AlloCiné : Dans les premières minutes de "De l'autre côté", on assiste à une manifestation, en Allemagne, avec le slogan "Prolétaire de tous les pays? unissez-vous !" Par la suite, nous découvrons le personnage d'Ayten, militante pour les droits sociaux en Turquie. "De l'autre côté" est-il un film politique ?
Fatih Akin : Non, personnellement je ne le pense pas. Les éléments politiques dans le film servent à la narration, aident à la dramaturgie. Pour moi, un film est politique quand le cinéaste incite le public à réfléchir selon un certain point de vue, de droite, de gauche... Les films américains sont politiques : Top Gun par exemple, parce que c'est une pub pour la Navy, ou même Armageddon qui est un film qui vante la bombe atomique...
Je ne force pas mon public a réfléchir dans telle ou telle direction. Je préfère que les spectateurs interprètent d'eux-mêmes ce qu'ils voient. Je préfère laisser un espace dans lequel le public peut se faire sa propre opinion de ce qu'il voit.
Dans une scène entre Susanne et Nejat, ce dernier tient des propos très durs décrivant la Turquie : "Corruption, mafia et déchéance culturelle". Est-ce là votre regard sur la société turque ?
Cela explique la situation dans le pays. Les vieilles maisons sont l'héritage de la Turquie. Personne ne les protège car les gens ne se rendent pas compte de leur valeurs... Mais tout le monde sait là-bas que la mafia brûle ces maisons pour récupérer les terres et construire des parkings. Quand Nejat dit cela, il dit ce que tout le monde sait.
Dans une scène entre Susanne et Ayten, Ayten confie avec violence son scepticisme à l'égard de l'Europe. Susanne développe quant à elle un discourt bien-pensant. Cette scène symbolise-t-elle l'écart qui existe entre les grands pays européens et la Turquie au sujet de l'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne ?
Une fois encore, les éléments politiques dans le film servent à la dramaturgie. Le conflit entre les deux personnages est le climax... Oui, il y a un décalage ! C'est le genre de discussion que j'entends souvent. Les Allemands croient que beaucoup de personnes en Turquie rêvent de l'adhésion à l'Union Européenne. Mais ce n'est absolument pas le cas. Beaucoup de Turcs pensent exactement le contraire.
Dans votre film, on se rend alors compte que la pression sociale au sein de la communauté turque est très forte, un thème déjà prédominant dans "Head On"...
Oui. Dans Head on, ca se passait au niveau de la famille. Seulement, le phénomène n'est pas circonscrit à la famille. Des personnes étranges que vous n'aviez jamais rencontré viennent à vous et vous font des leçons de morale. Ca arrive ! On en perd une certaine liberté personnelle. J'ai écrit ces scènes avec à l'esprit l'idée, peut-être, d'une revanche personnelle. Je ne sais pas si c'est bien de ma part mais j'en ressentais le besoin... Au moment d'Head on, on avait ouvert un forum sur Internet et tout le monde pouvait y écrire ce qu'il voulait. Mais il y avait beaucoup de personnes très en colère à propos de ce film, notamment parce qu'ils ont appris que mon actrice principale avait eu une carrière d'actrice porno. Ca a engendré un débat très violent en Allemagne, également dans les journaux. Certaines personnes ont souhaité notre mort ou nous ont carrément menacé. Ce n'est pas facile de supporter cela.
Vous avez réalisé "Crossing the bridge", documentaire sur la musique en Turquie. Dans "De l'autre côté", comme dans "Head-on", la musique prend une place importante. De quelle manière procédez vous ?
Je crois vraiment au mariage entre l'image et la musique. La musique transcende l'émotion que l'on ressent déjà avec l'image seulement. Au contraire de Head on, ou il y a beaucoup de musique, j'ai essayé cette fois de miser davantage sur l'image, dans une forme très épurée. J'ai beaucoup moins utilisé de morceaux musicaux cette fois. Cela dit, pour certaines scènes, ma source d'inspiration est la musique. J'écoute une chanson et soudain je visualise une scène. Head on a été construit comme cela. Les scènes me venaient en écoutant les chansons puis j'essayais d'écrire autour pour les lier.
L'appelation "Nouveau cinéma allemand" a-t-elle un sens pour vous ? Vous sentez-vous représentatif de quelque chose ? Porteur d'un certain élan ?
Je fais partie du cinéma allemand, ou du "Nouveau cinéma allemand" si vous préférez. Je ne suis pas un leader. Je me sens très à l'aise dans ma position. J'essaye de créer un dialogue entre tous les cinéastes. Il y a quelques années, le dialogue n'existait pas entre les différents réalisateurs allemands. Tout le monde travaillait de manière très individuelle, en ignorant totalement ce que les autres faisaient dans le même temps. Je suis très intéressé par l'idée de créer un dialogue mais je ne suis qu'un représentant parmi d'autres du cinéma allemand.
Quelle est la place des cinéastes d'origine turque dans le paysage allemand, par exemple Yilmaz Arslan et "Frères d'exils" ?
Il y en a quelques-uns mais aussi de plus en plus. De tous, je suis celui qui a jusqu'à présent eu le plus de succès et je me retrouve donc en première ligne. Je pense qu'il y a un mouvement à l'intérieur même du mouvement. Un mouvement de jeunes cinéastes issus de l'immigration turque à l'intérieur du mouvement général du cinéma allemand. Mais les cinéastes d'origine turque choisissent rarement des sujets qui concernent les Turcs. Mennan Yapo est un exemple. Il a par exemple réalisé un film à Hollywood avec Sandra Bullock, Prémonitions. Le contexte des relations entre l'Allemagne et la Turquie ne les intéresse pas forcément. Personnellement, j'essaye d'enrichir mes films par ce contexte même si c'est à chaque fois très personnel. Cela dit, j'ai moi aussi envie de faire quelque chose de complètement différent de tout cela. J'aimerais beaucoup réaliser, par exemple, un film de science-fiction allemand !
"De l'autre côté" est la deuxième partie d'une trilogie initiée par "Head On". Quel sera le troisième film ?
Le sujet du troisième film est "Le Mal". Il s'agira des démons qui se cachent à l'intérieur de l'être humain, tous les êtres humains. J'ai déjà commencé à écrire le scénario mais il est encore trop tôt pour que je commence à en parler.
Propos recueillis par Benoît Thevenin et Barbara Fuchs à Paris, le 16 octobre 2007