Ambitieux titre mélangeant le fantastique, l'épouvante, le réalisme et l'uchronie, offrant une approche cinématographique totalement assumée qui ne plaira du reste pas forcément à tous, "The Order : 1886" est une incroyable vitrine technologique de son support exclusif, la PS4.
C'est aussi un pari risqué et courageux. A l'heure où nombre de jeux estampillés triple "AAA", dont les coûts de développement explosent, offrent un gameplay façon "bac à sable" dans un gigantesque monde ouvert, et un incontournable (ou supposé comme tel) volet multijoueurs, les créateurs du jeu ont fait un choix à rebours de cette logique : un jeu privilégiant l'histoire au détriment d'une certaine liberté, une aventure se jouant exclusivement en solo, sans volet multijoueurs.
A l'occasion de son passage à Paris pour présenter le jeu, nous avons rencontré l'un des géniteurs de "The Order : 1886" : Ru Weerasuriya, cofondateur du studio Ready at Dawn et Creative Lead du jeu. Ce natif du Sri Lanka qui a grandi en Suisse a un parcours qui force le respect. En 17 ans de carrière, Il est entre-autre passé par l'école Blizzard Entertainment, et a notamment travaillé sur les franchises Starcraft, Warcraft et World of Warcraft, avant de cofonder le studio Ready at Dawn en 2003 avec deux autres associés. Chalheureux et passionné, il a longuement répondu à nos questions. Rencontre.
AlloCiné : votre studio s’est d’abord fait connaître pour la création de jeux sur PSP. Comment s’est faite justement la transition entre le fait d’être un studio jusque-là spécialisé dans les jeux pour Playstation portable à la création d’un jeu « AAA », avec les moyens techniques, financiers et humains qui vont avec ?
Ru Weerasuriya : Ce qui est bien déjà, c’est que la mentalité au sein du studio est restée la même. On a effectivement commencé en voulant montrer qu’on pouvait faire des jeux de qualité sur des plateformes telles que la PSP. Quand on a évoqué notre projet de développer un jeu sur PS4 chez Sony, on leur a clairement dit qu’on voulait garder la même mentalité, le même esprit. On avait donc déjà dans notre ADN la façon de travailler. Ce qui a été dur à gérer, c’était l’attente et la pression des gens autour de cette nouvelle licence, surtout si l’on considère que le lancement de la PS4 est le plus gros jamais observé dans toute l’industrie vidéoludique.
Pour mener à bien le projet, les effectifs ont effectivement gonflé, et pas qu’un peu : on est passé de 40 personnes à 120, en incluant les contrats temporaires. Ce sont aussi de grosses prises de risques, parce que c’était de nouvelles technologies, par exemple pour la partie graphique, et donc du nouveau matériel capable de gérer ça. D’autant qu’au début, on ne savait pas si cela allait forcément aboutir à quelque chose. Au fond, c’était un peu comme si on avait lancé les dés, en espérant que ca tombe bien. On savait qu’on avait en nous le potentiel pour franchir cette étape supérieure. Mais trouver les personnes qui pouvaient amener quelque chose de nouveau par rapport à notre projet a été une étape très difficile.
AlloCiné : Comment est venue l’idée de mélanger l’œuvre de Thomas Malory, "Le Morte d’Arthur", et plus largement les mythes arthuriens, avec l’Angleterre victorienne, donc un cadre plus réel ?
Ru Weerasuriya : En fait, tout commence avec l’histoire même, une histoire humaine. Qu’est-ce qui se serait passé si l’histoire de l’évolution de l’homme telle qu’on la connait avait changé ? On a commencé à écrire cette histoire alternative sur les évolutions des espèces, avec l’homme qui prend une branche hybride. Puis est venu la légende d’Arthur, ou plutôt les légendes arthuriennes, avec ses héros et ses champions. L’histoire autour de ces mythes est formidable, parce qu’au fond, c’est un peu un écho de ce qui se passe dans le monde réel. Arthur a rassemblé ses chevaliers notamment pour défendre les indigents. L’idée était donc de se dire que si l’homme partait dans évolutions « déviantes » de son espèce, Arthur viendrait à l’aide des hommes pour protéger l’Humanité de ces espèces déviantes ou hybrides. On adorait l’idée de rajouter ce mythe à l’univers qu’on était en train de créer, tout en essayant d’ancrer ça dans un monde réel. J’avoue que ce mélange n’était pas facile !
AlloCiné : Sauf erreur de ma part, j’ai cru comprendre que vous aviez commencé à réfléchir à cet univers vers 2005-2006 ?
