Vous êtes devenu acteur à 29 ans. Votre premier métier, c’était électricien. Comment êtes-vous passé de l’un à l’autre?
Electricien, c’était mon métier au Zimbabwe, où j’ai vécu trois ans et demi, détaché par mon travail à Dublin. Je travaillais en forêt, pour la compagnie d’électricité nationale. Quand je suis rentré chez moi, on m’a confié beaucoup de nouvelles responsabilités. Je n’y arrivais plus. Pourtant, mon vœu c’était vraiment de mener en Irlande une petite vie tranquille. Mais il me fallait quelque chose de plus, une passion… J’adorais le cinéma et la télévision, je me suis donc inscrit à une école d’acteurs. J’ai commencé par quatre semaines de formation à temps partiel, week-ends compris. Au bout d’un mois, je me suis dit : "Putain, j’adore ça !". C’était comme une drogue. Dès la fin du cursus, j’ai quitté mon travail et j’ai commencé à faire un peu de théâtre. Je me suis donné cinq ans pour réussir. Au pire, je pouvais toujours reprendre ma caisse à outils et redevenir électricien. Mais j’ai eu de la chance, je me suis trouvé au bon endroit, au bon moment. Je ne me suis jamais lassé de raconter des histoires. Si un jour ça me saoule, j’arrêterai. Chacun connaît des hauts et des bas dans son métier. Vous n’avez pas interviewé que des génies, moi j’ai bossé avec de vrais abrutis. Dans ces moments-là, on se dit : "Mais qu’est-ce que je fous ? Je pourrais être chez moi, en train de me cuisiner un bon petit plat ou de regarder un film". Mais se crever pour un boulot alimentaire dans lequel on ne m’épanouit pas, je savais ce que c’était. Alors que pour faire ce qu’on aime, on est partant 24h sur 24.
J’ai quitté mon travail et j’ai commencé à faire un peu de théâtre. Je me suis donné cinq ans pour réussir.
On vous a découvert au cinéma en 1994 dans un remake de La Guerre des boutons, ça recommence !
Mon Dieu ! La Guerre des boutons ! C’était sympa… Il y a quatre ou cinq ans, sur la Croisette, j’ai découvert que deux nouvelles versions de La Guerre des boutons sortaient en même temps. Le nôtre était déjà un remake du film original en noir et blanc, et vingt ans plus tard, deux remakes de plus sortaient chez vous!
Ça vous semble loin, tout ça ?
Je crois que c’est mon premier vrai rôle au cinéma. Le producteur, David Puttman, avait aussi fait The Mission et La Déchirure. Il vivait dans le coin où on a filmé, à l’ouest du comté de Cork. C’était très joyeux. Je suis un de ces rares acteurs qui aime jouer avec des enfants. Ils jouent par nature. Ils disent ce qu’ils pensent, ils ne mentent pas, ils ne discutent pas politique… Ils dépouillent le cinéma de tout son côté factice. Il n’y a plus de business, c’est juste fun, même quand c’est dur. Du coup, on est tous obligés de redevenir enfants.
Vous aviez vu La Guerre des boutons d’Yves Robert ?
Non, je ne travaille pas comme ça. C’est pareil pour Game of Thrones : je ne lis pas les livres. Mon seul matériau, c’est le script. Voir d’autres films pourrait m’influencer. Je cherche à faire quelque chose de neuf. J’ai joué dans des pièces, dans du Shakespeare… Les critiques comparent toujours : "il n’était pas aussi bon que… mais il était meilleur que…". On a le sentiment qu’ils la ramènent parce qu’ils en ont vu vingt versions différentes. Je n’aime pas ça. Les gens veulent vivre des expériences inédites.
Ken Loach, c’est un magicien.
Il y a neuf ans, vous avez joué un des premiers rôles dans Le Vent se lève, de Ken Loach, qui a obtenu la Palme d’Or à Cannes. Quel souvenir en gardez-vous ?
