AlloCiné : "Dogora ouvrons les yeux" vous tient particulièrement à coeur. Avez vous l'impression, avec ce film, d'avoir réalisé l'un de vos chefs d'oeuvres ?
Patrice Leconte : Quand on termine un film, on espère une seule chose : qu'il soit conforme à l'idée que l'on s'en faisait. Là, je savais ce que je voulais faire sans trop savoir si j'en serais capable. Je ne peux dire qu'une chose : c'est une oeuvre dont je suis extrèmement fier. Non pas parce que c'est un "beau" film, mais parce que je suis fier de l'avoir fait avec la certitude d'avoir été sincère comme jamais. Je me souviens d'une conversation téléphonique que j'avais eu avec les producteurs du film alors que j'étais plongé dans le montage jusqu'au cou. Je leur disais : "Jusqu'à mon dernier souffle, ce Dogora ouvrons les yeux sera le film dont je serais le plus fier. Toujours." Aujourd'hui, avec le recul, je me rends compte que l'on ne peut pas dire ça d'un film, quel qu'il soit. En plus ça ne laisserait pas beaucoup de chance à ceux que je vais faire après... (rires)
Vous dites souvent que l'idée de faire un film musical sur le Cambodge vous est venu dans le pays, au coin d'une rue. Pourtant lorsqu'on écoute la musique aux accents slaves d'Etienne Perruchon, l'Asie est le dernier pays à venir à l'esprit. Comment, êtes-vous parvenu à réunir ces deux éléments ?
Au début, il y a eu la musique. J'écoute Dogora, le morceau d'Etienne Perruchon, et j'en tombe amoureux au point de la passer trente fois de suite, chaque fois avec la chair de poule. Cette musique m'a embarqué : elle a quelque chose de premier degré, d'immédiat, d'enfantin. Plus tard, quand j'ai fait ce premier voyage au Cambodge, j'ai vu le spectacle de la rue, ce fantastique enchevêtrement de deux roues à moteur, cette vie folle qui circule. Et la musique est remontée à la surface. Tout s'est alors organisé très vite dans mon esprit. En fait, le film se présentait comme une espèce d'évidence. Quelque part, ce genre de cinéma dormait en moi sans que je le sache. La musique et le pays ont réveillé tout ça. Je crois que les choses fonctionnent souvent par coup de coeur : d'un seul coup, tout se complète, et vous foncez !
Honnêtement, il était difficile d'imaginer que vous aviez un tel film en vous. Un film musical, sans acteur ni dialogue, c'est quand même une prise de risque incroyable ! Lorsque vous avez commencé "Dogora", étiez vous sûr de le mener au bout ?
Ah non ! Pas du tout ! Je ne me suis pas lancé à l'aveuglette, mais pas loin... Tous les films sont des prises de risque ahurissantes dès lors que l'on fait son travail avec passion. Mais quand vous tournez un film avec un scénario en béton et des acteurs talentueux, vous avez toujours quelque chose à quoi vous raccrocher. Sur Dogora ouvrons les yeux, je ne pouvais m'agripper à rien de traditionnel, sinon à ma volonté de faire un film subjectif, émotionnel. Je ne savais pas si tout ça donnerait une oeuvre aboutie. Du moins, pas avant qu'elle ne soit terminée.
Et malgré tout, les producteurs vous ont suivi ?
J'avais déjà travaillé avec Frédéric Brillion et Gilles Legrand (de Epithète) sur Ridicule et La Veuve de Saint-Pierre. Ils me font donc confiance. Coup de chance, en plus ils connaissaient le Cambodge et étaient impliqués dans des associations humanitaires. Ils ont écouté la musique et en 4 minutes 30 ils m'ont dit OK. Inouï !
Avec "Dogora", vous revenez à l'essence du cinéma : la mise en scène et le montage...
Rien ne peut me toucher d'avantage que cette remarque... Avec ce film, je voulais ouvrir les yeux non plus sur la fiction, mais sur la réalité, sur la vraie vie. Et j'ai décidé alors qu'il n'y aurait pas un mot de prononcé, pas un commentaire, pas un dialogue. Je voulais créer enfin un film français non bavard ! (rires) Et surtout revenir à un cinéma qui fait confiance à l'image et aux sons pour transmettre l'émotion. C'est l'expression la plus simple du 7ème Art. Au risque de paraître prétentieux, j'avais la sensation d'être un romancier qui, d'un seul coup, décide d'écrire de la poésie.
