"L'absence renforce les sentiments", nous dit l'une des répliques de White Bird. Une phrase qui peut également s'appliquer à Gregg Araki, de retour quatre ans après la sortie de Kaboom, son dernier film en date. Autant dire une éternité pour ses fans qu'il est venu combler sur les planches de Deauville, où son adaptation du roman homonyme était présentée en Compétition.
AlloCiné : Qu'est-ce qui vous a conduit à adapter ce livre ?
Gregg Araki : C'est mon producteur français, Why Not, qui me l'a apporté, et j'en suis tombé amoureux. C'est une histoire magnifique et envoûtante qui résonnait en moi, et je trouvais le style de Laura Kasischke très poétique, donc ça m'a beaucoup attiré.
On y retrouve l'un de vos thèmes fétiches, l'adolescence. Pourquoi y êtes-vous si attaché ?
Je pense que c'est l'idée de transition que l'adolescence représente. En tant que réalisateur, c'est intéressant d'avoir des personnages qui vivent de grands changements. Dans le film, le personnage de Shailene [Woodley], Kat, devient adulte sur le plan sexuel, et doit en même temps faire face à la disparition de sa mère. C'est tout son univers qui en est chamboulé alors qu'elle vit ce changement et ça fait beaucoup de choses dans sa vie, dramatiquement parlant (rires) Mais ça m'offre un riche territoire à explorer.
Vous associez souvent l'adolescence avec des histoires fantastiques ou policières : une disparition ici, la fin du monde dans "Kaboom"... Vous appuyez-vous sur ces éléments pour dresser une métaphore de l'adolescence ?
Je n'avais jamais vu les choses ainsi (rires) Je pense que oui, même si ça n'était pas conscient. Mais ces événements peuvent fonctionner de la sorte et ils ont surtout à voir avec les bouleversements et changements que vivent les personnages dans ces univers : rien n'y est certain, et c'est pourquoi ces éléments vont bien ensemble.
Le casting est la clé du voûte du film
Vos castings comportent souvent de très bons jeunes acteurs. Vous est-il difficile de les trouver ?
Le casting est très important pour moi, car c'est la clé de voûte du film. J'ai eu beaucoup de chance, tout au long de ma carrière, de pouvoir travailler avec d'aussi bons groupes d'acteurs. Mais je n'ai jamais eu autant de chance qu'avec ceux de White Bird, qui sont incroyables. C'est presqu'un casting de rêve : Shailene, Eva Green, Christopher Meloni, Shiloh Fernandez, Gabourey Sidibe, Angela Bassett... C'était un honneur et un plaisir que de pouvoir travailler avec des comédiens capables de délivrer des performances aussi incroyables et magiques (rires) Je me sens super honoré d'avoir pu travailler avec eux.
Puisque vous parlez de Shailene Woodley, qu'est-ce qui fait d'elle une actrice si talentueuse ?
Shailene est vraiment spéciale. C'est ce qui la rend intéressante et explique qu'elle soit devenue une star en peu de temps, entre le moment où nous avons tourné White Bird et aujourd'hui. Elle est unique et à l'opposé du cliché de l'actrice, et je pense que les gens sont sensibles à la fraîcheur qu'elle dégage.
J'ai lu que vous avez toujours voulu faire un film situé dans les années 80. Pourquoi ?
Oui, et c'est aussi pour ça que j'ai voulu faire White Bird : les années 80 ont été une décennie formatrice pour moi. C'est à cette époque que je suis devenu adulte, en tant que réalisateur et personne, un peu de la même façon que le personnage de Shailene dans ce film. Avoir un récit situé à cette période me permettait donc de décrire ma propre expérience mais aussi de rendre hommage à sa musique, qui a fait partie de mon inspiration, de ma croissance et de mon évolution d'alors.
Vous êtes donc nostalgique de cette époque ?
