A quoi ressemble le scénario de "Eden Log" quand on le découvre pour la première fois ? Est-ce qu'on y lit "Un homme se réveille dans une grotte" et qu'ensuite c'est à toi d'imaginer comment jouer ça sur vingt ou trente minutes ?
Clovis Cornillac : Au contraire, il y avait beaucoup de descriptions, beaucoup de choses. C'est très dense. Décrire un espace, décrire des actes, ça prend du papier ! C'était très précis dans la tête de Franck Vestiel. D'ailleurs, au-delà du scénario, j'en parlais beaucoup avec Francky : donc je ne suis pas tombé des nues en découvrant le script. C'était très clair dès le départ.
Un peu à la manière de Will Smith dans "Je suis une légende", est-ce qu'on se demande, en tant qu'acteur, si cette approche d'un personnage unique va fonctionner à l'écran ?
Je ne me pose jamais ce type de questions. Je fais des films ou des pièces de théâtre, et je les fais, c'est tout. Je travaille pour un réalisateur, pour un univers, et à moi de faire mon travail. J'essaye de le faire le mieux possible dans l'idée que je m'en fais et dans l'échange que je peux avoir avec le réalisateur pour raconter son histoire. Mais en aucun cas je me demande si ça va fonctionner : en tant qu'acteur, je suis avant tout un ouvrier au service du film. Ce qui était déterminant en revanche, c'était de se demander si on n'allait pas fatiguer le spectateur.
Quand il y a une sorte de fil rouge comme ça sur un film, et que finalement la narration ne se découvre qu'à travers un personnage, il ne faut pas gêner le spectateur, le cadre et cette narration. C'est une pensée que tu as tout au long du tournage. Comme lorsque tu sais que telle scène de dialogue doit sonner juste car sa fonction est d'amener telle ou telle chose. Là, c'était la même chose, sauf qu'il n'y a pas de mots. Et tu sais qu'en permanence tu es dans le cadre, que ce soit une oreille, un cou... Tu es impliqué, constamment. Dès que tu entends "Moteur !", tu joues. Ce n'est pas parce qu'on me voit de dos ou qu'on voit mes pieds que je ne joue pas, que je ne vis pas ce moment... Tout raconte, tout est signe chez l'humain. Donc quand tu joues un rôle comme celui de Tolbiac dans Eden Log, peu bavard, il faut raconter par autre chose. C'était mon travail sur ce film... Maintenant, si des gens me détestent comme acteur, évidemment il ne faut pas qu'ils aillent voir le film : c'est fatigant de regarder quelqu'un que tu n'aimes pas du début à la fin. Alors que Franck Vestiel est un réalisateur génial. Donc pour ces gens-là, je dis " N'allez peut-être pas voir ce film mais attendez le prochain de Franck, car c'est un type vraiment talentueux ". Mais après, je ne peux pas faire un film en disant " Aimez-moi ! ". Sinon, tu ne joues plus, tu ne peux plus te fondre dans le travail des gens : tu deviens obsessionnel sur l'amour ou la haine que les spectateurs peuvent te porter. Et ça, ce n'est pas mon problème...
Le film est présenté comme une oeuvre hybride entre cinéma, jeu vidéo, manga, BD... Alors que personnellement, du point de vue du jeu, il me semble que ça se rapproche plus du théâtre, ou de quelque chose d'expérimental...
Il y a des moments dans le film où on peut même avoir l'impression que c'est de l'art contemporain. Tout ce qui a à voir avec une narration autre que les mots peut faire penser à beaucoup de formes d'expression différentes. D'un côté ça n'a rien à voir avec le théâtre, puisque le principe du théâtre reste le texte contrairement au cinéma où l'écriture est collective et complexe et dépend de l'expression, du cadre, du son, de la lumière, du montage... Quand tu regardes les rushes d'un film, il peut y avoir autant de films possibles que de monteurs, quasiment. Eden Log est éloigné du théâtre, car il n'est pas théâtral dans ce sens là. Mais en revanche, effectivement, les corps parlent dans ce film. C'est l'un des thèmes du film, mais il y a aussi dedans quelque chose qui ressemble à Franck Vestiel de manière inconsciente : Franck, c'est quelqu'un de très loquace, de très intelligent, mais aussi de très secret. Un personnage comme Tolbiac, il s'y identifie beaucoup. Il y a un parcours initiatique, des étapes à traverse, des références bibliques, philosophiques... Et en même tempes c'est un enfant des mangas. Il y a du silence aussi. Et Franck, est comme ça : il peut parler des heures, mais aussi se taire pendant longtemps.
"Eden Log" laisse une grande part à l'interprétation du spectateur. Or est-ce qu'il n'y a pas un risque de perdre ou de rebuter le public avec ce type de SF ?