Ken Loach est l’un de ceux qui m’ont poussé vers ce métier. Je regardais les pièces d’une heure qu’il mettait en scène pour la BBC. J’avais vu "Cathy Come Home" (1966, ndlr), entre autres. Spontanément, on se dit : "Comment fait-il ?". Un jeu d’acteurs honnête à ce point, ça fait presque documentaire ! J’ai été embauché sur Land and Freedom, en 1994, mais je n’ai pas pu tourner le film parce que je m’étais déjà engagé sur La Petite Princesse d’Alfonso Cuaron. Emmanuel Lubezki (oscarisé pour Gravity et Birdman, ndlr) était déjà à la photo, à l’époque ! Quand j’ai eu une deuxième chance avec Le Vent se lève, j’ai tout de suite su que c’était un accomplissement. Ken Loach, c’est un magicien. Il dirige les acteurs en leur parlant beaucoup. Il lance des idées qu’il faut creuser, il vous briefe, et puis vous entrez sur le plateau où une trentaine de personnes vous attendent, sans savoir qui va dire quoi. Quelqu’un se lance et à vous de construire votre argumentation. On voit quelques scènes comme ça dans Le Vent se lève, des gens s’exclament : "J’ai quelque chose à dire, c’est à moi de parler !", et personne n’attend son tour. Ken Loach ajoute des ingrédients dans sa marmite jusqu’à ce qu’elle explose. Même un Mike Leigh, auquel on le compare souvent, fait beaucoup de recherche pour préparer un film. Avec Ken, on vient sur le plateau comme on est. Pas en acteur shakespearien.
Et la Palme d’Or ?
C’était incroyable. J’étais déjà venu à Cannes assez souvent, pour des films montrés à Un Certain regard, ou à la Quinzaine des Réalisateurs. C’est le festival le plus important de la planète ! Quand on se retrouve en bas des marches avec tous les photographes, on sent tout ce respect pour votre film… Après la projection, au moment de la standing ovation, on avait les larmes aux yeux. On se sentait les bienvenus… On a jeté un coup d’œil à Thierry Frémaux qui nous applaudissait, on était fier de ne pas avoir déçu Ken Loach au moment où on lui remettait le plus grand honneur de sa vie... Tant pis si ça ne m’arrive plus jamais. C’est un souvenir que je garde dans mon cœur. Quand je passe devant le Palais des Festivals, je me revois en haut des marches et je me dis : "C’est bon, ça c’est fait".
Vous avez un petit rôle, mais beaucoup de texte, dans Hunger de Steve McQueen. Votre scène dure plus de vingt minutes, filmée en un seul long plan. Comment l’avez-vous travaillée ?
J’ai rencontré Steve une première fois et je n’étais pas sûr de vouloir faire son film parce que je sortais tout juste du Vent se lève, déjà sur l’IRA. Je ne voulais pas surfer sur ce succès. Mais en déjeunant avec lui à Londres, je me suis dit qu’il avait vraiment quelque chose. Comme c’était son premier film, je savais qu’il n’avait pas de mauvaises habitudes. Alors j’ai accepté. Je l’ai revu peu après à Belfast, et il m’a parlé de cette scène qu’il voulait filmer en un plan. Je me suis entendu lui dire : "T’es malade ou quoi ?". Il a souri. Michael Fassbender était déjà au courant. Lui et moi avons cohabité pendant deux semaines. De 9h à 18h heures, tous les jours, on répétait chaque phrase du texte. On faisait cinq pages, on les répétait encore et encore, puis on faisait les cinq suivantes, puis on en faisait dix d’un coup… Il y avait vingt-huit pages de dialogue en tout. On ne voulait pas répéter trop, de peur que le texte sonne creux, mais juste assez pour que ça reste frais. Avant de tourner la scène, on a fait deux répétitions supplémentaires. Tous les deux, nous sommes aussi des acteurs de théâtre, nous savons quand nous arrêter pour ne pas perdre la saveur du texte. La prise que vous voyez à l’écran, c’est la quatrième. La première, on était un peu tendus. A la deuxième, on était tellement surpris d’être allés jusqu’au bout du premier coup qu’on s’est trop relâchés. A la troisième, l’un de nous a oublié une phrase, ce qui fout tout en l’air. Et la quatrième était la bonne. Steve a dit : "Arrêtez-vous." Il a regardé la prise pendant vingt minutes sans sourciller, et puis il s’est tourné vers nous et nous a dit : "Vous êtes contents ?" On a dit "Oui" et il a répondu : "Moi, je suis super content. C’est la bonne."
