Prix du Jury au dernier Festival du Film Américain de Deauville, le poignant Keane sort en salles ce mercredi. Un saisissant long-métrage sur le manque affectif, sorte de pendant américain du cinéma des frères Dardenne, qui provoque une véritable onde de choc. AlloCiné n'a pas manqué l'occasion de s'entretenir avec le réalisateur Lodge Kerrigan et le comédien Damian Lewis au sujet de ce film-choc plébiscité par la critique. Rencontre.
AlloCiné : Comment vous est venue l'idée de "Keane" ?
Lodge Kerrigan : J'ai eu l'idée de faire ce film lorsqu'il y a quelques années de cela, j'étais dans un lieu public avec ma petite fille de onze ans. Il y avait énormément de monde et, soudain, elle a disparu. Impossible de la retrouver. J'ai eu à ce moment-là, dans un laps de temps très court, un sentiment que seuls les parents peuvent comprendre lorsque leur enfant disparaît subitement sans laisser de trace, un mélange effrayant de peur et de panique. L'idée de réaliser Keane est venue de cet électrochoc. Je suis allé beaucoup plus loin dans ma reflexion, j'ai eu envie de traiter le parcours d'un homme terrassé par la douleur d'avoir perdu son enfant, un homme brisé par cette disparition, qui devient très fragile mentalement. Je voulais que cet homme, à travers cette épreuve, soit en quelque sorte prisonnier de notre époque, de cette période particulièrement critique dans laquelle nous vivons, et que nous ressentions de la compassion pour lui.
La chose qui frappe d'emblée dans "Keane", tout du moins durant la première partie du film, c'est cette sensation d'étouffement, le fait qu'on a vraiment du mal à respirer...
Damian Lewis : Oui, on suffoque. C'est vraiment le but recherché de placer le spectateur dans un véritable inconfort, de mettre beaucoup d'intensité dès les premières minutes, de jouer sur la paranoïa, la claustrophobie. Certains pensent que c'est trop. Moi, et Lodge Kerrigan bien sûr, pensons que c'est nécessaire. Mais au début, j'avoue que tout ça m'a un peu fait peur. La première fois que j'ai lu le script, je ne connaissais pas le travail de Lodge, et j'étais surpris par la structure du récit, j'avais l'impression que ce n'était pas un film vraiment dirigé. Ca me faisait un peu l'effet d'un film "sensationaliste", un peu un film d'étudiant ! Pour moi, c'était un peu : "Allez, mettons tout dans ce film, mélangeons la maladie mentale, la drogue, et peut-être même le viol d'enfants... !" Et je me disais : "Mon Dieu, il y a trop de choses dans ce film, ça ne peut pas marcher !" (rires) Ce qui m'a toutefois retenu, c'est mon personnage, que je trouvais, dès la lecture, tout simplement fantastique. Lodge est venu chez moi à Londres pendant deux jours pour me parler du film, et là, tout mes doutes ont été dissipés. Il m'est apparu de façon très claire qu'il était très intelligent, très méticuleux concernant le sujet qu'il voulait traiter et que cette impression initiale de chaos était en fait la force brute du film.
"Keane" s'apparente à un documentaire dans sa façon d'être filmé. Etait-ce quelque chose de souhaité dès le départ ?
Lodge H. Kerrigan : Dès le début du processus d'écriture, il était très clair pour moi que je devais filmer Keane à la manière d'un documentaire, caméra à l'épaule, au plus près du héros. Pour que ce qui arrive au personnage apparaisse le plus réaliste possible et que cela ait l'impact émotionnel maximal auprès des spectateurs. Que l'on sente ce qui se passe vraiment. Filmer de la sorte était à la fois très exigeant pour les comédiens, surtout pour Damian, bien sûr, mais c'était aussi particulièrement enrichissant, pour eux comme pour moi. Surtout, je pense que c'était le procédé de mise en scène idéal pour le film et que ça a élevé le degré de performance des acteurs.
Damian, comment avez-vous réussi à vous glisser avec autant d'intensité dans la peau de cet homme malade ?
Damian Lewis : J'adore jouer, c'est aussi simple que ça. J'adore créer des personnages. Je pense que si vous avez une imagination fertile, débordante, vous avez des chances de créer des personnages forts, c'est quelque chose qui vous aide dans cette optique. Je crois en l'imagination, c'est une méthode de travail excellente. Pour Keane, il a fallu que mon imagination travaille à plein : je n'ai pas de petite fille, je n'ai pas perdu d'enfant... Si j'avais vraiment perdu ma petite fille, il m'aurait, je pense, été impossible de refléter ma véritable douleur à l'écran. Ce que reflète mon personnage, c'est autre chose, je délivre une autre émotion, car ce drame ne m'est pas arrivé. Pour moi, il était également très intéressant et primordial de passer beaucoup de temps avec des personnes qui souffrent de paranoïa, de schizophrénie, des personnes qui souffrent de l'intérieur, qui se parlent à elles-mêmes, qui regardent toujours derrière elles en croyant que quelqu'un leur parle. Je suis allé dans un club à New York, que fréquentent certains de ces malades. J'étais dans une recherche constante de ce mal qui les ronge, je voulais sonder cette douleur et tenter de l'analyser, de la comprendre, de la ressentir... J'ai beaucoup lu également, regardé des vidéos. Donc, pour ETRE mon personnage, il a fallu que je combine certaines évidences factuelles, une bone dose d'imagination et beaucoup de concentration.
Lodge, voyez-vous "Keane" comme un prolongement de "Clean, shaven", votre premier long-métrage, qui traitait également des troubles mentaux ?
Lodge H. Kerrigan : D'une certaine manière, oui, mais les deux films sont à mes yeux différents. Dans Clean, Shaven, mon ambition était de créer une expérience subjective autour de la schizophrénie, que le spectateur en expérimente les symptomes, qu'il soit dans la même position que le personnage principal, ressente ses crises de paranoïa, d'anxiété. Pour Keane, j'étais vraiment plus concentré sur le fait qu'un drame peut arriver très rapidement, peut vraiment changer votre vie et peut vous amener à vous battre, à combattre vos démons intérieurs, puis à tenter de vous reconstruire. C'est beaucoup plus réaliste que pour Clean, Shaven, qui proposait une expérience subjective. Ici, je voulais que les spectateurs ressentent les mêmes émotions que Keane, ressentent ce qu'il endure.
Le film se décompose en deux parties bien distinctes...
Damian Lewis : Oui, c'est très clair. Mais je crois qu'il ne faut pas trop dévoiler la manière dont évolue le récit. Dans la première partie du film, le personnage est confronté à lui-même, c'est un homme qui combat, qui lutte pour s'accrocher à la réalité. Il perd le contrôle de cette réalité. Il est très instable, et je trouve très triste l'état dans lequel il se trouve, je trouve que l'on ressent une vraie tristesse en le voyant déambuler, perdu. Il y a un tel sentiment d'instabilité chez lui qu'on ne sait jamais ce qu'il va faire, si il va commettre quelque chose de mal. Dans une première version du script, il y avait le sous-entendu appuyé qu'il pouvait faire quelque chose de sinistre à la petite fille qu'il rencontre. Lodge a décidé de ne pas utiliser cette version, et je pense qu'il a fait le bon choix. Avec Keane, il voulait faire, en premier lieu, un film puissant sur la peine et la douleur d'un homme en véritable manque affectif. Mais également un film qui évolue vers quelque chose de plus sensible, quelque chose de très touchant, de très beau.
Propos recueillis par Clément Cuyer à Deauville, le samedi 10 septembre 2005