Il faut prévenir les gens susceptibles d'aller voir ce film qu'on peut en faire le film qu'on veut. Presque comme un roman. Ca m'arrive souvent de lire un bouquin, d'en parler avec des amis et d'avoir un point de vue totalement divergent. Et du coup, sur un film, c'est une vraie forme de liberté : c'est un cinéma antifasciste. C'est un cinéma qui permet de ne pas asséner de morale ou de vérité, mais de produire du questionnement. Ce que j'aime beaucoup dans Eden Log, c'est qu'il n'y a pas de message : il y a une conduite. Quand j'ai vu le film, ça m'a suivi toute la journée. C'est donc une vraie expérience de spectateur. Il faudrait presque dire aux gens qu'en gros c'est un tour de manège intelligent, sur lequel ils ne feront pas le même looping que leur voisin, et où il faut accepter de ne pas savoir. Commencer un film dans le noir, avec des flashs dans la gueule, et ne pas savoir qui est le personnage, ça demande de la part du public un effort. On ne t'as pas mâché le popcorn : il faut que tu ailles cueillir le maïs. Et quand j'en parlais avec ma douce après la projection, on n'a pas vu la même chose. C'est une forme de cinéma qui est vachement belle : d'arriver à faire un film où tu ne t'ennuies pas, avec une vraie interrogation et un vrai univers visuel et sur lequel tu peux te prendre le chou avec les potes, c'est pas mal non ?
Est-ce que le public est prêt à ça selon toi ?
Je ne sais pas s'il y a un public. Il y a des individus. Après, le désir d'aller voir tel ou tel film, on ne saura jamais. Il y a des films vraiment inintéressants qui font des cartons, car il y a eu un désir. On ne peut que constater. Derrière, on essaye de reproduire ce schéma, et ça ne marche pas... Pourquoi ? On ne sait pas, c'est comme ça. Mais l'idée du formatage est dangereuse. Par contre, ce qui est certain, c'est qu'il y a des cibles : des films ciblés, j'en fais personnellement, je sais comment ça fonctionne. Le cinéma est un art mais c'est avant tout une industrie qui coûte cher. Eden Log est un film rentable avant même sa sortie en France. Chapeau. Le monde s'en est emparé avant la France, c'est formidable : que Franck soit courtisé par de grandes boîtes américaines, ça prouve qu'il y a l'émergence d'un réalisateur. Ca prouve qu'on n'a pas eu tort : il n'y a pas que nous qui avons fantasmé sur le bonhomme, c'est là. Après, est-ce que les gens iront le voir en France ? Je ne sais pas... Ce qui me ferait de la peine, c'est de voir que tout le monde s'arrache le bonhomme, mais que le seul endroit où on le boude, c'est là d'où il vient et où on a fait le film... Ce qui arrive trop souvent.
Quand j'ai vu "Eden Log", j'étais assis à côté de ta mère, Myriam Boyer. Qu'a t-elle pensé du film ?
Elle a adoré. Elle déteste ce type de films habituellement. Mais là, elle était scotchée. Et ce que disait son homme, c'est qu'il avait l'impression de voir de l'expressionnisme allemand. Ils se sont régalés, et j'étais sur le cul. On ne se fait pas de cadeau habituellement : et là je me dis que si Myriam me dit ça, c'est vraiment qu'on a un réalisateur. " Eden Log ", ce n'est pas un film pour elle. Et si elle a adhéré, c'est qu'on a une réalisation, qu'on a un truc. C'est encore une des preuves pour moi de la réussite de Franck.
En parlant de carrière américaine, tu es tenté par l'aventure hollywoodienne ? On se dit que tu as tout pour faire une carrière à la Cassel des deux côtés de l'Atlantique...
Il faut rester prudents. Quand j'étais gamin, j'ai vécu aux Etats-Unis. Je connais le milieu car mon beau-père était réalisateur américain, et je ne suis pas dupe. Déjà, ma culture est française, européenne. Je crois beaucoup au cinéma européen, beaucoup plus qu'au cinéma américain. Le rêve des acteurs français de faire une carrière aux US, c'est le fantasme d'être un Pacino ou un De Niro. Ils ne le seront jamais. Car ils ne sont pas Américains, ils ne sont pas nés à Brooklyn.
