AlloCiné ; Quentin, c’est la première fois qu’un musicien joue un rôle important dans un de tes films. Et c'est ton acteur-fétiche, Eric, qui l'interprète...
Quentin Dupieux : C’est vrai. Le film est délibérement bête, donc je pouvais utiliser ma musique de dégénéré sans que ça l’abîme. C’était l’occasion de fouiller dans mes vieux morceaux, et de parler de musique de manière légère, ça n’est pas une thèse sur la musique électronique.
Eric Judor : Mon petit regret, c’est que tu n’aies pas gardé le morceau hardcore de techno pourrie que tu m’avais fait jouer, il m’inspirait beaucoup dans mon jeu.
Q.D : Oui, j’avais écrit un morceau pour le tournage des scènes. Eric a donc joué en écoutant ce truc vraiment atroce. ça m’a fait beaucoup rire pendant le montage mais à un moment je me suis aperçu que c’était trop gênant pour le spectateur. J’ai donc écrit un nouveau morceau plus marrant, pour que le personnage soit plus cool. C’est quand même un morceau qu’on entend 5 fois dans le film, l'autre rendait vraiment marteau à force !
E.J : C'était quasiment un Rihanna.
Eric Judor dans "Wrong Cops"
Cette moustache que porte Eric... ?
QD : On était en train de faire des « essais bosse », on se demandait si la bosse devait être plus ou moins grosse. Mais il manquait un truc. Il y avait une moustache grise qui traînait, quelqu’un la lui a collée. On s’est dit : « Eric Jugnot ! » Ca a suffi, je ne pouvais plus m’en passer. Comme il avait déjà une bosse et un bandeau sur l’œil, on s'est dit : autant y aller à fond ! On voulait même ajouter une cicatrice à un moment.
"On s'est dit "Eric Jugnot !"
Au départ, "Wrong cops" ne devait pas être un long métrage...
QD : Non, on avait réalisé un 13 minutes qui devait être juste une vidéo promo pour un disque que je sortais, avec Marilyn Manson et Mark Burnham. On l’a balancée sur Internet gratuitement, ça a eu pas mal d’écho. C’était mon truc le plus « easy » donc je me demandais si ça allait plaire. Finalement les gens ont accroché. J’ai donc écrit 7 courts métrages qui faisaient à peu près la même durée que le premier, et il a fallu tout réorganiser pour en faire un long métrage.
Marilyn Manson et Mark Burnham dans "Wrong cops"
La rencontre avec Marilyn Manson ?
QD :C’est un mec qui regarde des films toute la journée. Il adorait Rubber, c’est un fan obsessionnel du film.
EJ : Il s’est tatoué No reason, non ? (référence à une scène de "Rubber", voir l'extrait ci-dessous)
QD : Oui. Johnny Depp aussi s’est tatoué No reason, j'ai la photo ! Donc Manson m’a dit qu’il voulait travailler avec moi. Je lui ai dit : tu seras un ado avec une casquette. Et il a joué le jeu. Et on y croit. Ca aurait pu être un peu dégueulasse, flippant, mais non.
"Marilyn Manson est un fan obsessionnel de Rubber"
Et ça s’est poursuivi par une collaboration musicale.
QD : : Oui, vaguement. Je lui ai juste demandé de dire sept mots sur son iPhone et de m’envoyer le son, mais c’était juste un gimmick. Je ne peux pas collaborer avec un mec qui est habitué à travailler autrement, ce sont deux mondes trop différents.
Rubber
Une phrase revient souvent à propos de tes films : "Ca ne ressemble à rien d'autre". Ca te convient ?
QD : Oui, j’aime bien. Faut pas que ce soit non plus « le vilain canard qui ne veut rien faire comme les autres ». Mais on est tellement habitué à voir des films formatés (dont certains très bons, d’ailleurs) que c’est toujours cool d’être surpris.
EJ : C’est pour ça que j’y vais ! C’est pour ça qu’avec Ramzy on a travaillé avec lui dès Steak et qu'on a même participé au financement du scénario. Quand il nous a montré Nonfilm [son tout premier film], on s’est dit : « On veut être dans un truc comme ça ». Parce que tu ne sais pas quelle va être la séquence suivante. A la fin, il n'y a pas un mec qui va finir avec une meuf ou qui va sauver le monde…
"Ca aurait pu aussi être Wrong doctors !"
D’ailleurs, la fin de « Wrong cops » est originale. Souvent, les films se terminent soit par une scène d’enterrement soit par une scène de fête. Et là, on a une scène de fête dans un cimetière !
EJ : C'est ça ! Bon, c’est très cool à regarder, mais c’était bizarre à jouer car on dansait sur des vraies tombes. Frissons un peu, quand même.
Des flics à l'écran qui vous font marrer ?
EJ : Pinot...
QD : Leslie Nielsen ! Ca, c’est fat : Police Squad !
EJ : Le Flic de Beverly Hills, c’est dément.
