Kelly Reichardt sur le tournage de son précédent film "Wendy et Lucy"
© Epicentre Films
Réalisatrice fascinante et exigeante (La Dernière Piste, Wendy et Lucy et Old Joy), Kelly Reichardt creuse son sillon cinématographique avec Night Moves, récompensé lors du Festival de Deauville 2013. Un thriller porté par un trio d'acteurs intenses : Dakota Fanning, Jesse Eisenberg et Peter Sarsgaard...
AlloCine : La première mouture du scénario ne correspond pas au film tel qu'il sort en salles. Il s'agissait alors une histoire d'amour dans une ferme. Comment on part de ce synopsis à "ce" film ?
Kelly Reichardt : L'idée initiale vient de mon co-scénariste Jonathan Raymond. C'était une belle histoire mais sans doute un peu calme et surtout trop dialoguée pour moi et ma façon d'envisager les films. Mais nous aimions ce décor particulier, cette ferme dans la vallée peuplée de jeunes fermiers travaillant ensemble et tentant de vivre avec le plus léger impact possible sur l'environnement. Nous sommes donc partis de là et avons commence à discuter. Dans le premier traitement de John, un individu se cachait dans la ferme après une "action politique". Nous avons pris une autre option en montrant plutôt le processus. L'"avant", le "pendant" et l'"après" de cette opération.
Vous avez rencontré beaucoup d'activistes pour préparer ce film. Quelles questions posiez-vous ? Que vouliez-vous savoir exactement ?
On ne faisait pas vraiment d'interviews. John connaissait cet univers depuis longtemps. Il observait, écrivait à propos de cet activisme. Quand nous les rencontrions, nous n'organisions pas de séances de questions / réponses. Là où nous tournions le film, les gens étaient relativement méfiants à notre égard. Ils se posaient des questions logiques sur nos intentions. Ils ne voulaient pas, à juste titre, que nous nous immiscions dans leur vie privée ou que nous soyons trop curieux. Si vous grandissez dans le Nord Ouest des Etats-Unis, comme John ou le producteur Neil Kopp, les thèmes abordés dans le film font partie de la vie de tous les jours, sont dans les journaux et les conversations. C'est là que le mouvement environnemental a débuté aux Etats-Unis. John a réfléchi très longtemps à ces problématiques. J'imagine que si vous avez vécu dans cette région pendant longtemps, vous avez sûrement dû croiser quelqu'un impliqué dans une action à un moment donné. D'autres éléments du film sont inspirés de romans, de films ou de faits divers, comme j'ai pu moi-même en connaître. L'affaire Patty Hearst [ndlr : petite-fille du magnat William Randolph Hearst enlevée dans les années 70 avant de se joindre à ce même groupe d'extrême gauche], le procès d'Angela Davis [ndlr : militante des droits de l'homme, communiste et membre des Black Panthers], les actions du Weather Underground [ndlr : groupe d'extrême gauche américain dans les années 70]... tous ces groupes radicaux. Tout cela a contribué à Night Moves. A aucun moment nous n'avons choisi de suivre des activistes ou un mouvement particulier.
Jesse Eisenberg dans "Night Moves"
© Tipping Point Productions
Vous ne voulez pas parler de "film politique" à propos de "Night Moves"., mais davantage d'une étude de caractère. Pourquoi est-ce si important à vos yeux de faire cette distinction quand bien même le film peut brasser des thèmes politiques.
Peut-être parce que dans mon esprit un film politique suggère une mission, un objectif. Et pour moi c'est synonyme de "mauvais art." Même si nous sommes des êtres politiques, notre film diffère. De mon point de vue, le scénario de John recèle beaucoup d'ambiguïté. Mon rôle en tant que cinéaste est de rendre compte de tout cela de manière articulée. Je dois faire en sorte que dans le film il y ait de la place pour la contradiction, une dimension indéfinissable, de l'abstrait et d'éviter justement d'asséner mon point de vue, lequel pourrait écraser celui des personnages.
Plus que n'importe quel film de votre oeuvre, "Night Moves" a une dynamique qui se rapproche davantage de celle du thriller. C'était une envie particulière de votre part de "faire" un thriller ? Ou est-ce l'histoire qui vous a amené dans ce type de récit ?
Les deux en réalité. Je voulais prendre cet univers et le baigner dans un "vieux" genre. Au lieu de braquer une banque ou de percer un coffre, les personnages portent cette action environnementale. Il s'agissait autant de curiosité de ma part que d'un écrin efficace pour cette histoire. On voulait aussi une structure un peu plus solide pour cette intrigue que pour mes films précédents, lesquels se construisaient et se déconstruisaient en grande partie en salle de montage.
Aimez-vous les thrillers politiques américains des années 70 ? Lorsque je suis sorti du film, je n'arrêtais pas de penser à l'influence potentielle des ces films sur "Night Moves"...