Si demain tu me dis que De Niro joue le rôle d'un mec né à Ménilmontant, je rigole, même si c'est un énorme acteur. On trimballe notre culture, c'est comme ça. Tourner avec les Américains pour faire le méchant de temps en temps –on me l'a proposé, mais je ne pouvais pas le faire- pourquoi pas ? C'est une petite cerise, c'est pour rigoler. Mais là où je peux parler aux miens, c'est ici ou en Europe. Quand on essaye de jouer façon Actor's Studio en France, on est ridicules : parce que quand tu vis aux Etats-Unis, ils en font des caisses dans la vie, donc jouer de la sorte, c'est juste. Mais chez nous, ça ne passe pas, personne n'est comme ça dans la rue, ce n'est pas notre culture. Donc quand c'est possible, et parce que c'est intéressant de travailler avec untel ou untel, pourquoi pas ? Mais sinon, je n'ai pas de fantasme de carrière là-bas. Mais, ça n'arrivera pas. Et très sincèrement, jamais aucun français ne sera une vedette américaine. Il faut le savoir.
Après "Eden Log", tu seras à l'affiche de l'événement "Astérix aux Jeux Olympiques". C'est carrément le grand écart... Il y avait une envie de revenir à quelque chose de plus intimiste ?
Les grands écarts, c'est ce que j'aime en tant qu'acteur. Plus que les écarts de budgets, les écarts de personnages et d'univers. Comme Le Nouveau protocole (sortie le 19 mars 2008, NDLR), que j'ai vu il y a peu de temps et qui est une absolue réussite. Là aussi, c'est encore autre chose. Et là je me dis quel bonheur ! Quel bonheur. C'est pour ça qu'on peut enchainer les films : parce qu'on passe d'un univers à l'autre. Evidemment, je ne ferais pas trois fois Astérix dans l'année : ça ne m'intéresse pas, je me suicide. Mais de le faire entre Scorpion et Le Nouveau protocole, c'est passionnant. C'est ça ma vie d'acteur. Tant qu'on voudra de moi, je serai là car le fait de se balader, c'est ça que j'adore...
Quand tu vois Benoît Poelvoorde pour qui l'expérience "Astérix" a l'air d'avoir été plus pénible qu'autre chose, qu'est-ce que ça t'inspire ?
Benoît est un ami. C'est un acteur que j'adore et dans Asterix aux Jeux Olympiques, il est vraiment formidable. Après l'expérience intime, c'est quelque chose qui le regarde. Personne n'a à commenter cette histoire là, c'est la sienne. Nous, l'expérience qu'on a eu sur le film était formidable. Ca a été un tournage long bien sûr, mais je le savais avant. Je suis très programmé : si on me dit il y a tant de jours de tournage, je pars sur tant de jours. La rencontre avec Gérard Depardieu était extrêmement importante : je savais de toute façon que nous sommes professionnels et que si on ne s'aimait pas on ferait bien notre métier quand même. Mais la cerise sur le gâteau, ça a été la rencontre : on s'est apprécié, on a aimé joué ensemble. Chaque fois qu'il y avait le clap, on était heureux de s'avoir dans les yeux. Donc moi, j'ai passé un vrai beau moment.
Le personnage d'Astérix est peut-être le moins évident à jouer...
C'est un travail très ingrat : c'est un rôle qui n'est pas payant. Tu le fais pour toi et pour les enfants. Pour moi car j'ai pu jouer un dessin : c'était vraiment intéressant pour un acteur comme moi qui a la chance de jouer autre chose à côté. Et puis les enfants : je n'ai jamais fait de film pour les enfants, et je suis impatient que mes gamins voient le film. Astérix, c'est un personnage pour les enfants. Les adultes n'aimeront jamais Astérix : la BD est géniale mais lui, c'est un personnage qui a toujours raison, qui est chiant... Comme ils sont petits, les enfants s'identifient à Astérix parce que le copain que tu as envie d'avoir, c'est Obélix. Le gars super fort, un peu bête mais vraiment gentil, hyper humain, adorable. Alors que toi t'es intelligent, et t'as la potion. Il y a une identification au personnage plus forte chez les enfants, alors que pour les adultes, Astérix est assez chiant.
Au-delà de la performance physique, il y a une place pour proposer quelque chose en tant qu'acteur, entre la BD, les dessins animés et ce qu'a pu faire Christian Clavier avant toi ?
Un acteur fait une proposition. Quand on m'a proposé le rôle, c'est pour que je le joue moi avec ma proposition. Quand Christian Clavier le faisait, c'était la sienne. Au théâtre, on connaît ça très bien : tu ne te dis jamais "Hamlet, c'est moi". Faudrait être très con... Je ne me dis pas "Astérix, c'est moi". Et je ne pense pas que Christian se soit dit ça. On est des acteurs, on prend des rôles te on les interprète avec les idées qu'on a et en relation avec le réalisateur. A part le scénario, il n'y a pas de carcan. Mais c'est vrai que sur ce type de film, on n'a pas de marge très large, car c'est finalement assez calibré.
Autre icône de la BD avant Astérix, Joe Dalton. Quelle différence vois-tu entre interpréter vocalement un dessin et l'interpréter vocalement et physiquement ?
