Le 11 décembre 1985, il y a tout juste 30 ans, sortait dans les salles L’Effrontée, nouveau film de Claude Miller après les formidables La Meilleure façon de marcher et Garde à vue. Un changement de registre pour le réalisateur français qui aimait tant varier les genres et qui s'attaquait ici au portrait doux-amer d'une jeune fille, perdue entre l'enfance, l'adolescence et le monde des adultes.
Avec sa moue, ses colères, son sourire, son regard plein d'espoir, ses paroles cruelles, Charlotte allait faire chavirer le coeur des spectateurs français, tout comme sa jeune interprète, qui avait, certes, déjà un nom mais qui allait se faire un prénom et, plus encore, voler le prénom Charlotte à toutes les Charlotte. A 14 ans, Charlotte Gainsbourg entre dans les foyers français et n'en sortira plus jamais. Comme nous l'expliquait Valérie Lemercier, fan du film : "L'enfance, la jeunesse... C'est des moments assez bouleversants de capter ce quelque chose de la jeunesse d'une personne. Je trouve ça merveilleux pour une actrice d'avoir des images de soi à cet âge-là. [Comme] Sophie Marceau dans La Boum, elle est entrée dans la vie des gens."
Partiellement inspiré du roman Frankie Addams, de Carson McCuller, L'effrontée reste, encore aujourd'hui, un pur instant d'apprentissage et de vie, celui d'un été, entre la fin de l'école et les vacances scolaires. C'est d'abord un tourne-disque qui s'enclenche et qui fait sortir dans toute sa puissance le titre italien, "Sarà perché ti amo", puis un coup de sifflet autoritaire celui du prof de sport, et qui mélange les deux tonalités du film, la soif de vivre et la peur.
C'est la scène préférée de Valérie Lemercier
Perdre un brin d'innocence
Le film de Claude Miller est aussi sautillant qu'il est sauvage, plein de subtilités et de doutes. Elevée par son père, qui tient un petit commerce d'outillage et surtout par Léone, nounou et aide-ménagère, sorte de belle-mère de substitution qu'elle adore et déteste à la fois, tout comme elle abhorre et rêve du Roule-Roule, Charlotte est une ado mal dans sa peau, qui se sent seule, qui s'ennuie à mourir et qui aime partir dans ses rêveries. Entre un quotidien qu'elle trouve étriqué et trop moche, un grand frère qui adore l'embêter et Lulu, sa petite voisine qui l'idolâtre, Charlotte ne se retrouve pas et n'aime pas cette vie pas si détestable que ça. Elle cherche sa dose d'amour ailleurs.
Elle la trouvera mais perdra, en même temps, une part de son innocence auprès d'un marin de passage (Jean-Philippe Écoffey), plus âgé et trop entreprenant pour elle, et surtout auprès de Clara Bauman, jeune pianiste prodig, adulée de tous, de passage dans sa petite ville de Savoie. Fascinée par cette fille riche, talentueuse et qui "parle bien", Charlotte va nourrir cette amitié amoureuse jusqu'à croire que Clara va, comme elle le lui a dit, certainement sur le ton du jeu ou de la flatterie, la prendre comme impresario sur sa tournée. La déception sera évidemment au bout du chemin.
La performance à fleur de peau
"Une révélation", "impressionnante par le poids qu'elle donne à son personnage, alliant l'intériorité un peu butée de l'incomprise à la spontanéité naïve de la jeune adolescente" (Cahiers du cinéma, janvier 1986)... Il n'y a qu'à relire les critiques de l'époque pour se rappeler à quel point Charlotte Gainsbourg a marqué les esprits. Fille des stars Serge Gainsbourg et Jane Birkin, Charlotte aurait pu être rapidement et directement estampillée "fille de". C'était sans compter son naturel bluffant, son talent évident et la vérité éclatante et torturée qu'elle ordonne à chacune de ses répliques.
"Tu me dis que tu sais puis tu sais pas ! On peut rien demander à personne dans cette maison, on peut rien avoir de bien dans cette maison (...) C’est p'tit, c’est moche et c’est tout. Salut !". Entre ses crises de colères et de frustration, dont elle regrette aussitôt la fureur, elle est aussi capable de dévoiler une tendresse folle et des faiblesses. Comment ne pas être touché par ce regard intense, au bord des larmes, et si mélancolique, qui se perd dans les yeux de Clara Bauman ?
Cette performance n'a pas échappé aux Césars qui, en 1986, lui ont remis le César du Meilleur espoir féminin. Chamboulée, déboussolée, à fleur de peau.... Une grande partie du public a encore en tête les images de la petite Charlotte, bouleversante, se levant, se jetant dans les bras de sa mère avant de se faire embrasser par son père, titubant presque dans son costume trop grand vers l'estrade, en larmes, échevelée et murmurant ses tendres et maladroits remerciements. Naissance d'un style unique, d'une poésie, d'une grâce, d'une actrice émouvante, aussi secrète qu'énigmatique.
Si Charlotte Gainsbourg n'est pas du genre à s'auto congratuler, ce serait même plutôt le contraire, et plutôt à voir dans son talent une jolie circonstance, un hasard que lui a offert la vie, elle admet volontiers que le cinéma de Claude Miller, qu'elle retrouvera trois ans après dans La petite voleuse, l'a profondément marquée :
"Ce sont mes plus beaux souvenirs de cinéma de jeunesse. Je n’en ai pas 50 mais l’Effrontée et La petite voleuse, il y a aussi Parole et musique évidemment, mais j’avais un plus petit rôle, ce sont des films où j’ai découvert la magie du cinéma, d’être devant la caméra. J’en avais fait l’expérience avec ma mère, d’être derrière, de me cacher, de regarder et de déjà trouver ça magique. Et puis, d’avoir ces aventures seule, alors que j’étais enfant, je réalise à quel point mes parents m’ont laissée libre (...) Et c’était encore des privilèges et des chances", nous confiait l'actrice en 2007.
Mais, on ne changera pas Charlotte Gainsbourg pour autant. A Vanity Fair en février 2015, elle expliquait : "Dans L’Effrontée, je n’aime pas ce que je fais. Je n’aime pas ma façon de parler. Je ne trouve pas ça vrai. Ça me gêne." Comme souvent, elle est bien la seule à penser ça.