C'est une excuse pour les regarder à nouveau ! Je pense aussi à ce film de Jean-Luc Godard, dont je ne me rappelle plus le titre, dans lequel des activistes politiques bourgeois mangent et boivent tout en complotant une explosion. Vers la fin du film, il y a une longue scène de train durant laquelle le personnage féminin dit "Je ne suis qu'une travailleuse de la révolution", et plus tard, après que son professeur lui demande ce qu'elle fera après, elle répond "Je continuerai d'étudier la situation." [ndlr: La Chinoise] Lorsque nous parlions du personnage de Dakota Fanning, je repensai justement à ce film de Godard. Pour en revenir à votre question, oui j'aime beaucoup les films américains de cette période, ainsi que la Nouvelle Vague française.
Pour définir les actions de vos personnages, vous parlez d'"action directe" et non pas d'"eco-terrorisme". Pourquoi tenez-vous tant à cette distinction et refusez la seconde formule ?
Le terme "terrorisme" est devenu un outil politique. Et c'est aussi devenu un concept quelque peu galvaudé, utilisé trop facilement. Dans les années 90, les gamins du mouvement Earth Liberation Front ont brûlé un chalet dans les montagnes construit avec du bois précieux, un des membres est en prison depuis longtemps pour avoir mis le feu à deux 4x4 ! Je ne dis pas que les propriétaires n'ont pas été terrorisés d'une manière ou d'une autre par ces actions, mais on parle de dégâts matériels. Alors peut-être qu'on peut parler de "terrorisme" mais l'arrestation des principaux membres est intervenue après le 11 septembre 2001. A cette époque, on avait des difficultés à attraper les terroristes que le peuple américain avait en tête. Est-ce que leurs actions sont plus "terroristes" que balancer des millions de galons de pétrole dans l'océan ? Ces déchets ont un impact durable sur des millions de gens. Parce qu'ils sont considérés commes des "terroristes", ces jeunes gens sont en prison pour des années. Cela envoie aussi un message, il faut rester "tranquille". Des choses bien plus vastes, bien plus radicales, bien plus illégales arrivent et pour lesquelles personne ne paie, dans l'économie pétrolière ou dans l'exploitation forestière à outrance. Personne chez BP ne va aller en prison.
Ces jeunes gens dans "Night Moves" semblent embarqués pour une cause perdue. Les appelleriez-vous donc des "héros" ?
Le personnage incarné par Jesse Eisenberg est guidé par un vrai fondamentalisme. Dans une des premières ébauches de John, ce personnage était animé par un fondamentalisme absolu, par un idéal jusque-boutiste, une conviction impérieuse. Et le scénario s'attachait à décrire l'écroulement de cette certitude inconditionnelle.
Pensez-vous que les films, la musique, l'art en général peut changer le monde ? Ou révéiller les consciences ?
Pas assez rapidement en tout cas ! Ce qui est certain, c'est que l'absence d'art est un danger. Il se passe tant de choses, il y a tant de bruit constant... qu'être privé d'art est hasardeux. Mais je ne sais pas si l'art est salvateur.
Dakota Fanning, Jesse Eisenberg et Peter Sarsgaard
© Tipping Point Productions
Jesse Einsenberg, Dakota Fanning et Peter Sarsgaard jouent trois personnages très différents. Et d'après ce que j'ai lu, ils sont trois acteurs aux méthodes très diverses. Parlez-nous un peu de la façon dont vous les avez dirigés...
Ce n'est pas quelque chose que je "fais". Il s'agit d'abord d'une relation entre des gens. C'est une conversation. L'idée selon laquelle je tire les ficelles, d'une certaine manière, est fausse. Nous sommes tous embarqués dans la même aventure. C'est une recherche commune. Dakota travaille de son côté, Jesse est comme un inquisiteur. Il pose tout le temps des questions, de bonnes questions, il recherche constamment et cela me fait moi-même réfléchir. Chaque individu est différent. Je ne sais pas s'il y a une approche de la direction d'acteurs. Le seul principe est de garder tout le monde en activité et d'éloigner ainsi le "jeu". Nous devons tous faire partie de l'aventure, y participer, y faire attention. Il faut rester sur ses gardes et frais. Et la manière dont nous faisons nos films contribue à cela. Nous n'avons jamais de marge de manoeuvre ou de sécurité. Si nous nous plantons sur un élément, nous ne pouvons pas corriger. Et c'est très exactement dans cette situation dans laquelle les personnages sont. Il faut être attentif et rapide, il pleut et il fait froid, la météo nous permet de rester "dans le moment". L'acteur doit absolument aller du point A au point B dans ce laps de temps. Les conditions dans lesquelles nous faisons nos films contribuent au jeu des comédiens. Elles leur permettent d'aller ou de revenir à l'essentiel. Nous avons tourné le film en 30 jours, c'est très court.
Avez-vous un projet de film dans les tuyaux ? Je sais que vous écrivez un film avec un autre scénariste que Jonathan Raymond.
J'ai d'autres histoires en tête mais c'est trop tôt pour en parler.
Vous êtes également professeur de cinéma...
Oui j'enseigne le design sonore, la narration visuelle au Bard College de New York. C'est un programme tourné vers l'avant-garde. On étudie des films, on en parle, on les écoute dans le noir... on essaie de comprendre comment émouvoir avec une image.
Propos recueillis par Thomas Destouches à Paris le 24 mars 2014
"Night Moves" sort en salles ce mercredi 23 avril :