Ru Weerasuriya : Oui ç’est ça. J’ai commencé à travailler un peu dans mon coin sur ces histoires alternatives, sans personnage défini. Je réfléchissais à ça en plus de mon travail, parfois le week end, quand j’avais un peu de temps. En fait, ca a surtout pris forme en 2010, lorsqu’on s’est dit au studio : "bon, et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? Sur quoi travaille-t-on après la PSP ?". Tout le monde s’attendait d’ailleurs à ce qu’on travaille sur la nouvelle console portable Sony, la PS Vita, alors que nous, nous étions plutôt dans une logique "pourquoi forcément la Vita ?". En réalité, on ne trouvait pas de bonnes raisons pour travailler dessus. On a donc commencé à poser les bases des mécaniques de jeu de ce qui allait être "The Order". C’est là que j’ai soumis au reste de l’équipe les idées sur lesquelles j’avais travaillé, qui pouvait reprendre les mécanismes de jeu dont on discutait au sein du studio.
AlloCiné : Lorsque vous avez commencé le développement de « The Order » en janvier 2011, le parc installé de machines PS3 était plus que conséquent. Vous avez pourtant fait le choix de sortir le jeu sur PS4 uniquement. Etait-ce parce que la PS3 était techniquement trop limitée par rapport aux ambitions du jeu ?
Ru Weerasuriya : Oui. On savait que la PS4 allait avoir les capacités de nous permettre de faire ce qu’on voulait faire en matière d’immersion, ce côté filmique qu’on cherchait. Et quand je dis filmique, ce n’est pas « faire un film », j’insiste là-dessus. Parce que chaque fois qu’on utilise ce terme, les gens prennent cela comme une volonté de faire un film ! Pour nous, « filmique » signifie par exemple l’immersion dans un film, que tu es émotionnellement investis dedans. Dans certains cas, c’est tellement intense que ton corps est fatigué.
Je me souviens avoir vécu ça lorsque j’étais allé voir There Will be Blood. En sortant de salle, il fallait que je fasse un break, je n’étais pas capable de penser à autre chose que l’expérience que je venais de vivre ; je n’avais plus envie de faire quoi que ce soit. Pour nous, c’est ça le côté filmique. Ce n’est pas seulement l’aspect visuel, c’est tout le côté immersif. La PS4 allait nous donner la capacité de faire cette transition entre gameplay et cinématique qui n’existe plus. Je sais qu’on a pris certaines décisions qui peuvent être questionnées. Mais on a veillé à ne jamais laisser le joueur passif trop longtemps, sauf si cette passivité est là parce qu’on doit lui donner un peu d’espace. Peut-être que nous aurions pu faire cela avec la PS3, mais honnêtement maintenant qu’on a les visuels de The Order : 1886, j’espère que les gens comprendront pourquoi on a fait le choix de privilégier la PS4 pour développer notre jeu.
AlloCiné : votre jeu a une identité visuelle extrêmement forte. ; ce mélange d’éléments connus ou réalistes, avec une part steampunk ou futuriste. Comment parvient-on justement à préserver cet équilibre entre réalisme et fantastique / futuriste ?
Ru Weerasuriya : C’était un élément extrêmement important pour nous chez Ready at Dawn, et même carrément notre doctrine. Comment définir ce réalisme ? C’est notamment la raison pour laquelle on n’a justement pas utilisé le mot Steampunk, parce que plus on faisait de recherches là-dessus, plus on allait vers le fantastique ; trop fantastique en fait. Cela devenait quelque chose de trop irréel, parfois comique. Nous, on voulait ancrer le jeu dans une veine réaliste, en tout cas crédible. Par exemple, lorsqu’on met des dirigeables dans le ciel, ce n’est pas Steampunk. Dans ce genre, on verrait de la vapeur sortir de partout, une machinerie monstrueuse. Dans The Order : 1886, les dirigeables ont seulement 20-30 ans d’avance avant leur réelle apparition.
Comment amener les gens dans notre monde, et comment va-t-on les garder ? On créé des barrières pour faire entrer les joueurs dans ce monde et les empêcher d’en sortir. On s’est toujours demandé au sein du studio si par exemple on allait trop loin, y compris sur les armes. Parfois, c’était Too Much, parce qu’on n’arrivait pas à justifier son existence autrement que par le côté fun et fantastique au détriment du réalisme. On a par exemple extrapolé sur des armes à partir d’expériences réelles, comme celles menées par Nikola Tesla sur l’énergie électrique, qui était un des plus grands scientifiques dans l’Histoire de la technologie.
AlloCiné : Pourquoi le « 1886 » dans le titre du jeu ? Quelle est son importance ?