J'en parlais justement avec Robin Guthrie, le compositeur de la bande-originale, hier soir : je suis vraiment nostalgique de cette décennie, mais la musique d'aujourd'hui m'intéresse beaucoup, car il y a une très forte relation entre les deux époques. Je vais chaque année au Festival de Coachella [en Californie, ndlr], où l'on peut aussi bien voir des vieux groupes des années 80, tels que Depeche Mode ou les Cure, et des groupes créés l'année précédente, réunis dans un même lieu où ils se mélangent vraiment.
La bande-originale de White Bird est vraiment celle dont je rêvais, car elle regroupe Depeche Mode, New Order, The Cure ou Cocteau Twins. Tous ces groupes que j'écoutais à l'époque et que j'écoute encore aujourd'hui. Leur sensibilité m'a inspiré en tant que réalisateur, autant qu'elle a inspiré d'autres musiciens : il y a toute une génération de musique qui n'est pas un dérivé des années 80, mais qui lui doit autant que moi. Ce qui a commencé comme une sous-culture est ensuite devenu un véritable monde musical qui est plus florissant aujourd'hui qu'il ne l'était alors.
David Lynch a toujours été une énorme source d'inspiration
Votre approche de l'histoire rappelle celle de "Twin Peaks" dans sa façon de moins se concentrer sur le mystère de la disparition que sur ses conséquences et ce qu'elle réveille autour d'elle. La série vous a-t-elle influencé pour ce film ?
Oui, mais David Lynch a toujours été une énorme source d'inspiration pour moi en ce qui concerne l'utilisation des rêves ou le surréalisme. Mais ce film doit aussi beaucoup à Blue Velvet, pour les palissades blanches de la banlieue et les choses sombres qu'elles cachent. Et c'était incroyable de pouvoir avoir Sheryl Lee [Laura Palmer dans Twin Peaks, ndlr] dans le film : je l'ai toujours adorée en tant qu'actrice, et Fire Walk with Me [prequel en film de Twin Peaks, ndlr] est le film de David Lynch que je préfère. Sa performance y est ahurissante, et elle a beaucoup apporté à son rôle ici grâce à l'énorme inconographie qu'elle véhicule.
On ne peut également s'empêcher de penser aux contes de fées. Etait-ce là aussi une influence, pour rendre le film plus puissant ?
Je n'ai pas vu White Bird comme un conte. Nous avions une esthétique très précise en tête : le film est plus classique et formaliste que certains de mes précédents, mais je tenais à ce qu'il est une palette de couleurs très spécifique. Du coup, mon chef opérateur et moi-même sommes partis sur une approche très "Wong Kar Wai rencontre Douglas Sirk" sur le plan visuel, avec un mélange de couleurs riches et d'ambiance sombre.
Ça a été l'un de mes grands plaisirs sur ce long métrage : en le revoyant hier, j'ai adoré pouvoir le voir sur un grand écran à cause des couleurs, de l'éclairage qui le rendent superbe et vous transportent dans une espèce de monde magique.
Beaucoup disent que le cinéma indépendant américain ne se porte pas très bien en ce moment. Le ressentez-vous ? Vous semble-t-il plus difficile de faire des films aujourd'hui ?
J'ai toujours eu des difficultés, et ça dure depuis plus de 20 ans (rires) Il m'a toujours été difficile de faire financer mes films, surtout lorsqu'on est quelqu'un de controversé ou que l'on repousse les limites. J'ai le sentiment que c'est un peu plus difficile aujourd'hui qu'auparavant, et que ça ne va pas en s'arrangeant. Il y a pourtant de la place pour le cinéma indépendant américain et il est important que ces films stimulants et différents puissent voir le jour, pour que d'autres voix se fassent entendre, car les films plus conventionnels issus des studios ne sont que des produits qu'ils recyclent encore et toujours, sans réelle personnalité ni vision derrière. C'est bon pour la santé du cinéma que les films indépendants continuent à se faire.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 11 septembre 2014
La bande-annonce de "White Bird" :