Allociné : On est heureux de vous voir vous attaquer à l'enfance, vous qui la connaissez si bien par votre ancien métier d'enseignant entre autres. Pourquoi cette période de vie-là ?
Philippe Claudel : Les saisons m'intéressent. Je viens de l'est de la France où elles sont très tranchées et fonctionnent comme partitions de l'année et de la vie, au même titre que l'enfance, l'adolescence, l'âge adulte, la vieillesse. Je me suis rendu compte très vite que mes films observaient des saisons de la vie différentes et des climats différents. Après Avant l'hiver centré sur des soixantenaires, il y a eu de ma part un soin, un choix de revenir sur un autre moment de la vie.
Ce que je suis aujourd'hui doit beaucoup à ce que j'ai vécu entre 8 et 12 ans...
Ce que je suis aujourd'hui doit beaucoup à ce que j'ai été, ce que j'ai découvert et vécu lorsque j'avais entre 8 et 12 ans. J'ai voulu observer un gamin et construire mon film sur ce moment de vie. Un autre désir a été de filmer la ville où je suis né, une petite ville industrielle de banlieue, singulière. Je voulais la montrer sous un jour lumineux. Enfin je voulais travailler différemment, avec une équipe plus légère, plus mobile, avec une production plus rigoureuse mais aérée.
J'ai commencé à écrire et me suis intéressée à une enfance dure, tout en ne voulant pas faire un film social, misérabiliste, glauque. J'ai donc contrebalancé cela par une saison, le plein été, la présence d'une nature intense et belle, de façon à représenter ce qu'on peut vivre très souvent : des choses dures tout en étant imprégné de douceur. On saccage l'enfance de mon héros mais ce dernier veut tout de même la préserver, la vivre.
On peut dire énormément de choses de l'enfance. Pourquoi avoir choisi justement cette enfance-là, dure et défavorisée ?
Parce que je ne cesse de voir des gamins comme celui-là autour de moi, dans des familles qui basculent. J'avais envie de les mettre au premier rang et de montrer aussi que cela demandait beaucoup de force d'être un enfant, parfois. Alors que c'est un âge où normalement, les autres étant là pour vous, on devrait pouvoir se laisser aller. Lui doit être là pour les autres.
On ne voit les inégalités en classe que lorsqu'un enfant vous dit par exemple "Je ne rêve jamais"...
Lorsque vous faites une photographie d'une classe, les inégalités ne se voient pas. Il faut des scènes comme celle où l'on demande aux gamins quels sont leurs rêves. Cet enfant qui répond "Je ne rêve jamais" éteint tout, déstabilise tout d'un coup. A mon époque, on portait des blouses et les signes extérieurs de richesse ne se voyaient pas. Aujourd'hui, c'est malgré tout pareil : les enfants de l'école primaire ont tous les mêmes vêtements, même les milieux pauvres cèdent à la tyrannie des marques. On ne devine pas ce qu'il se passe chez eux.
La plus grande violence du film n'est pas la violence physique, qui est présente bien sûr mais plutôt la violence de tous les jours, c'est-à-dire ce dont on prive cet enfant. Emotionnellement. Il ne sait pas si on l'aime. Sa mère n'a pas vu ses enfants depuis quelque temps (on comprend vaguement qu'elle était en prison) et c'est comme si on venait de lui livrer ses petits chats. Parfois elle est attirée par eux, parfois agacée et très violente. Ce qui est très dur pour un enfant en train de se constituer.
A la fin du film on le quitte en se demandant ce qu'il va devenir. Est-il suffisamment costaud pour être un résilient, rebondir. Ou sera-t-il dans une reconstruction de schémas? C'est pour cela que j'ai le projet de reprendre le personnage dans 4-5 ans puis encore dans 4-5 ans afin de photographier trois fois sa vie à des moments différents. Le plan final n'est pas un hommage conscient aux 400 coups de Truffaut, même si je connais bien sûr ce film. Cela n'était pas prémédité car spoiler: ce regard et ce sourire final à la caméra ont été en fait improvisés.
Plusieurs adultes gravitent autour du héros. Quel est le rôle, le pouvoir ou la limite de chacun d'eux ?
