Après le succès public de Mensonges et trahisons, et avant la sortie d'Akoibon, son second long-métrage en tant que réalisateur, Edouard Baer enfile le pardessus du docteur Pierre-Marie Archambault, médecin alcoolique et largué héros de A boire, le nouveau film de Marion Vernoux en salles ce 29 décembre. Rencontre avec le plus ébouriffé des acteurs français...
Allociné: Après "Mensonges et Trahisons", vous disiez ne plus vouloir interpréter un personnage auquel on pourrait vous identifier, un rôle qu'on aurait pu dire écrit pour vous. Avez-vous trouvé avec "A Boire" l'occasion de changer de registre ?
Edouard Baer: Ce n'était pas lié à ma seule carrière. Mensonges et trahisons était très réussi, mais il y a d'autres sujets à traiter, d'autres aventures humaines intéressantes. Il me semble que raconter les déboires, les émois d'un enfant-adulte de 40 ans urbain, c'est intéressant, Woody Allen a tiré de cette matière des personnages formidables. On trouve aujourd'hui beaucoup de scénarios qui exploitent ce thème-là, peut-être parce que les gens du milieu du cinéma, les scénaristes, les metteurs en scène se reconnaissent dans ce portrait d'un type un peu artiste, un peu adulte, un peu enfant. Je suis fier d'avoir fait le bon film sur le sujet, mais maintenant je veux raconter d'autres histoires. Un film sur l'alcool, les rapports à l'ivresse, la solitude, comme A boire, m'intéressait beaucoup. Je pouvais y jouer quelqu'un de plus introverti, plus timide, plus sombre, même si le film est aussi une comédie.
On vante souvent votre capacité d'improvisation, votre aisance oratoire. Même si au cinéma vous êtes généralement plus "cadré", dans quelle mesure ce talent vous a-t-il été utile pour "A Boire" ?
On croit souvent qu'improviser c'est partir en roue libre, se lancer dans des logorrhées, mais dans chaque film un acteur doit improviser des choses, des gestes, des regards. Jouer, c'est improviser, un metteur en scène ne vous dit pas "ton doigt doit être là, ta tête ici...". L'improvisation, ce n'est pas que du texte, c'est se laisser aller à ce qui vous semble juste. Quand on joue l'ivresse, comme pour le personnage de Pierre-Marie dans A boire, on improvise des semi-mots, des façons de bouger, mais cela reste cadré par le personnage et par le réalisateur. Pour moi c'était très important qu'il ait une cravate nouée le matin. Je voulais qu'on sente qu'il n'est pas du tout confortable physiquement, que sa peau le tiraille, qu'il a des rougeurs, mais qu'il met sa cravate. Il existe des gens comme ça, qui, même s'ils ne se lavent pas, mettent leur cravate, ont pour ultime fierté le fait d'appartenir à une forme de bourgeoisie, certes déchue, et que cette certitude rassure. Il y a un côté "mess des officiers" chez ce type qui se force à garder les apparences.
Comment définiriez-vous le personnage de Pierre-Marie ?
Il fait partie de ces types qui ont suivi leur parcours sans réfléchir, en suivant la voie où les menait leur naissance. Il a du être élevé dans un milieu très conservateur, assez catholique, assez rigide. Il a fait des études de médecine probablement parce que son père était médecin. Il est de ces gens qui commencent à mener une existence en apparence impeccable, études de médecine, mariage, etc... et qui, tout à coup, n'habitent plus leur propre vie, ne s'en rendent pas compte, n'ont plus très envie de rentrer chez eux le soir, s'attardent au bureau, au café... Ce sont des gens qui petit à petit sortent de la vie "normale" sans s'en apercevoir. Vu de l'extérieur, ils ont un métier, une famille, des enfants, mais à l'intérieur, il n'y a plus rien. Je crois que Pierre-Marie ne s'est pas aperçu qu'il a besoin d'un verre d'alcool pour la plupart des choses qu'il fait dans la vie. Vous savez, il y a l'alcoolisme mondain, ces gens qui vous disent "Moi, je ne peux pas sortir en boîte sans boire", puis ça commence à s'étendre, ça devient "Je ne peux pas aller au restaurant sans boire". Quand vous commencez à dire "Je ne peux pas aller au cinéma sans boire", ou "Je ne peux pas me lever le matin sans picoler", vous êtes passé de l'autre côté. Pierre-Marie, lui, est passé de l'autre côté.
Comment avez-vous préparé le rôle ?
J'avais en tête cinq ou six modèles de gens que j'ai connus. Avant de faire du théâtre, j'ai travaillé six mois comme stagiaire dans une banque, et j'ai vu ce qu'était ce genre d'alcoolisme qui se développe dans le cadre de la vie professionnelle. Il y avait des pots tous les soirs, des types qui rentraient très très rouges du déjeuner... Il y a des façons de marcher, de bouger, d'écouter, de parler. J'aime beaucoup les comptoirs, les cafés, les piliers de bistrot... Dans l'ensemble ce sont des souvenirs de choses vues plutôt que vécues.
Pierre-Marie n'est pas vraiment un séducteur-type, comment expliquez-vous que le personnage d'Irène, interprété par Emmanuelle Béart, s'attache à lui, et plus généralement, les rapports qui unissent les trois personnages principaux ?