Effectivement, "Dogora" est plein d'instants très purs. Notamment ce magnifique travelling qui suit une petite fille le long de la rivière. On imagine mal comment vous êtes parvenu à saisir de telles images. A quoi ressemblait une journée de tournage sur le film ?
C'était très simple, très intense. Très enthousiasmant ou très décevant. Chaque jour on était à la merci des événements. En plus, j'avais décidé de ne rien filmer en caméra cachée. Et même de ne rien mettre en scène. Par principe. Heureusement j'avais une toute petite équipe (quatre personnes seulement), très mobile. Du coup, nous étions tous réduits à ouvrir les yeux, à regarder, à attendre, à nous déplacer. Pour le plan dont vous parlez, j'avais prévu un dispositif le long de la rive et dans un bateau : toute la journée, toujours sur le même rythme, on faisait l'aller, puis le retour, puis l'aller, et ainsi de suite, l'oeil rivé sur l'objectif. C'est alors qu'une petite fille apparaît, disparaît derrière une maison, réapparaît, poursuit son chemin le long de la rivière encore, encore et encore... Incroyable. A la fin de la séquence, j'ai coupé la caméra et j'ai regardé le reste de l'équipe : nous avions tous les larmes aux yeux. C'était le hasard magique de la vraie vie lorsqu'elle se déroule sous vos yeux. Sur Dogora ouvrons les yeux, je me suis régulièrement retrouvé au bord des larmes et même au-delà : ce n'était pas un acteur qui m'offrait quelque chose, mais la vie, dans tout ce qu'elle a de plus lumineux ou de pathétique, dans toutes les couleurs. J'espère que le film rend compte de ça.
Une autre image reste longtemps en mémoire, c'est le regard pénétrant d'une petite fille. Beaucoup de choses passent dans ces yeux qui donnent une dimension universelle, quasi revendicative au film. Y-a-t-il une quelconque démarche de ce type de votre part ?
Je n'ai surtout pas voulu réaliser ce film pour faire la morale. Ni pour culpabiliser, donner mauvaise conscience ou quoi que ce soit. Ma démarche était très simple : j'ai vécu dans ce pays-là des émotions si fortes que je voulais les faire partager. Mais, évidemment, c'est un regard de cinéaste, un regard humaniste que j'ai toujours posé sur le monde qui m'entoure et même sur mes films de fiction. Cette fois, je voulais faire un film universel qui inviterait chacun à ouvrir les yeux à une époque où nous les fermons trop. C'est d'ailleurs pour celà que j'ai dédié ce film à Lucie ma petite-fille de 9 mois. J'aimerais bien, quand elle sera plus grande, qu'elle voit Dogora ouvrons les yeux et qu'elle se rende compte que d'autres enfants vivent sur la même planète et qu'ils n'ont pas sa chance. En occident, on est très privilégié, mais on ne s'en rend plus compte.
On pouvait penser qu'un tel film marquerait un tournant dans votre carrière. Et puis, on apprend que vous allez donner une suite aux "Bronzés". Avouez que cela peut surprendre...
C'est vrai que ça peut sembler bizarre, après Dogora ouvrons les yeux, d'enchaîner sur Les Bronzés 3 . Mais ce n'est pas plus bizarre de faire Une chance sur deux après Ridicule, ou Tandem dans la foulée des Spécialistes. Je me suis toujours amuser à aller là où je n'imaginais pas aller. Avec Dogora ouvrons les yeux, je me suis complété comme on complète un club-sandwich ! (rires) Je ne pense pas être fait d'une seule pièce. Dogora est une couche de moi-même. La série des Bronzés en est une autre. Ce n'est pas parce que j'ai fait Dogora, que je ne vais plus faire que des Dogora. Au contraire, c'est là où je tuerais l'émotion...
Propos recueillis par Julien Abadie - Montage : Michel Weinstein
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