AlloCiné : Gerontophilia est un terme plutôt scientifique, peut-être un peu effrayant cela pourrait dissuader une partie du public d’aller voir le film. Pourquoi avoir précisément choisi ce titre ?
Bruce LaBruce : Il y a eu pas mal de discussions autour du titre. Un ami à Toronto m’a même dit : « Nabokov n’a pas appelé Lolita, « Pédophilie », donc pourquoi tu appelles ton film Gerontophilia ? ». En fait, je voulais vraiment accentuer l’aspect fétichiste. A l’écriture du script, lorsque je l’ai fait lire, j’ai senti que les gens souhaitaient que la gérontophilie soit traitée au second plan, qu’elle soit presque accidentelle. Que Lake, le personnage principal, tombe amoureux de Melvyn malgré son âge et pas à cause de son âge. C’est précisément l’opposé de ce que je souhaitais faire. Je voulais que mon personnage soit clairement attiré par les personnes âgées. Beaucoup de mes films parlent de personnes qui ont des fétichismes étranges ou qui ne s’inscrivent pas dans les pratiques sexuelles « conventionnelles ». Le titre Gerontophilia ne vous autorise pas à tricher sur le sujet du film.
La gérontophilie est un sujet pas forcément évident, avez-vous senti des réticences de le part de certains acteurs au moment du casting ? Comment Pier Gabriel Lajoie s’est-il finalement imposé dans le rôle de Lake ?
Ce film est très diffèrent des précédents qui étaient fait avec un petit budget et des acteurs non professionnels. Cette fois, je suis passé par une agence de casting. La vraie difficulté résidait dans le fait de trouver deux acteurs qui auraient une réelle complicité à l’écran. Pier-Gabriel s’est immédiatement imposé. Il avait tout ce que je recherchais : l’âge (18 ans au moment du casting), la pureté, l’innocence et l’ouverture d’esprit. Lui et Walter Borden, qui joue le rôle de Melvyn, se sont tout de suite parfaitement entendus à l’écran et en dehors.
Gerontophila est une histoire d’amour pure et romantique. Etait-il convenu dès le début qu’il n’y aurait pas de scènes de sexe ?
J’ai voulu faire un film plus mainstream mais en ne reniant pas mon travail jusque-là. Je tenais à conserver une cohérence en parlant de personnages qui ne s’inscrivent pas dans la norme ou la morale imposée par la société. Mais dès le départ, il était clair qu’il n’y aurait pas de scène de sexe. Au final, l’idée était de faire un film qui choque les gens sans être choquant. En tant que réalisateur on peut avoir tendance à être cantonné aux mêmes types de films. A chaque film, je sentais que l’on attendait de moi d’aller toujours plus loin dans la provocation, dans le trash. Que ce soit interdit dans encore plus de pays à chaque fois etc. C’est pourquoi j’ai voulu faire l’exact inverse.
Actuellement, il y débat sur la place du sexe voire du porno dans certains films « classiques ». On a pu voir quelques incursions récentes dans « Nymphomaniac » ou « L’Inconnu du lac ». Cela pose la question du métier d’acteur, de ses limites. La frontière entre acteur « traditionnel » et acteur porno peut-elle disparaitre ?
J’ai réalisé de véritables films porno avec du sexe explicite, non simulé, des pénétrations, des éjaculations. Les films mainstream flirtent avec la pornographie mais il y a une vraie différence entre une scène fugace de fellation et une scène de dix minutes de pénétration en gros plan. Il faut être un acteur porno pour pouvoir réaliser ces performances. Je pense qu’il est presque impossible d’attendre cela d’un acteur « traditionnel ». En partie parce que jouer dans ce genre de scène implique une forte stigmatisation et le risque de ne plus obtenir de rôle significatifs. Même Chloë Sevigny a connu pas mal de moqueries pour sa scène de fellation sur Vincent Gallo dans Brown Bunny. A mon sens ce sont vraiment deux métiers différents.
La transgression a toujours été au cœur de votre travail. Qu’est-ce que la transgression au cinéma selon vous ? Cela passe-t-il nécessairement par le porno ?
Je pense que cela implique une remise en question des bases du cinéma conventionnel. Questionner certaines affirmations sur le genre, le rôle des sexes dans la société. Tout ce qui peut bousculer l’ordre établi. Mais je préfère le mot subversif plutôt que transgressif. La subversion implique de dépasser les règles mais aussi remettre en cause l’existence même de celles-ci. Un film n’a pas besoin d’être explicitement sexuel pour être subversif. La subversion peut venir de la narration elle-même. Par exemple les films de Godard allaient contre l’idée même de ce que l’on attendait du cinéma classique.
Dans vos films, vous opposez souvent les personnes révolutionnaires par essence à celles qui prétendent l’être ou qui cherchent à l’être. Pensez-vous être révolutionnaire ?