Il y a un côté famille recomposée. Atmen Kélif, Emmanuelle Béart et moi, nous jouons trois personnages qui sont, pour une raison ou pour une autre, plongés dans une solitude telle que leur seule amie, c'est la bouteille. Géographiquement, ils sont au bout de la route, dans une station de sports d'hiver, un univers de gens en pleine santé. Et brusquement, ces trois-là vont se reconnaître et se tenir chaud. Au départ, il n'est pas évident que Pierre-Marie plaise à Irène, mais je crois que c'est une femme qui ne sait pas dire non aux hommes. Elle doit se dire que la seule chose intéressante chez elle, c'est qu'elle est sexy, bandante. Donc dès qu'un homme approche, elle lui dit "Si tu veux coucher avec moi c'est d'accord". C'est une forme d'honnêteté de sa part. Elle s'attache à Pierre-Marie parce qu'il doit être différent des hommes qu'elle rencontre, assez touchant, assez fragile. Il a un côté vieille France, naïf, sincère. Le fait qu'il ait besoin d'elle pour revivre la rassure. C'est une sorte de bimbo dix ans après, qui continue à faire des petits boulots intermittents. Pierre-Marie, quant à lui, ressemble un peu au personnage des Lumières de la ville de Charlie Chaplin, ce milliardaire qui, lorsqu'il est ivre mort, voit en Charlot son meilleur ami et qui, une fois le matin venu, dessaoûle et le fout à la porte parce qu'il ne le reconnaît pas. Tous les matins, Pierre-Marie n'en peut plus d'Irène et de Seb, mais le soir, d'instinct, il les cherche pour aller boire avec eux. Et les deux autres sont dans le même cas.
Vous partagez avec Atmen Kelif et Jackie Berroyer, qui jouent à vos côtés dans "A boire", la particularité d'avoir été révélé par vos prestations télévisées. Quel regard portez vous sur la tendance actuelle du cinéma à s'approprier les talents éclos sur le petit écran ?
Quand Jean-Pierre Mocky venait à Nulle part ailleurs, il y avait à la fois la rubrique de Jamel Debbouze, celle de Jackie Berroyer, les Deschiens, la mienne... Il disait que ça lui rappellait le cabaret des années 60, que c'était le vivier des années 80-90. La grande différence avec quelqu'un comme Michel Serrault, qui a du attendre quarante ans pour qu'on lui propose un rôle sombre, c'est qu'on nous a proposé tous les rôles, après nous avoir vu deux fois à la télé. C'est un autre danger. Avant il y avait le danger qu'on ne vous reconnaisse jamais, aujourd'hui il y a le risque qu'on vous consomme tout de suite et qu'on vous remplace l'année suivante par quelqu'un d'autre.
En avril sortira "Akoibon", votre seconde réalisation, nantie d'un casting prestigieux (Jean Rochefort, Jeanne Moreau, Chiara Mastroianni...). Comment avez-vous réussi à réunir ces acteurs ?
Depuis deux ou trois ans, les acteurs reçoivent beaucoup de scénarios qui se ressemblent. Il y a une certaine tendance au téléfilm dans le cinéma français. Mais beaucoup d'acteurs sont contents quand on leur propose des choses un peu différentes. Chiara Mastroianni rêvait de jouer dans une comédie, et on ne lui proposait que des rôles absolument lugubres. Jeanne Moreau m'avait dit que si un jour je faisais quelque chose, ça l'amuserait de faire une apparition dedans. Quant à Jean Rochefort, on s'était croisé, on avait beaucoup discuté. Je crois qu'il a vraiment aimé le scénario et le rôle. Au vu du nombre de talents qu'on peut trouver dans le cinéma français, je trouve incroyable qu'on ne fasse pas de films plus originaux, comme le cinéma indépendant américain. Quand des films comme Dans la peau de John Malkovich sont sortis, ça a été une grande paire de claques pour le cinéma français. Ce sont des films qu'on devrait faire ici, des films inventifs, très originaux, et pas très chers.
Justement, comment expliquez-vous cette anémie ?
Vous savez, il existe un système de production. Aujourd'hui le cinéma est financé par la télévision, et la télévision veut investir dans des films qui feront de l'audience. Or un film ne fait pas plus d'audience qu'un téléfilm, lorsqu'il est diffusé sur le petit écran. Alors la télévision demande au cinéma de se servir des règles en usage pour les téléfilms, concernant la clarté de l'intrigue, le type de personnages, l'esthétique, le genre d'humour... Il faut que ce soit clair pour le plus grand nombre. L'argent est donc investi dans des projets qui ne sont ni les plus créatifs ni les plus imaginatifs.
En juin dernier vous étiez à l'affiche de "Double Zéro", aux côtés d'Eric et Ramzy. Ces derniers ont, depuis, plus ou moins renié le film...
Oui, mais Eric et Ramzy ont leurs enfantillages. Leur charme, c'est aussi d'être deux enfants. Je pense qu'ils ont été vexés par certaines coupes au montage. Beaucoup de leurs inventions ont été laissées de côté. Je crois qu'il y a eu un malentendu. D'un côté, il y avait la volonté de faire un film d'aventures, et de l'autre celle de faire un film avec un duo comique qui fonctionne en grande partie sur l'improvisation. Ce n'est pas un film dont je suis spectateur, mais ce n'est pas un film honteux. C'est une comédie ado honnête. Des films comme Taxi me gênent plus, en ce qui concerne le propos lui-même, parce que même un film de distraction en a un. Là, peut-être que c'est un peu raté, dans la partie comédie, mais ça ne l'est pas pour ce qui est de l'action. Gérard Pirès, le réalisateur, n'était peut-être pas assez fan d'Eric et Ramzy pour qu'ils donnent le meilleur de leur humour. Maintenant, renier un film... Ce n'est pas très grave, c'est un enfantillage. Seulement après c'est difficile pour le public de croire les gens qui vous affirment "C'est bien, non, attends, j'ai menti l'autre jour, c'est pas bien, c'est celui-là qui est bien..." Mais on n'accorde pas énormément de foi à ce que nous, acteurs, nous disons de nos films. Et on a raison, je crois.
Propos recueillis par Alexis Geng - Montage : Yoann Kornetzky