Rencontre avec Stéphane Brizé, réalisateur entre autres des remarqués Mademoiselle Chambon et Je ne suis pas là pour être aimé. Avec Quelques heures de printemps, le cinéaste va encore plus loin dans son exploration de l'intime et de l'émotion à l'état pur, en filmant un foyer -une mère et son fils, incarnés par Vincent Lindon et Hélène Vincent- chez qui la communication est devenue impossible. Le film aborde également la question du suicide assisté...
AlloCiné : Vous présentez depuis quelques jours le film en avant-première et à la presse. Comment appréhendez-vous cette étape de la vie du film ?
Stéphane Brizé : C’est une étape, qui me permet, alors que j’ai bien creusé le sujet avant, d’accéder à un autre niveau de compréhension de certaines choses du film. Pas sur la thématique principale qui concerne le fils et la mère, mais plus philosophiquement sur la question du suicide assisté... On rentre dans le débat, et ça je ne pouvais pas le prévoir au moment de l’écriture.
J’ai pu accéder à toutes les composantes de ce débat. Mon regard est beaucoup plus clair aujourd’hui qu’il ne l’était auparavant grâce à ce contexte. Et s'il y a bien quelque chose que je constate, c’est ce que ça va être très très compliqué ! Tout le monde est très à vif. Quand j’entends les gens s'exprimer, les susceptibilités qui surgissent immédiatement au moindre quart de mot qui est dit ou que les gens interprètent comme étant une attaque frontale. L’important, c’est de s’écouter.
Mais au final, en alimentant ce débat, on s’éloigne un peu du film et du thème principal du film…
Si le film est militant de quelque chose, il est militant de « s’il vous plait, parlez-vous ! Dites-vous l’essentiel ». C’est vraiment la chose qui a été posée en premier. Je ne peux pas partir du sujet du suicide assisté car justement c’est un sujet. Je ne suis pas un intellectuel : je ne pars que d’une intuition ou d’une sensation. Je pars de quelque chose de très organique. Et la chose organique qui m’habite depuis tout le temps et qui traverse mes films, c’est la douleur du manque de lien entre un parent et un enfant.
Le personnage que joue Vincent Lindon est habité par une colère qui est la mienne, qui s’est apaisée avec le temps. Si je n’avais pas eu un instinct de survie ou des rêves supérieurs à ma colère, je ne sais pas où j’en serai aujourd’hui. Je crois que j’ai filmé le chemin que je n’ai pas pris finalement dans la vie.
Ce n’est pas un hasard si dans chacun de mes films, il y a vraiment quelque chose qui ne passe pas entre les parents et les enfants. Ca va bien, je me soigne ! Mais mes personnages sont automatiquement habités par ça, et c’est justement parce que c’est apaisé aujourd’hui en moi, que je peux en parler et le regarder très frontalement. Sinon, on est encombré par sa propre peine.
Hélène Vincent et Vincent Lindon © Diaphana Distribution
La mort est un outil dramaturgique extrêmement puissant. Ces deux personnes dont on va découvrir qu’elles ont évidemment quelque chose à se dire et qu’elles sont peut être prêtes à se le dire, il y a un moment auquel on sait que la mort sera là. C’est comme dans un polar où il y a une bombe qui va exploser à telle heure et le héros doit la retrouver avant qu’elle n’explose... C’est le même principe dramaturgique ! C’est fait pour émouvoir les gens. Je veux créer de l’émotion ; je veux faire pleurer les gens. Et si les gens repartent de la salle avec quelque chose d’une idée, d’une pensée, d’une réflexion, j’en serai secrètement content. Je pense que c’est possible si le premier support est l’émotion.
Justement, atteindre une tel niveau d'émotion à l'écran est complexe. Comment travaillez-vous, abordez-vous un film ?
Je travaille à l'instinct, l'intuition. C'est l'écho de ma nécessité. Je vais aller d’instinct vers telle ou telle histoire ou tel ou tel personnage, puis c'est relayé par une pensée, une réflexion. Il y a toujours une boussole qui est l’instinct, l’intuition, mais continuellement avec des allers retours vers une pensée très construite. Je fonctionne beaucoup sur des oppositions. Par exemple, sur le tournage, j’ai besoin d’un cadre précis : je sais où je vais, les scènes sont écrites. Mais je dis aux acteurs : ne l’apprenez pas par cœur. Ensuite, je ne leur donne aucune indication et on ne répète pas. Donc il y a quelque chose de posé et, en même temps, je ne sais pas exactement comment je vais y aller. Les acteurs vont m’y aider. A la question « comment dirigez-vous vos acteurs », je réponds « je les choisis ».
Dans une précédente interview, vous employiez la formule « mes seuls effets spéciaux, ce sont les acteurs »...