Êtes-vous conscient que le monde entier connaît votre visage depuis Game of Thrones ? Comment cela affecte votre quotidien ?
Ça me gênerait si j’étais un premier rôle dans une franchise, genre James Bond. Mais quand on fait partie d’un tout, c’est génial. En plus, les gens qui regardent l’émission sont moins nombreux qu’on ne croit. En juin dernier, je suis allé en Australie pour la première fois. Dans un bar, quelqu’un est venu se prendre en photo avec moi. Dès que le flash s’est déclenché, tout le bar s’est rué pour faire pareil. Le premier flash donne le signal ! Au Brésil, pour la Coupe du Monde de foot, j’ai dû porter une casquette et des lunettes de soleil parce que la série marche du tonnerre là-bas. Pendant que je lui signais un autographe, une Brésilienne s’est même évanouie sous mes yeux ! Un jour, à l’ombre derrière le stade, j’ai enlevé mes lunettes et quelqu’un s’est écrié : "C’est Davos Seaworth !". En un instant, j’avais 20 000 personnes aux trousses ! Mais 99,9% des gens viennent juste me dire : "J’adore la série, qu’est-ce que va se passer dans la prochaine saison ?".
A Paris aussi ?
L’avant-première de la saison 4 a eu lieu au Grand Rex. Trois mille personnes se sont précipitées vers la scène, c’était dingue ! Mais si vous croyez qu’ils viennent pour vous, vous êtes foutus. Ils viennent pour l’histoire et la manière dont elle est racontée.
Vous venez de tourner avec Bérénice Béjo, dans L’enfance d’un chef. Vous jouez d’ailleurs souvent avec des acteurs non anglophones. Est-ce difficile ?
Oui, encore un film avec un enfant, d’ailleurs! La langue n’est pas une barrière. Dans ce film, qui va être monté à Paris, nos personnages vivent une histoire d’amour plutôt politique, sans passion, presque médiocre. A la fin de chaque scène, on discutait et je disais à Bérénice, qui est plutôt agréable à regarder : "Je n’arrive pas à te regarder dans les yeux". Je ne voulais pas que le spectateur croie que j’étais amoureux d’elle, alors je baissais les yeux. En fait, à la lecture du scénario, j’avais imaginé des personnages vivant une relation plus riche que celle qui s’est construite pendant le tournage. C’est frustrant de ne pas s’enthousiasmer pour une relation. On ne se dispute pas… Il y a juste ce sentiment terrible de mariage de glace, dénué de sentiment, indolore. Insignifiant. C’est presque pire que la dispute.
Claude Rich et Jérémie Renier sont avec vous au générique de Ladygrey. Du coup, on s’attend à vous entendre parler français !
Ce n’est pas le cas… Pourtant je l’ai fait dans Jeanne Captive avec Clémence Poésy. Quel cauchemar ! Je ne voulais pas le faire phonétiquement, donc j’avais le script en français et en anglais. Jeanne Captive a été beaucoup plus dur pour moi, à cause du rythme de la langue française. Cette fluidité, ce ton exquis que j’essayais de maîtriser… Chez nous, on dit que c’est la langue de l’amour !
Retrouvez Liam Cunningham dans Ladygrey d'Alain Choquart, sorti en salles le 6 mai 2015
Propos recueillis par Gauthier Jurgensen à Paris le 22 avril 2015