La mère (Angelica Sarre) et le fils sont deux êtres qui essaient de voir comment ils peuvent fonctionner ensemble. Comment créer un lien entre une mère et un fils lorsqu'on se connait mal ou peu et qu'il existe une hostilité réciproque. Elle est dans l'excès, de chaleur, de tendresse, dans l'impudeur lorsqu'elle lui offre ses pieds à vernir les jambes écartées avec un petit short ou les seins libres sous son tee-shirt. Tout cela est trouble et peut gêner l'enfant. Il y a une scène que j'ai coupée car on n'en avait au final pas besoin : elle s'épilait au moment où le gamin entrait et lui demandait un coca en lui disant : "Quoi je te gêne comme ça?" Ils cherchent sans cesse un mode de fonctionnement à deux. Lui est souvent l'adulte des deux, celui qui comprend et fait la part des choses.
Cela m'intéressait de mettre en place cet entourage bienveillant mais au pouvoir limité...
L'instituteur (Patrick d'Assumçao), la grand mère, le vieux voisin -trois personnages dont on sent l'empathie pour le héros- sont des témoins impuissants. Que voulez-vous qu'ils fassent ? L'instituteur comprend en voyant ses parents, que son élève pousse dans un environnement instable mais rien n'indique qu'il est maltraité. C'est un film qui montre aussi que l'école ne peut pas tout faire. Les services sociaux sont déjà sur le coup même si le suivi n'est pas LA solution. La grand-mère observe plein de choses mais sa fille reste son enfant, cette "bonne petite" qu'elle a été. Cela m'intéressait de mettre en place cet entourage bienveillant mais au pouvoir limité. Montrer que ce gamin est tout seul et que c'est à lui de se bouger au risque d'aller vers l'explosion.
Vous incarnez le professeur de tennis, qui lui au contraire semble avoir un pouvoir, tendre tout du moins la main...
Je n'ai jamais aimé particulièrement jouer la comédie et j'avais casté un copain pour interpréter le prof de tennis. Au fur et à mesure du tournage, j'ai compris à quel point le film était nourri d'une dimension autobiographique. Il était question de moi tout le temps, même si cette violence n'était bien sûr pas factuelle. J'avais par exemple la même pudeur de garçon avec ma mère, même quelques jours avant sa mort. Je lui disais "Tire ta chemise de nuit Maman, s'il te plait." "Oh, tu viens de là", plaisantait-elle. "Mais justement".
Il fallait que ce soit moi, qui ai réussi à faire du tennis et des films, qui passe le message...
Les lieux que je filme, ce sont mes lieux. Tous les endroits sont symboliques et connectés très intimement à cet âge où je me suis construit. Le cimetière, ma maison d'enfance, le cerisier de mon père. Cet entraineur qui lui tend la main, qui lui dit "J'étais comme toi à ton âge, tu sais", c'était moi. Il fallait que ce soit moi qui ai réussi à faire du tennis et maintenant des films, entre autres, qui passe ce message.
Comment avez-vous travaillé avec votre jeune acteur et comment lui avez-vous présenté la violence que son personnage subit dans le film ?
Alexi Mathieu est formidable. On en a rencontré des enfants pour ce rôle, et soudain lui est arrivé, a joué la scène et c'était lui. C'était stupéfiant et très émouvant. C'est un jeune homme qui rit tout le temps et qui était donc quelque peu frustré à ce sujet sur le tournage. Hormis quelques soucis de concentration, tout s'est confirmé : très professionnels et avec une aisance stupéfiante, lui et Jules Gauzelin sont devenus les personnages.
Aujourd'hui, on sait jouer à des jeux violents puis couper et redevenir qui on est...
Ce qu'il faut savoir, c'est qu'à cet âge-là, on n'a pas de pudeur par rapport à un regard, à l'image que l'on renvoie aux autres. Je ne sais pas si avec l'âge, si on retravaille ensemble plus tard, il continuera à être comme ça, détaché, libre et sans souci. Enfant, on joue avec des monstres, des dragons, des soldats, des "je te tue, tu es mort", et quand on voit certains jeux d'aujourd'hui, il est très facile ensuite de couper, de se dire "on a joué" et on redevient qui on est. Chacun est bien sa peau, équilibré, et conscient que tout ceci était un jeu, violent mais un jeu.