La notion de révolution peut-être piégeuse. Dans un sens l’idée même de révolution est vouée à l’échec. C’est une idée romantique et utopique. A un moment ou à un autre pour accomplir une révolution, il faut se compromettre moralement, accepter certains arrangements. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas essayer ! La plupart du temps mes personnages sont des révolutionnaires bourrés de défauts, se contredisant souvent. Ce qui est aussi mon cas. J’essaye d’ailleurs de me contredire au moins deux fois par jour ! A mon sens, prétendre être d’une constance absolue est un mensonge. Par exemple, le punk est une sorte de révolution qui s’exprime à travers le style. J’ai appris que le style vous autorise à embrasser différentes contradictions, c’est une bonne leçon de vie je pense. On peut tout à fait avoir une idole et en même temps la ridiculiser…
Pensez-vous que d’une certaine façon la culture queer et le porno gay influencent le cinéma ? Dans quelle mesure ?
La culture gay devient mainstream c’est certain. Parfois les gays sont bien plus conservateurs que la société hétéro. Par exemple la lutte pour le mariage. C’est perturbant de constater qu’un mouvement à l’origine prônant la liberté, contre l’ordre établi et la morale de la société soit désormais si consensuel. Dans un sens le porno gay est peut être le dernier bastion du radicalisme gay.
Quelle est selon vous la différence entre le porno gay et le porno hétéro ?
A mon sens, il y a bien plus d’exploitation sexuelle dans le porno hétéro. Cela s’explique simplement parce-que dans la société au sens large, les femmes ne sont toujours pas les égales des hommes. Cependant, j’ai interviewé il y a quelques années des actrices porno comme Sasha Grey ou Stoya, qui font des performances sexuelles extrêmes et radicales dans leurs films. Je trouve que ces femmes sont cohérentes et féministes dans un sens. Elles sont indépendantes, ont choisi cette carrière et assument leur sexualité peu importe ce que les autres en pensent. Ce qui démontre que le porno hétéro peut aussi permettre cette forme de militantisme.
Mais disons que généralement dans le porno gay, la relation entre deux hommes est plus égalitaire et basée sur le consentement et le plaisir mutuel. Je plaisante souvent sur le fait que dans les années 70, tous les hommes gays avaient une vie d’acteur porno. La sexualité était beaucoup plus libérée. Les gays sortaient beaucoup, couchaient avec un homme différent chaque soir, allaient dans les saunas gays, les lieux publics, les clubs etc. Le mode de vie était beaucoup plus militant.
Contre toute attente, la communauté gay est souvent critique envers vos films. Pensez-vous que vos films soient trop subversifs ? La communauté gay s’oriente-t-elle inexorablement vers la norme, le mainstream ?
J’ai toujours été en marge de la communauté car je remets sans cesse en cause l’orthodoxie gay. Déjà dans les années 80 quand j’étais punk, j’étais à part. Le milieu punk était majoritairement homophobe et le milieu gay s’embourgeoisait, j’étais coincé entre deux. Il y a toujours eu de sérieux problèmes de racisme, de sexisme, de marginalisation des lesbiennes et des transsexuels dans la communauté gay. Cette tendance à l’embourgeoisement capitaliste du mouvement est paradoxale quand on sait qu’au début, le mouvement gay, comme le mouvement féministe, était assez clairement ancré dans l’idéologie marxiste.
En plus ma vision de l’homosexualité est assez différente de la « norme gay ». Dans mes films, les personnages ont souvent une sexualité fluide, ils peuvent avoir des rapports homosexuels sans pour autant se décrire comme homosexuels. Ils sont aussi marginalisés socialement. SDF, hors la loi, radicaux politiques, skinheads etc. On est loin de l’idéologie de normative gay.
Certains pensent que mes films véhiculent une mauvaise image des homos. Mais faire de l’art n’a pour moi aucun rapport avec l’idée de faire la « promotion » du bien ou du mal, ça n’a aucun intérêt.
Avec votre réputation sulfureuse, le financement de « Gerontophilia » a-t-il été difficile à trouver ?
Ça m’a pris plusieurs années pour trouver les financements. Finalement, c’est la province du Québec qui a financé le film et nous avons par conséquent tourné le film dans la région et à Montréal. Le plus difficile a été de convaincre les investisseurs qu’il ne s’agirait pas d’un film porno. Vu mes précédents films, ils étaient plutôt dubitatifs et il a fallu être rassurant.
Vous serez président du jury de la Queer Palm lors du prochain Festival de Cannes. Qu’avez-vous ressenti en apprenant la nouvelle ?
Etre président est un honneur c’est certain, mais je suis partagé à ce sujet. Devoir comparer et juger des films est un exercice particulier. Ce n’est pas la première fois que je suis dans un jury, mais je ne suis pas très à l’aise avec l’idée de compétition dans l’art. Il y bien sûr des bons côtés, c’est une façon de célébrer le travail d’autres réalisateurs, de faire de nouvelles rencontres, d’échanger. Mais je suis d’une nature plutôt introvertie, donc pour moi devoir socialiser dans ce genre d’évènement, prendre la parole devant le public, n’est pas toujours facile.
Propos recueillis par H.B, le 17 mars 2014 à Paris.