté que j'avais connue dans l'enfance était importante"
Qu'en est-il pour vous ? Ca n’a pas dû être facile dans votre jeunesse de côtoyer au quotidien ces ogres-là même si on sent toute la tendresse que vous avez pour eux. Avez-vous fait ce cheminement pendant le film ou bien avant ?
C’était avant, sinon je n’aurai pas écrit ça, le scénario est très écrit quand même. Je suis ambivalente. A un moment, comme n’importe quel adolescent, j’ai eu besoin de m’extraire de ce milieu pour aller respirer ailleurs, pour faire grandir mon regard un peu loin de ces gens qui prenaient beaucoup de place et qui avaient dans leur flamboyance quelque chose qui pouvait être écrasant. Cest drôle, en ayant des enfants, peut-être par rapport à toutes les questions dont on parlait sur le fait que c'est effrayant d’avoir des enfants, je me suis dit que cette liberté qu’il y avait dans mon enfance, elle était importante. Elle éloigne de la fatalité, elle rend curieux, elle donne du désir à continuer.
"On voudrait que tout soit efficace et bref. Non, c’est bien de passer du temps avec des êtres"
En tout cas, j’ai fait ce chemin-là. J’ai même fait l’autre chemin, celui d’être un enfant sous les gradins, impressionné par cet univers. Ca a peuplé mon imagination. Mon univers s’est agrandi, les possibles de ce que j’avais envie. Plus tard, j’ai eu besoin de prendre de la distance et, enfin, j’ai eu envie de donner à aimer ça parce que, derrière, il y a du courage, il y a des hommes et des femmes qui osent tout mélanger, le travail, la famille, l’amour sans se préserver. Mais, c’est bien de l’avoir fait à l’âge que j’ai car j’ai envie de donner à aimer ces personnages mais avec de la lucidité sur leurs travers, sur leur excès, sur leur violence et leur cruauté. Cette lucidité-là est importante car elle éloigne de la fascination et elle amène de la complexité.
Quand on voit la durée du film, 2h24, on se dit "Ah quand même". Mais, vous avez vraiment réussi à ce que le film ne paraisse jamais long.
Après on se dit "2h24" parce que c’est un film français (rires). Parce qu’on n’arrête pas de voir des films américains qui font 2h40 (rires). Je crois [que si l'on voit autant de films longs], c'est parce qu’on a envie de spectacle. Et moi aussi, j’ai envie de grand spectacle. Moi aussi, je fais des courses de voiture ! Je parle de théâtre itinérant mais il y en a quand même des courses de voiture, qu’on le sache (rires). [Mes personnages] sont nombreux, j’avais envie que l’histoire soit tambour battant mais j’avais aussi envie qu’on fasse l’épreuve de ce que c’est ce groupe-là. Le film, il voyage entre les êtres, les tons, les émotions... On voudrait que tout soit efficace et bref. Non, c’est bien de passer du temps avec des êtres surtout quand on a essayé de les donner à aimer. C'est bien de faire l’épreuve d’un trajet, de voyager avec ces personnages. Moi, j’ai à cœur ça.
J'ai envie que le cinéma nous embarque dans une danse"
J'ai envie que le cinéma soit un tourbillon, qu'il nous embarque dans une danse. Qu'il dise : non tu ne vas pas rester tranquille dans ton fauteuil avec un petit spectacle d'une heure et demie. Non, on va te secouer, t'embarquer, te remuer. Ca ne va pas être facile d'aimer les gens à l'écran parce qu'ils ont leur dose d'antipathie et de violence mais vous allez voir que ce sont des personnes qui valent le détour. Je pense que le spectateur a besoin d'être réveillé aussi, comme on en a tous besoin, de ne pas s'installer. Puis, c'est d'autant plus vrai quand je parle de gens qui sont sans cesse en train de lutter contre l'immobilisme et qui sont sur la route. Moi aussi, j'avais besoin de ça.
Adèle Haenel, Marc Barbé... Ce sont des acteurs qui ont à coeur de se mettre en danger"
Comment avez-vous constitué le casting ? Beaucoup des acteurs sont des membres de votre famille mais on retrouve également Adèle Haenel dans vos rangs. C'était important de l'avoir pour le projet ?
Adèle n’était pas autant en lumière quand on a fait le projet. En fait, j’ai juste pensé ce film de manière naïve et sincère : je veux juste les meilleures personnes pour chacun des rôles. Alors, tout à coup, les meilleurs comédiens pour incarner des rôles qui étaient très inspirés par eux, et bien, c’était ma famille. Ce n'était pas donné, tout cuit, c'était issu d'un processus. Quand tout à coup, ils se sont essayés à ça, ils l’ont fait avec vachement de tranquillité et de générosité. Je me suis dit : "Wouah, c’est dingue, tiens, si on allait jouer avec le feu". Parce que, soudain, il y avait peut-être quelque chose qui allait retranscrire à la caméra, quelque chose de ce danger qu’on prenait.
Et bizarrement, avec les acteurs de cinéma c’était pareil. Adèle Haenel, Marc Barbé, Lola Duenas, ce sont des êtres qui ont à cœur de se mettre en danger, de se dire qu’il y a un acte de foi, de don et d’abandon derrière le métier de comédien qui est très fort et qui ne se fait pas, chez eux en tout cas, sans un goût du collectif très fort, de l’envie d’être ensemble et de donner quelque chose de périlleux aux personnages qu’on a envie de défendre. C’est marrant comme la troupe a fait corps avec des provenances très différentes car ce sont des grands curieux, tous autant qu'ils sont. Ils n'ont qu'un plaisir, c'est celui de la rencontre et ça montre bien qu'ils sont tous capables d'être des ogres et, en même temps, des ouvriers de joie. Des gens qui vont mettre les mains dans le cambouis, physiquement s'épuiser, tout donner, pour partager avec le spectateur de la joie.
"Les Ogres", en salles mercredi 16 mars :