Ru Weerasuriya : Avant tout parce que le Londres de la période victorienne nous passionnait, et aussi parce qu’on trouvait qu’il n’avait pas été si bien représenté que cela, que ce soit dans les jeux vidéo, à la TV ou les films. L’autre raison, c’est parce que 1886 est une année charnière par rapport à ce qui se passe dans le jeu, parce qu’elle définit un peu le passé du monde qu’on a créé, mais qui va aussi définir notre monde futur.
AlloCiné : le moteur du jeu est assez incroyable, sans doute un des plus beaux jamais vus. Comment le choix s’est-il fait à ce niveau là ? Est-ce qu’il fallait par exemple qu’il puisse permettre de tendre vers un rendu photoréaliste ? Est-ce un moteur que vous avez-vous-même créé ou bien un moteur déjà existant ?
Ru Weerasuriya : Merci pour le compliment ! En fait nous avons tout créé ; nous sommes propriétaires de toute notre technologie, à l’exception de deux ou trois choses comme les outils qui gèrent l’I.A. ou les rendus sonores. Je reviens justement à cette prise de risque dont je parlais tout à l’heure : on n’avait rien sur PS3. Une prise de risque parfois un peu naïve d’ailleurs, vu la quantité de travail qu’il y avait derrière. Il a fallu tout créer. Mais au final, on est très fiers du résultat. On a d’ailleurs partagé avec d’autres studios chez Sony ces outils afin qu’ils en profitent. C’est un truc que j’aime aussi dans cette industrie : même s’il y a évidemment de la compétition entre les studios, qui reste saine, on a aussi de vraies ententes entre développeurs.
AlloCiné : "The Order : 1886" a un rendu très cinématographique. Déjà avec les bandes noires, qui offre un cadrage un peu à mi-chemin entre le format 1.85 et le format cinémascope ; par le choix des cadrages, ses longues scènes d’exposition…Cette approche ou ce traitement cinématographique, c’était une idée ancrée dès le départ ?
Ru Weerasuriya : C’était dès le départ. On oublie certaines fois que les techniques qu’on a apprise dans l’industrie du jeu vidéo viennent non seulement des choses qu’on a créées nous-même, mais viennent aussi des inspirations des autres industries. Un des choix par exemple était la possibilité de voir comme à travers un objectif de caméra. Ca par exemple, c’est quelque chose que l’on ne fait pas souvent dans le jeu. Dans notre industrie, on a un objectif qui est très clair : c’est une fenêtre, c’est très clean, tu peux te voir à travers. Mais le monde n’est pas comme ça. Nos yeux sont imparfaits. Mais nos yeux aiment voir des plans où il y a du flou derrière, des effets de lumière à travers l’objectif, etc. Avec le jeu, l’idée n’était pas de recréer un film, l’idée était de recréer une façon de raconter une histoire et de jouer à un jeu à travers un visuel qui immerge plus de monde.
AlloCiné : une chose qui frappe dans votre jeu, c’est la fluidité totale entre les phases de gameplay et les cutscenes ; aucune transition brutale.
Ru Weerasuriya : On a effectivement beaucoup travaillé là-dessus. Personnellement, c’était même un but que je m’étais fixé bien avant de travailler sur les versions PSP de God of War : pouvoir faire un jeu sans avoir des cinématiques en pré-rendu, mais en temps réel. Le but était à nouveau cette immersion, donc cette fluidité était quelque chose d’obligatoire et pas facultative.
AlloCiné : « The Order : 1886 » est un jeu dont la narration / l’histoire a une influence prépondérante. Jusqu’à quel point, sans pour autant frustrer le joueur qui a envie de s’impliquer ? Quelle liberté lui accorder ? Par exemple, qu’en est-il des QTE ? Comment les doser sans être envahissant ?
Ru Weerasuriya : Pour nous, les QTE ont seulement pour but de garder une interactivité dans des sections qui seraient normalement passives. Il faut garder le joueur dans le jeu, au lieu de le voir poser sa manette et regarder le jeu se dérouler sans lui. Dans d’autres jeu, lors de séquences cinématiques, il n’y a aucune interaction, donc on est en train d’enlever quelque chose aux joueurs. On essaie de ne pas frustrer les gens. La frustration d’ailleurs peut être multiple : trop de cinématiques, mécaniques de gameplay répétitives, etc…Pour enlever cette frustration, on a essayé de donner un rythme à notre jeu. On souhaite garder les joueurs dans cette immersion en leur donnant différentes façons de progresser.
Propos recueillis le 18 février 2015.