QD : Mais dans mon film, les flics on s’en fout en fait. On ne les voit pas vraiment bosser d’ailleurs. Ca aurait pu être "Wrong doctors".
"Police Squad" / "Le Flic de Beverly Hills"
Vous avez tous les deux un rapport très fort aux Etats-Unis…
EJ : Je fais partie de la génération qui idéalise l’Amérique : les beaux couchers de soleil, la Californie… J’y ai bossé à une époque. On ramenait des Nike, on voyait les films en avance, il y avait plein de McDo ouverts jusqu’à minuit, ils jouaient au base-ball… Tout était mieux ! Quand Quentin m’a proposé de tourner à Los Angeles, j'ai pu entrer physiquement dans cet univers-là, c’était un dream come true. Tout est plus beau là-bas : les grillages, les murs, les trottoirs ne sont pas les mêmes, il n'y a pas de Clio dans les rues, les voitures de flics sont classe...
"Je serais incapable de tourner à Paris"
Quentin, est-ce que la France fait partie de ton imaginaire de cinéaste ? Tu pourrais y tourner ?
QD : Ce que je me sens incapable d’aborder, c’est Paris, la ville dans laquelle j’ai vécu le plus longtemps. Rubber, je n’aurais jamais pu le tourner à Paris, j’ai besoin d’une ville où je puisse rêver, et Paris pour moi, c’est la vraie vie. Je suis très admiratif de ce que vous avez fait avec Seuls Two. Vous avez réussi à rêver à Paris. Je n’aurais pas pu avoir toutes ces idées. En ce moment, je suis bien à Los Angeles, je me sens encore comme un gamin, j’ai des idées neuves. Et puis un jour j’irai ailleurs. J’aimerais bien faire un film en France, mais ce sera dans la Creuse, dans les montagnes, dans un décor que je ne connais pas.
Eric Wareheim et Agnes Bruckner dans "Wrong cops"
Tu as le sentiment de faire partie du cinéma français, du cinéma américain ?
QD : J’ai l’impression d’être hybride, et c’est cool. Les Français qui vont faire leur boulot aux US, ils se font manger, c’est une évidence. C’est un autre système. Les réalisateurs sont des techniciens là-bas, il n’y a pas ce côté « cinéaste ». Même un mec comme Michel Gondry, qui a plein de talent, quand il fait The Green Hornet aux US, il se fait manger. Il a son chèque, super, mais ce n’est plus son film, il se fait broyer. Je n’ai pas cette envie d’aller faire un film américain chez les Américains, d’être un réal qui prend un chèque.
Michel Gondry fait aussi des gros films français. Ca, ce serait envisageable pour toi ?
QD : Plus. Le fonctionnement d’une production française est plus respectueux du réalisateur. Même si les mecs commencent à essayer de fonctionner comme aux US. Mais là-bas, c’est vraiment autre chose : dès que tu dépasses 2 millions de budget, le réalisateur perd peu à peu sa fonction, il peut se faire virer...
EJ : T'as six mecs sur le plateau qui décident du cadre...
QT : Tu peux faire ton director’s cut parce qu’ils sont polis, mais ils vont remonter le film. C’est un autre monde. Je préfère rester dans le côté artisanal français.
"La Tour Montparnasse infernale"
Eric, tu dirais qu'on peut faire ce qu'on veut en France dans la comédie ? Par exemple là vous travaillez sur la "Tour Montparnasse infernale 2"...
EJ : Il y a toujours une question de moyens. En fonction du succès ou de l’insuccès que tu as obtenu avant, on va te dire « OK pour les dix explosions qu’il y a dans le scénario » ou pas. Mais sinon, on est libre d’écrire les gags qu’on veut. Le film va être encore plus radical que le premier !
QD : La Tour Montparnasse infernale, c’est un objet très curieux. Y a ces longs plan-séquences où ils sont en roue libre, c’est complètement dingue.
"Un soir en m'endormant, je me suis dit : Putain, pneu ! Pneu !"
D’où vient ton inspiration ? De tes rêves ?
J’ai souvent eu plein de bonnes idées dans un état de demi-sommeil, et elles ont fini dans des films. Dans Wrong par exemple, il y en a plein. Après, faire un film seulement à partir de tes rêves, c’est n’importe quoi et ça emmerde tout le monde. J’aime bien partir d’idées irrationnelles, qui peuvent venir de vieux fantasmes qui n’ont aucun sens, ou de rêves semi-éveillés. Et après je me mets au boulot de l’écriture, de la construction, et je suis parfaitement concentré. Mais j’aime bien quand la source est un truc irrationnel. Par exemple, au départ, pour "Rubber", je voulais faire un truc avec des cubes qui volent. Et je me suis aperçu que c’était une galère. Un soir en m’endormant, je me suis dit : « Mais putain, pneu, pneu ! Ca je peux le filmer, et pas en 3D ! » Le truc vient de nulle part ! Mais je trouve que quand une idée vient de nulle part, elle est plus solide. Quand tu réfléchis trop, ça peut donner un film de petit malin. De toute façon, je suis contre le travail. J’aime bien être productif, mais je suis très fainéant. Par exemple sur un tournage, à 17h j’en ai plein le cul et je me dépêche de finir les scènes. Passer trois ans sur un projet, je ne pourrais pas. Et puis ça ne me dérange pas de faire des erreurs. J’aime bien que les trucs soient un peu ratés. Faire un film parfait, super bien ficelé, ça m’ennuierait.
