Le docteur Germain, qui travaille dans une petite ville de province, se met à reçevoir des lettres anonymes signées Le Corbeau, l'accusant de plusieurs méfaits. Cependant, il n'est pas le seul à en recevoir. Toute la ville est bientôt menacée, et le fragile équilibre se défait. Entre haine et rancoeurs, le poison de la suspicion s'installe. Tout le monde, ou presque, devient suspect. Le docteur Germain décide alors de mener une enquête...
"Le Corbeau est un film extraordinaire. C'est irréfutable. Il faudrait être aveugle ou sourd pour lui dénier ce fait. Néanmoins, il a été réalisé sous l'égide de la Continental, durant la guerre, et durant l'occupation allemande.
Cela signifie ceci : que monsieur Clouzot a été payé par les allemands, à la même époque où ces mêmes allemands massacraient à Oradour, remplissaient leurs chambres à gaz de centaines de corps de français, exécutaient les otages français [...] Grâce à l'argent allemand, Mr Clouzot a mené une vie plaisante pendant que les actes des allemands ont apporté la misère, la honte et la terreur en France".
Ce sont les mots écrits par Joseph Kessel dans le fameux magazine L'Intransigeant, en 1947. Kessel, l'immense romancier, grand résistant et aviateur de la France Libre; auteur, entre autre, de L'armée des ombres, qui sera porté à l'écran par Jean-Pierre Melville.
La formule ravageuse de Kessel à l'égard du second film de Clouzot résume à elle seule toute l'ambigüité tournant autour de ce fabuleux film, produit par la Continental, firme allemande (contrôlée par un homme du nom d'Alfred Greven), qui sera même interdit par la Gestapo en Allemagne, au regard de son sujet sulfureux.
Film maudit, il sera accusé de servir -involontairement ou non- la propagande national-socialiste. On prétendra que les Allemands ont exploité Le Corbeau dans les pays neutres ou occupés en le présentant comme un "témoignage" du degré de dégénérescence morale et de corruption atteint par le régime démocratique et parlementaire français, qui engendraient de telles ignominies décrites dans le film.
Accusé de ternir l'image des Français, Clouzot fut condamné à une suspension d'exercer son métier par les instances d'épuration du cinéma. L'interdiction du film à la Libération achèvera d'attiser les tensions entre détracteurs et défenseurs du cinéaste. Même s'il sera réhabilité, et le cinéaste avec, en 1947.
Une affaire qui a défrayé la chronique
Louis Chavance, le scénariste du Corbeau, écrivit le premier jet de son script entre 1935 et 1937, directement inspiré par ce que l'on a appelé l'affaire de Tulle, qui défraya la chronique judiciaire, entre 1917 et 1922.
Celle-ci débute en décembre 1917 par des lettres anonymes à des habitants de Tulle, plus spécifiquement à des fonctionnaires appartenant notamment à la préfecture. Ces lettres, signées "L'Œil de Tigre", évoquent d'anciennes tares familiales, trafics illicites, dévoilent infidélités conjugales, le tout dans un mélange de calomnies et révélations.
Cette campagne de médisance et de diffamation engendre un lourd climat empoisonné de suspicion, et fini même par tourner au drame, lorsqu'un greffier, informé que sa femme serait "l'Œil de Tigre", devient fou et meurt à l'asile. Une instruction est alors ouverte.
En 1922, elle aboutit à la condamnation d'une ancienne employée de la préfecture, Angèle Laval, qui en quatre ans, avec la complicité de sa mère, et de sa tante, avait écrit et diffusé plus de 1000 lettres.
Sa culpabilité sera prouvée à l'issue d'une interminable dictée collective, au cours de laquelle toutes ses défenses craqueront. Cette épreuve est organisée par un expert graphologue, Edmond Locard, médecin et juriste, directeur du laboratoire de police technique de Lyon, qui fera sur cette affaire des études publiées par la presse médicale.
81 ans après sa sortie, Le Corbeau frappe toujours autant par son atmosphère oppressante et par son étude de moeurs absolument impitoyable. Il est d'ailleurs tout à fait significatif que le nom même du film de Clouzot est passé à la postérité, devenant une expression commune pour désigner un(e) auteur(e) de lettre(s) de dénonciation anonyme.
Si vous n'avez jamais vu cette merveille, le film est à voir (ou revoir ! ) ce soir sur Arte.