Oui, c’est ça. Ce ne sont pas les mouvements de caméra qui pourront faire croire que je suis un réalisateur. Ce n’est pas que je n'en suis pas capable, mais c’est la matière vivante des acteurs qui m’intéresse.
Je n’ai pas de "kiff" dans la vie supérieur à celui que d’être sur un plateau avec des acteurs. A ce moment-là, j’ai l’impression d’être totalement. Et j’ai appris avec les années à ne rien dire. Lorsque je suis sur le plateau, en ayant bien choisi les acteurs en amont, et en ne faisant pas trop parler les personnages, je trouve qu’il y a quelque chose de plus vrai qui se passe.
Stéphane Brizé © AlloCiné
Parlons justement du choix des acteurs...
Vincent Lindon faisait partie de ma famille d’imaginaire. Ca fait très longtemps ; je crois même avant que je ne fasse des films ! Je trouve qu’il vieillit bien. Ce n'est pas facile de faire les bons choix. Ca demande du courage. Vincent aurait pu être l’acteur populaire qui enchaîne les comédies jusqu’à en devenir pathétique. Il a dû avoir des propositions. Le sens qu’il donne à tout ça est bien au-delà qu’un gros chèque. Son exigence de vie fait écho à la mienne.
Et Hélène Vincent ?
Je ne la connaissais pas. J’avais l’image d’une femme assez démonstrative. Et surtout pas l’image d’une femme fermée, sèche, douloureuse, qui n’exprime rien (Ndlr. le personnage d'Yvette, la mère de Vincent Lindon). Dans la vie, elle est le contraire. Quand on a cherché l’actrice qui devait avoir entre tel et tel âge, j’ai dit à la directrice de casting de me proposer des gens : Hélène Vincent faisait partie de cette liste.
Hélène m’a emmené à destination avec ce qu’elle est. Tout ce que vous voyez à l’écran était déjà là dès la première prise du casting. Elle est capable de faire exister son personnage dans les silences. Elle m’apporte en creux la profondeur du personnage. Il n’y a que les grands acteurs qui sont capables de faire ça. Ils jouent, tout en révélant l’invisible du personnage. Et c’est cet invisible qui fait qu’on peut être touché par cette femme.
Quant à Emmanuelle Seigner, je n’y aurais pas forcément pensé tout seul, mais à partir du moment où son nom a été évoqué, c’est devenu une révélation. Elle donne de l’épaisseur au personnage.
Vincent Lindon et Emmanuelle Seigner © Diaphana Distribution
On sait peu de choses sur vos influences, ce qui vous a donné le goût du cinéma. D'où vient-il ?
Je ne sais pas non plus. Le jour où j’ai arrêté d’essayer de le comprendre, ça m’a enlevé un gros poids ! J’ai cherché longtemps pourquoi je suis là : fils de facteur et de mère au foyer… Problème de légitimité. Pourquoi ce désir a grandi ? Pourquoi j’ai pris un billet de train pour Paris ? Il n’y a rien de rationnel. Pendant des années, ça m’encombrait. La réponse qui est arrivée, c’est "arrête de te poser la question" !
Maintenant j’essaye de voir un film par jour. Mais cette nécessité est assez récente, ça a moins de 10 ans. Quand je vois des articles, des références parfois extrêmement élogieuses, ça me fait très plaisir, mais ce ne sont pas des gens qui sont dans mon ADN.
Si l'on évoque Claude Sautet, est-ce que cela vous parle?
Oui, dans l’attention qu’il a à l’être humain. Ce qui est très émouvant pour moi, c’est que Jean-Louis Livi qui a coproduit le film, a produit pour Claude Sautet. De pouvoir partager des choses avec lui, qui a partagé des choses avec Claude Sautet, Romy Schneider, Dewaere et Depardieu… Il a partagé leur intimité d’acteurs, leurs moments de doute, je trouve ça génial. Vincent Lindon a tourné avec Claude Sautet et il me racontait des choses sur lui.
Plus généralement, je pense que si j’avais vu certains films trop tôt, cela m’aurait encombré. Je m’en rends compte a posteriori. Aujourd’hui, je regarde ; ça me nourrit mais ça ne m’encombre pas.
Un dernier mot sur la musique du film. Nick Cave et Warren Ellis sont crédités. Est-ce une musique composée pour le film ?
Non, il s’agit de la bande-originale d’un autre film, L' Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford. C’est un procédé assez rare ; Jean-Luc Godard y a déjà eu recours par exemple. La musique collait parfaitement au film. Nous avons demandé l’accord aux compositeurs, même si nous avons appris après que cela n’était pas obligatoire. Ils ont accepté. Ils ont adoré le film !
La bande-annonce de "Quelques heures de printemps" :
Quelques heures de printemps
Propos recueillis par Brigitte Baronnet, à Paris, le 14 septembre 2012