Rubber
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
QD : Ils voulaient Michel Gondry pour leur projet "Moyen man". Il avait dit oui, et finalement il n’était plus dispo.
EJ : Il était parti faire le film avec Jim Carrey.
QD : Et il leur a dit : allez voir Quentin. Eux ne me connaissaient pas. J’étais encore un jeune freluquet angoissé. ls m’ont filé le début de leur script de "Moyen man". En lisant les 4 premières pages, je me suis aperçu que ce n’était pas à ma portée. C’était hyper ambitieux, avec des effets spéciaux. Je leur ai montré mon premier essai, Nonfilm, et ils ont été mon meilleur public !
"Kavinsky est un super acteur"
EJ : C’est un film incroyable. Il y a Kavinsky qui joue le rôle principal, c’est un super acteur d’ailleurs. Il y a Sébastien Tellier aussi. On est tombés amoureux de cet univers. On lui a dit : « Ecris ce que tu veux ! on veut pouvoir pleurer de rire en se regardant dans un de tes films ! »
QD : Ca a été très long ensuite. Les producteurs étaient hyper frileux, il disaient à Eric : « Les mecs, faites "La Tour Montparnasse 2" » ! On a fait le tour des chaines, tout le monde nous envoyait chier.
EJ : On a donc financé nous-mêmes et Thomas Langmann a suivi.
Steak
Steak est un film qui compte un noyau de fans fervents. J’imagine qu’on continue de vous en parler…
EJ : Tout le temps ! En vacances aux Etats-Unis, on m’a encore fait "Chivers" ! C’est dingue. Mais ça, c’est Quentin : ces idées qu’il a dans son demi-sommeil, elles sont tellement fortes qu’elles transcendent le temps ! Quand tu n’écris pas en pensant à un public, à une mode, à une époque, mais quand l’idée vient du fond de toi, elle est extrêmement humaine. Du coup, même si les gens qu’elle va toucher ne sont pas très nombreux, elle va les toucher très profondément.
"Je me suis dit : "Steak, c'est pas non plus le sida !"
QD : C’est vrai qu’on a des fans hardcore de "Steak". Ceux qui aiment en sont dingues. C’est ce qui arrive aux films qui se font caillasser… Nous on s’est pris de ces tomates… bien farcies ! J'ai fait perdre à Eric et Ramzy les trois-quarts de leur public. Ils faisaient 2 millions par film, Steak n’a même pas fait 300 000 ! C’était une catastrophe sur le plan économique. Après c’était un film art et essai, les mecs ont essayé de tromper sur la marchandise…
EJ : ... en vendant « la comédie d’Eric et Ramzy ».
QD : Sans vouloir me comparer, c’est ce qui était arrivé avec Buffet froid. A la sortie, ça n’avait pas du tout marché, les gens disaient « C’est trop bizarre, Les Valseuses c’était mieux ». Aujourd’hui, c’est cultissime, le film va rester, il a plein de fans aux Etats-Unis. "Steak", c’est pareil. Imagine-toi qu'il y a des mecs qui le traduisaient eux-mêmes, parce qu’il n’avait pas été traduit en anglais. Mais à l’époque, j’ai mis du temps à me relever. Tu te dis que personne ne va te prendre au sérieux. J’étais allé voir Jean Cottin, le producteur de "Steak", deux ans après avec un script. Il m’a dit «Non, c’est pas encore lavé… il faudrait trouver un truc qui fasse oublier "Steak", tourner avec un acteur-machine à laver ». Je me suis dit : Mais c’est quoi, ce monde ? "Steak", c’est pas non plus le sida !
Marc Burnham dans "Wrong cops"
Un mot sur ton prochain film, déjà tourné : "Réalité" ?
QD : C’était mon projet juste après "Steak" ! A l’époque, je voulais le faire à moitié en France et en Corée. Et puis avec le producteur de mes films, Grégory Bernard, c’est devenu la carotte : le film qu’on n’arrivait pas à financer, parce qu’il était compliqué. On s’est dit : « On va faire "Rubber" avec 10 balles, et on va gagner un peu de notoriété ». Mais derrière "Rubber", j’avais plutôt envie de faire un film comme Wrong. On a donc repoussé Realité, et pendant ce temps, je n’ai pas cessé de le retravailler. Je ne dis pas que le film sera meilleur que les autres, mais en tout cas c’est le script sur lequel j’ai le plus travaillé.
Propos recueillis à Deauville le 1er septembre 2013 par Julien Dokhan
"Wrong cops" sortira en salles début 2014