La récente actualité montre à quel point aujourd'hui plus que jamais on touche en plein coeur un pays ou un monde en montrant l'image d'un enfant victime de ses aberrations...
Oui, c'est vrai qu'aujourd'hui, quand un enfant est touché, devient victime, il y a une onde de choc. Ces photos du petit Syrien sur la plage de Bodrum, mais aussi il y a quelques années, la photo du petit Palestinien qui a fait le tour du monde. Cela pourrait paraître étrange à d'autres civilisations. Moi je trouve très étrange que l'électrochoc n'ait pas eu lieu quand cet homme, directeur des recherches archéologiques du site de Palmyre, 82 ans, a été décapité par Daech. C'est un savoir d'une vie, qu'on a décapité. Et il y a des civilisations qui considèrent que le vrai crime, c'est celui du vieil homme. On est effectivement plus touché lorsque l'enfant est touché parce qu'il est vulnérable.
L'enfance qu'on doit protéger, lorsqu'elle est attaquée, émeut beaucoup forcément...
On est aussi dans le règne absolu de l'image, c'est à dire que l'atrocité n'existe que lorsqu'elle est montrée. On est victime de cela avec un impact immédiat, sans temps de réflexion, avec un flux tendu d'informations. Il faut montrer très vite quite à ne pas analyser, quite aussi à se faire berner par l'image. Il y a eu des précédents comme ces corps torturés par le régime de Ceausescu alors qu'il s'agissait de cadavres de personnes décédées à l'hôpital.
L'enfance qu'on doit protéger quand elle est attaquée émeut beaucoup oui, forcément. En même temps, je suis assez pessimiste, par expérience de simple citoyen. Les pics émotionnels durent assez peu. Ce serait tellement formidable si la mort de ce petit garçon de trois ans allait faire s'arrêter le conflit et que toutes les armes cessent.
Etes-vous angoissé, inquiet par l'héritage qu'on laisse à nos enfants ?
Quand on est parent, on est forcément inquiet. Mais ce que je dis à ma fille, c'est que c'est à elle d'inventer le monde dans lequel elle va vivre. Bien sûr l'héritage va être lourd mais c'est à chaque génération d'inventer, de réinventer. Le souci majeur, hormis la barbarie obscurantiste, et qui concerne tout le monde, c'est l'état de la planète.
Il y a un responsable de l'O.N.U qui a dit quelque chose de très très juste : "Il n'y a pas de plan B parce qu'il n'y a pas de planète B". C'est admirable. Les gens pensent qu'il y a une planète B, qu'on peut faire n'importe quoi. 40 % des émissions de CO2 sont faites par la Chine et les Etats Unis. Lorsqu'on voit que certains responsables américains affirment qu'il est hors de question de changer leur mode de vie...
Votre film souligne aussi l'incompréhension réciproque, le fossé qui se creuse entre les générations...
A chaque période de la vie de ma fille, je me demande comment elle fonctionne. C'est compliqué de savoir comment les enfants "marchent". Le lien intergénérationnel a été aussi fractionné, il faut le dire, par notre société. Quand j'étais petit, on vivait tous ensemble dans la même maison ou à 200 mètres. C'était banal. La transmission, la compréhension se jouaient là. Le monde de vie moderne dynamite cela.
Même les meilleures intentions du monde n'aident pas dans ce domaine : toutes les activités qu'on donne aux enfants font que parfois, si vous ne faites pas attention, vous ne voyez pas votre enfant. On leur crée des emplois du temps qui les empêchent de nous parler mais aussi de s'ennuyer. L'ennui est terrible pour un enfant mais tellement fécond car permet de rêver. Même un gamin qui lit aujourd'hui, reste connecté à son téléphone. Dans la construction de l'imaginaire, il y a quelque chose qui ne se fait plus chez l'enfant... Il faut empêcher cela afin de l'aider à se structurer.
Propos recueillis par Laetitia Ratane, à Paris, le 9 Septembre 2015
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