AlloCiné : Avec ce film vous vouliez témoigner de ce que vous aviez subi au Rwanda lors du génocide en 1994, afin d'exposer au grand jour cette tragédie qui est presque passée inaperçue en Occident. Dans ce cas, pourquoi avoir choisi, comme support, un film de fiction plutôt qu'un documentaire ?
Paul Rusesabagina : Dès le début, mon objectif était de toucher le plus large public possible, afin que tout le monde sache ce qui s'était passé. Avec un documentaire, le public aurait d'emblée été restreint. Il est rare, par exemple que des enfants s'intéressent à un documentaire, d'autant plus, s'il s'agit d'une guerre qui se passe loin de chez eux. De même, une fiction est plus facilement distribuée dans le monde entier, et continue à être accessible bien des années plus tard, contrairement à un documentaire.
Justement, à propos de cinéma de fiction, il y a un film auquel on pense en voyant "Hotel Rwanda", c'est "La Liste de Schindler"... Voyez-vous des comparaisons entre votre personne et ce personnage, à l'époque ?
On peut comparer les deux. Mais ce qui s'est passé au Rwanda, s'est passé sur une période de trois mois, environ cent jours. Je me demande ce qui se serait passé, si ça avait perduré, pendant cinq ans... C'est pour cela que j'admire M. Schindler : c'est un homme très fort.
Quelle fut votre relation avec Don Cheadle, l'acteur qui incarne votre personnage ?
Don Cheadle pensait, avant de me rencontrer, qu'il aurait affaire à quelqu'un de complètement déboussolé. En voyant que ce n'était pas le cas, il essaya de savoir quelle sorte de personnage j'étais. Il avait réellement le souci d'incarner un personnage encore vivant, qui le regarde. Il voulait tout connaître : savoir qui étaient mes parents, quelle école j'avais fréquenté, mon rôle en tant que gérant dans l'hôtel et même mes habitudes vestimentaires, alimentaires... Avant le tournage, nous avons passé une semaine ensemble à Johannesburg. On sortait ensemble. On mangeait ensemble. Il apprit même l'accent rwandais et, jusque sur le tournage, Don avait un coach qui le reprenait s'il commettait une erreur de prononciation.
Sa performance dans le film est remarquable. Qu'est-ce que vous avez pensé de celle de Sophie Okonedo qui joue votre femme ? Est-ce que votre femme a vu le film ?
Ma femme a vu et revu le film. Elle a suivi en partie depuis le début. Moi, je l'ai suivi du début à la fin puisque, d'ailleurs, aujourd'hui je suis le film dans sa promotion. Sophie aussi a été en contact avec ma femme mais il y avait un petit problème. Ma femme ne parle pas beaucoup anglais. Mais Sophie Okonedo a bien joué également.
Le journaliste incarné par Joaquin Phoenix a-t-il réellement existé ?
Dans le film, Joaquin Phoenix incarne plutôt l'archétype du journaliste.
Par rapport à l'importance des médias lors du génocide et en général, on voit que dès que les médias s'intéressent et qu'ils sont là, la communauté internationale peut se mobiliser. Par exemple, lors du tsunami en Asie, l'information a été relayée tous les jours pendant des mois, et même encore aujourd'hui. Pensez-vous que si les médias avaient été plus présents au Rwanda, pendant toute la durée des évènements, cela aurait eu un impact ?
Disons que tant que les journalistes étaient là, nous avions encore un peu d'espoir. Mais quand nous les avons regardés partir, laissés à nous-mêmes, abandonnés, nous savions que nous allions nous effondrer. Les médias sont une très bonne arme, et certainement à double tranchant. Si les médias sont bien exploités, ils peuvent prêcher la bonne leçon. Mais aussi longtemps que c'est mal exploité, tel a été le cas au Rwanda, ça peut semer la haine. Et au Rwanda, où tout le monde n'a pas les moyens de s'acheter un journal tous les matins, on écoute sa radio. Et une fois que le message est donné par les dirigeants, le peuple, qui a un niveau d'éducation très bas, qui n'est jamais allé à l'école, ne fera que suivre...
Aujourd'hui encore, avec toutes les tensions qui continuent d'exister au Rwanda entre la communauté Hutu et la communauté Tutsi (même si ces deux termes sont aujourd'hui proscrits par la loi du vocabulaire rwandais), pensez-vous que le Rwanda réussira à retrouver un équilibre ?
Je pense que le Rwanda ne saura pas sauvé tant que les Hutus et les Tutsis ne se seront pas assis autours d'une table pour dialoguer. Je suis certain qu'avec l'aide de la communauté internationale, cela reste possible. Surtout que le peuple rwandais n'a pas de problème, ce sont toujours les dirigeants qui voudraient diviser pour régner.
Pensez-vous que l'ONU a retenu la leçon ? Ou encore aujourd'hui, par exemple au Darfour, ils ne sont pas toujours là pour agir sur place?
Je crois que l'Organisation des Nations Unies est une organisation qui devrait être réformée. Surtout au niveau des prises de décisions.(...) De plus, les missions qu'ils donnent à leurs forces d'intervention, ce ne sont pas vraiment des missions d'intervention. Ce sont plutôt des missions d'observateurs neutres. C'était le cas au Rwanda. On ne peut jamais envoyer un soldat, un militaire en uniforme et prétendre que l'uniforme défendra un civil. Un soldat qui n'a aucun droit, qui ne peut jamais tirer, qui ne peut jamais se défendre, qui ne peut jamais défendre la victime. Pourquoi est-il là ? C'est ça toute la question. Et c'est ça, les Nations Unies. Cela devrait changer. C'est ce que les anglophones appellent des "peace keepers", on n'a pas besoin de "peace keepers" mais plutôt de "peace makers" : des gens qui font la paix. Pas simplement pour "garder la paix", il faut "faire la paix" en cas de besoin, puisqu'il y a toujours les civils.
Ca a été le cas au Congo, 3,8 millions de gens sont massacrés. Au Darfour, on a déjà plus de 5 000 personnes qui ont été massacrées. On a 2 millions de gens qui sont déplacés à l'intérieur de leur propre pays. Leurs villages sont complètement rasés par l'armée gouvernementale. Et sur le terrain le gouvernement a une milice. Les membres de cette milice,sur leur chevaux, massacrent les fuyards. Ils vont même jusqu'à empoisonner les puits. Les gens font une marche à pieds de 15 jours pour arriver à la frontière prochaine, au Tchad. C'est déplorable (...). Plus de 250 000 réfugiés vivent au Tchad. Ils dorment sur le sable du désert, ils sont très malheureux. Ils n'ont pas de nourriture, pas d'eau, ils n'ont rien du tout. Leurs enfants ne vont pas à l'école. Ces enfants sont une génération perdue depuis 2003. Qui seront les dirigeants de cette nation ? Il n'y a personne.
Après des événements aussi traumatisants, on peut se demander comment vous avez fait pour continuer à vivre normalement : reprendre un travail, et même vous investir dans une association d'aide aux victimes du génocide ?
Tant que la vie continue, il faut faire avec. Et il faut en parler pour se dégager de ce fardeau. Avant que ne sorte ce film, j'étais beaucoup plus amer contre la communauté internationale, pour nous avoir tant ignorés. Maintenant que je fais le tour du monde, je parle à beaucoup de personnes et je sais que les masses populaires n'étaient pas au courant, seulement quelques journalistes. Aujourd'hui, tout le monde sait, même s'il y a encore beaucoup de choses à faire. En parler c'est comme une thérapie, je considère ce film comme une thérapie.
Propos recueillis par Florence Azario et Louisa Amara à Paris le 16 février 2005
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