AlloCiné : Quel est la genèse des Les Yeux ouverts ?
La genèse du film c’est le séjour de mon père dans la maison Jeanne Garnier, en 2003. Il était atteint d’une maladie neuro-dégénérative. C’est à cette occasion que j’ai découvert ce qu’était l’accompagnement d’un proche en fin de vie. C’était d’autant plus surprenant de connaître cette expérience avec lui que mon père et moi étions favorables à l’euthanasie. Mais nous avons écarté cette option lorsque nous nous sommes aperçus que nous avions encore quelque chose à vivre ensemble. Nous allions vivre notre relation différemment à cause de la maladie, mais cela n’entamait en rien le fond de notre relation. Nous avons vécu les derniers mois de sa vie tout à fait normalement, lui comme père, moi comme fils.
Le film participe-t-il d’un travail de deuil pour vous ?
Non, j’avais dépassé le deuil bien avant de me lancer dans la préparation des « Yeux ouverts ». Je suis dans l’étape d’après, celle où je témoigne de l’utilité de l’accompagnement, de la lucidité qu’il faut avoir sur cette période de la vie. Le film tend un miroir, il nous rappelle à notre propre finitude. On vit dans une société qui a tendance à oublier la mort. Au quotidien on est noyés sous un flot de messages qui brouille le sens réel de l’existence. Lorsqu’on séjourne dans ces lieux de fin de vie, on prend conscience de manière évidente de notre appartenance au groupe des humains, qui porte en lui-même sa finitude.
Combien de temps a duré le tournage du film ?
Il s’est étalé sur 14 mois. L’un des critères fondamentaux c’est le temps qu’on décide de s’octroyer. Le temps génère la disponibilité d’esprit, de regard. Pour ce type de documentaires, c’est absolument fondamental. Il faut accepter de prendre son temps, de le perdre, de tourner sans qu’il ne se passe rien d’intéressant. Le temps est vraiment l’une des clés. D’ailleurs, en initiant le projet, je n’ai pas décidé d’une date de fin de tournage. Je me suis dit que ça se terminerait quand ça devrait se terminer. Il fallait que je fasse le tour de la question. Une telle liberté n’est possible qu’avec un producteur disponible, compréhensif et engagé. Ce qui a été le cas de Guillaume Roy, qui a produit le film pour Flair Films. Il a su s’adapter à mes besoins, que ce soit au tournage ou en post-production.
Dans votre film, le regard que vous portez sur les malades est respectueux et bienveillant…
Il faut avoir de l’empathie pour les personnes qu’on observe. Le temps et l’empathie font qu’on peut éventuellement être accepté par un groupe, en l’occurrence les patients, les familles et le personnel soignant. Je me devais d’être à la hauteur de la confiance placée en moi. Il va de soi que je ne devais dégrader en rien l’image des malades, en recherchant constamment la dignité de chacune de ces personnes et de ces situations. Si mon père avait été filmé lors de son séjour à Jeanne Garnier, je n’aurais pas accepté qu’on le filme sans ce respect. Je sais qu’un regard peut faire énormément de mal, et j’ai constamment cherché à éviter de blesser.
Les Yeux ouverts est un film à part…
Par son sujet et sa forme, « Les Yeux ouverts » est un film particulier. Particulier à monter, à produire, à tourner. Particulier pour le personnel soignant, pour les familles, qui allaient garder une trace de leurs proches sur pellicule. Et très particulier pour les malades, qui ont accepté d’être filmés en sachant qu’ils ne verraient très probablement pas le résultat final. C’est de loin la chose la plus émouvante qu’on m’ait donnée sur ce film. Le spectateur ne peut percevoir ce que les malades m’ont donné. A chaque fois que je revois le film, ça me transperce.
Comment se passe le montage d’un tel documentaire ? Quels plans rejette-t-on ?
A la fin du tournage, j’avais accumulé 250 heures de rushes. Au montage, j’ai dû sacrifier des plans qui ne prenaient leur sens que dans la longueur. Couper certains plans aurait laissé place à l’ambiguïté, le spectateur aurait pu croire que je recherchais le sensationnel. Le seul sensationnel que je me permette tient à la relation qui se noue entre le malade, ses proches et le personnel soignant. Il n’y a rien de malsain dans ce sensationnel-là.
Le film est ponctué de séquences animées. Quels sont leur rôle ?
Les séquences animées me permettaient de me représenter dans mon propre film. C’était le moyen d’apparaître sur l’écran sans qu’on me voie directement. Ca répondait à une nécessité. Très rapidement, je me suis demandé comment faire pénétrer le spectateur dans ce lieu dont il ignore tout ou presque. Il est apparu évident que j’étais la personne qui devait ouvrir les portes, servir de guide. J’avais totalement conscience qu’il fallait que je sois dans le film d’une manière ou d’une autre. A chaque fois que j’ai voulu m’écarter du récit à la première personne et de la voix-off, mon entourage m’y a ramené. En même temps, le graphisme du personnage est tellement simple que tout spectateur peut se l’approprier et se projeter en lui.
Que représente la maison médicale Jeanne Garnier pour vous ?
Pour moi, la maison Jeanne Garnier est de fait une institution à part puisque c’est là que mon père a séjourné et a fini ses jours. C’est le plus grand centre de soins palliatifs d’Europe. Lorsqu’on entend ça, on s’attend à quelque chose d’énorme. En réalité, il ne compte que 80 lits. Les soignants ont ici une formation particulière, une qualité humaine particulière. C’est un lieu de réconciliation avec ce qui nous arrivera tous. C’est un lieu qui favorise l’échange et la parole, ce qui est indispensable pour les malades et leur famille. Evidemment, ce n’est pas la seule unité de soins palliatifs. On peut citer notamment la maison Gardanne, qu’on voit dans « C’est la vie » de Jean-Pierre Améris et qui est un établissement remarquable. J’ai d’ailleurs rencontré son directeur, Jean-Marc La Piana, qui est un type génial. Il existe d’autres lieux similaires, chacun a sa spécificité, mais une philosophie commune les anime.
Votre film parle constamment de la mort. Le spectateur n’en sort pourtant pas du tout accablé, au contraire.
A travers ce film, je veux dire au spectateur qu’il est possible de songer à notre propre fin sans sombrer dans la tristesse, sans avoir envie de se prendre le soir même. C’est la grande leçon que m’ont apprise les patients et les soignants de Jeanne Garnier. J’ai appris aussi que le malade ne se réduit pas à sa maladie.
Propos recueillis par Vincent Garnier, le 1er novembre 2010
Pour en savoir plus : http://www.jeanne-garnier.org/