C'est très différent. L'implication n'est pas la même, car ça court sur deux ou trois matinées pour faire Joe Dalton. Mais je me suis beaucoup amusé : et ce qui était intéressant, c'est de le faire avant les dessins, d'être à l'origine du projet. Mais c'était furtif : tu fais ça très vite, ce n'est pas six mois de tournage comme Astérix.
Ce qui est surprenant quand on regarde ta carrière ces dernières années, c'est que tu ne soies pas revenu plus tôt au théâtre, toi qui est un enfant de la balle. Alors qu'un tournage de cinéma est plutôt, j'imagine, ennuyeux par rapport à la scène...
Un tournage, c'est très chiant quand tu regardes. C'est pour ça que le making-of reste le plus grand mensonge qu'on ait inventé depuis la création du DVD : on te fait croire en 26 minutes, qu'on se marre tout le temps, qu'il y a des cascades... Un vrai making-of, ce serait poser une caméra pendant les huit heures de travail d'une journée. Et là on se rend compte que balancer l'énergie après une heure et demie de gens qui tournent en rond ou qui posent un projecteur, c'est là que ça devient un métier d'être acteur, que ça prend du sens. Sinon, si tu te bases sur un making-of, être acteur, ça a l'air rigolo. Sur un film, je ne m'ennuie jamais. Des fois j'attends, mais ces moments d'attente sont des moments de travail à gérer : tu sais que la scène n'est pas finie, et l'objectif c'est de la mettre dans la boîte avant la fin de la journée. Le théâtre, c'est totalement autre chose : j'en ai fait pendant 17 ans, j'ai arrêté pendant 7 ans et là j'en refais en ce moment. En plus avec les camarades, des gens peu médiatisés, mais des acteurs formidables et un metteur en scène de génie. C'est un vrai régal. Mais maintenant qu'il va falloir jouer, moi qui n'ait jamais eu le trac, je me demande si ça ne va pas m'arriver pour le coup...
Ce sera les retrouvailles avec le public. Ca doit te manquer depuis 7 ans...
Je n'y ai jamais pensé bizarrement. Je le dirai après la Première... Mais ma relation au théâtre est un peu la même que celle que j'ai au cinéma : je fais du mieux que je peux pour un travail, mais je ne me dis pas "Aimez moi". Alors que j'en ai envie, c'est le paradoxe de l'acteur car si on ne t'aime pas, tu n'es pas là... Mais en même temps, tu ne peux pas aller à la recherche de ça. Et là je me dis que ça va être étrange parce que depuis sept ans où je fais partie du paysage cinématographique, je ne me rend spas compte de ce que ça veut dire pour les gens de me voir sur scène. Est-ce que ça veut dire "Tiens il vient nous casser les couilles ici aussi" ? ou alors "J'ai envie de le voir en vrai" ? Je ne sais pas... Je me pose habituellement la question en terme de travail : c'est Feydeau, un grand metteur en scène et d'énormes partenaires, on va se régaler. Mais là, tout d'un coup, je ne sais plus... Je suis soumis à un jugement auquel je n'étais pas soumis avant. Car avant j'étais un acteur de théâtre qui joue une pièce. Aujourd'hui, il y a peut-être quelque en plus d'un peu différent. Un jugement peut-être plus dur, je ne sais pas... Et du coup j'appréhendes un truc bizarre...
Sur ces sept ans de cinéma non-stop, tu as beaucoup tourné, sur des projets parfois casse-gueules. Mais ce qui frappe, c'est que le film soit réussi ou pas, tu n'es jamais ridicule. Et surtout qu'on sent toujours chez toi une vraie générosité...
Ca me fait plaisir, car ça veut dire que c'est quelque chose qui transparaît. Je n'ai jamais fait un travail par-dessus la jambe. Jamais. On peut le trouver mauvais, je n'ai rien à dire ? C'est un jugement : quelqu'un n'aime pas ton travail, c'est comme ça. Mais la seule chose qu'on ne peut pas me reprocher, c'est de dire "Cornillac n'en a rien à foutre". Que tu aimes ou pas un de mes films, tu pourras toujours te dire que j'y suis allé à fond, même si tu ne m'aimes pas à fond. On ne peut pas dire que je suis un usurpateur et que je n'y vais pas à fond : c'est la seule chose que je peux garantir. La qualité, je ne peux pas la garantir. D'aimer non plus. La seule chose, si tenté que ce soit important -mais pour moi ça l'est-, c'est que quand je viens le matin pour travailler sur un film ou sur scène, c'est là que je suis. Je ne peux pas trahir ça. Sinon, j'arrête. Mais ce serait radical. Pas à moitié.
Propos recueillis par Yoann Sardet à Paris le 19 décembre 2007